Les périphériques vous parlent N° 12
été 1999
p. 58-62

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expression des différences 

« Splendeurs et misères du football »*
*titre d'un livre d'Eduardo Galeano

Entretiens avec Lilian Thuram (1ère partie)

Les périphériques vous parlent : Après la victoire de la France en Coupe du Monde de Football, les médias ont largement propagé l'idée que cette victoire était aussi celle de « l'intégration ». À cette époque vous nuanciez cependant cette interprétation en déclarant notamment dans un quotidien sportif que le mot intégration vous posait un problème. Pouvez-nous nous en dire plus à ce sujet ?

Lilian Thuram : Je pense que la plupart des gens ne font pas attention à l'utilisation du mot. Pour eux, intégrer représente quelque chose de positif alors que, pour moi, c'est tout le contraire. Cela veut dire quoi intégrer quand, justement, ceux à qui l'on demande de s'intégrer sont français ? Demander à des gens de s'intégrer revient à leur demander d'assimiler la culture française en oubliant leur propre culture : c'est alors l'assimilation qui, à mes yeux, n'est une richesse pour personne parce que c'est la diversité qui est la vraie richesse.

Mais il y a un double problème. Les jeunes qui sont français d'origine maghrébine ou africaine ont du mal à se considérer comme français. S'ils ont du mal, n'est-ce pas parce qu'on leur demande de s'intégrer ? Souvent le discours des politiques est le suivant : « Essayez de vous intégrer ! ». Mais, eux, ne sont-ils pas français ? Ils vont alors se dire : « si on me demande de m'intégrer, cela signifie que l'on ne me considère pas comme un français. » Il se produit donc un décalage dans les discours. Par ailleurs, on s'enthousiasme : « regardez, nous étions tous ensemble à défiler sur les Champs-Élysées ! ». Cela fait plaisir à tout le monde parce qu'au fond, tout le monde veut se voiler la face. En parlant d'intégration on donne une orientation dont il est ensuite très difficile de prendre le contre-courant. Il est aisé d'affirmer que l'Équipe de France a gagné parce qu'elle est composée de joueurs de différentes origines. Mais il est malheureux d'avoir besoin d'une coupe du monde pour se dire que l'on pouvait faire quelque chose ensemble. Pour moi la chose la plus importante est le respect de chacun, or je ne pense pas que dans le mot intégration il y ait une place pour ce respect.

P.V.P. : On peut établir une correspondance entre « intégrer » dans la société française et « insérer » dans le monde professionnel, ces deux mots étant souvent scandés par les discours politiques comme des mots d'ordre pour prétendument remédier à la « fracture sociale ». Or, posons cette question : s'insérer, certes, mais dans quelle société, dans une société qui exclut ? Ces discours qui veulent susciter l'adhésion masquent en fait de terribles contradictions. Qu'en pensez-vous ?

L.T. : Pour moi la politique doit avoir cette fonction : être au service des citoyens, essayer le plus possible de répondre aux besoins des citoyens. Le mot « insertion » ne devrait donc pas exister si l'on pense que le rôle de la politique est, en premier lieu, d'insérer tout le monde dans un ensemble où chacun a sa place. Mais on constate aujourd'hui que ce sont des gens comme vous qui essaient de faire avancer les choses par rapport à l'exclusion. Plus largement, ce sont les associations et il est malheureux que ce soit à elles seules qu'il revienne de se battre pour « insérer » ou aider des gens que l'on a mis sur la touche. Certains diront : « le monde va comme il va, on ne peut pas s'occuper de tout le monde ». C'est faux : il s'agit bien d'un choix. On peut s'occuper de tout le monde pourvu que cela devienne une priorité politique. Pendant ce temps, des associations remédient aux carences des pouvoirs politiques ; c'est cela qui n'est pas normal. L'État voit par ailleurs en ces associations qui se mobilisent des forces qui leur facilitent la tâche. Après ils iront faire croire aux gens que c'est de leur faute s'ils ne sont pas insérés ! « Soyez utiles à la société, insérez-vous ! » Mais qui donc, justement, ne voudrait pas être bien et « inséré » comme on dit ?

P.V.P. : Justement, de nombreux groupes de citoyens, d'associations, dans les villes, les quartiers, les campagnes, se réapproprient actuellement le terrain du politique. Par une ironie du sort, ils aident l'État à s'aider lui-même puisque ces groupes redonnent tout son sens à la citoyenneté. Les institutions devraient reconnaître cette force associative qui se bat sur le terrain et qui invente de nouvelles pratiques, ce qui très souvent n'est guère le cas. Il domine plutôt un consensus mou autour d'un traitement humanitaire de la misère pour faire face aux dysfonctionnements de l'économie de marché. D'autre part, il est demandé à l'État de « trouver des solutions » alors que les solutions s'inventent ailleurs, pour et par les citoyens. La compétitivité avec sa religion du chiffre nourrit pendant ce temps l'élimination de l'autre. Comment situez-vous le modèle sportif dominant dans ce contexte ?

La liberté que l'on conquiert par le savoir est la mort. C'est ainsi qu'on devient vivant. Mourrez intérieurement au “pour” et au “contre”. Avoir raison, avoir tort, il n'existe rien de tel dans le monde de la liberté.
(Bruce Lee, Tao du Jeet Kune Do)

L.T. : De toute façon cette notion de la compétition qui est très négative touche très tôt les jeunes. Déjà à l'école, on vous fait comprendre qu'il a un rythme à suivre. Or les êtres n'évoluent pas au même rythme. La mise à l'écart va se produire avec le redoublement, l'orientation.. Très tôt c'est la compétition. Ne soyons donc pas surpris si cela prend ensuite des proportions plus graves dans la vie professionnelle. Pour être plus compétitif il faut que je licencie vingt personnes, parce qu'il faut que je gagne des parts de marché. Cette notion-là de la compétition ne va rien arranger pour l'avenir, d'autant qu'il manque aujourd'hui une bonne réflexion sur la vie en société. Entre les pays, les différences sont encore plus dramatiques. Plus cela ira, et plus il y aura un noyau de pays développés, qui écouleront leurs produits vers les pays plus pauvres.

Dans mon milieu, on te fait bien comprendre que tout le monde ne peut pas réussir et que tu dois être toujours attentif, tous crocs dehors. Il est sûr que, dans la vie, il existe des différences de niveau entre les individus, qu'on le veuille ou non. Mais le problème réside dans la manière d'interpréter ces différences. Il existe, par exemple, des centres de formation qui forment des joueurs de première division. Qu'ils prennent les joueurs les plus doués pour la première division, soit. Mais il faut aussi gérer les joueurs qui ne réussissent pas, ne pas les laisser dans la nature, comme c'est souvent le cas.

Maintenant, je suis dans le milieu du foot. Quand j'étais plus jeune, je me souviens que j'avais l'impression qu'il y avait trop d'argent dans le foot, que les joueurs étaient trop payés. Les gens disaient alors : « ce n'est pas possible, tout cela s'arrêtera bien un jour ». Le football n'est qu'un aspect d'un problème plus général qui concerne l'évolution de la société où l'argent prend de plus en plus d'importance. Toutefois, je nuancerai en disant qu'il n'est pas normal que des joueurs soient payés avec de l'argent qui provient de subventions publiques. Par contre, s'il s'agit d'argent privé, c'est différent. Avant la Coupe du Monde, quelqu'un me disait : « Si on ne construisait pas le grand stade pour redistribuer l'argent aux plus démunis ? ». Eh bien j'ai répondu : tout de suite ! En effet, qu'est-ce que jouer un mondial à côté de cette misère ? Tout cet argent l'on a pu débloquer pour le mondial, beaucoup seraient bien évidemment d'accord pour qu'il serve à autre chose.

P.V.P. : S'agit-il en redistribuant plus équitablement la richesse, de faire reculer l'échéance de la déchéance pour des millions de gens ou, au contraire de reconnaître la richesse humaine comme une priorité, et que le système de compétition basé sur l'argent subordonne à ses seuls intérêts ?

L.T. : Le malheur veut que les autres continents pensent que la voie occidentale est la voie à suivre. Il faut cesser d'essayer de tirer ces pays vers cette lumière. Beaucoup de besoins sont crées et quand on prend l'habitude de ces besoins, on devient malheureux dès que quelque chose manque. C'est petit à petit que l'on rentre dans ce cycle, que l'on adopte une certaine façon de vivre sans s'en rendre compte et que l'on est bientôt étouffé par tout cela : « Ah !, je n'ai pas de téléphone portable alors que tout le monde en a un ». Les gens ne devraient pas être poussées vers cette lumière comme cela se produit systématiquement. L'histoire est souvent narrée d'un point de vue occidental. Il y a une direction donnée pour interpréter l'histoire. On vous dira qu'il faut agir de telle manière avec certains individus et certains peuples parce qu'ils sont « faibles », moins « développés ». Cela arrange l'élite de raisonner ainsi. Quand parfois on discute avec certaines personnes, on est surpris de certains préjugés. Ils te disent : « Certes, en Afrique, les pays riches exploitent les matières premières, mais de toute façon, qu'est-ce que ces pays en auraient fait ? On est bien obligé de leur prendre puisque, de toute façon, ils n'en font rien ». À travers ces préjugés parle toute une politique qui veut montrer que certains pays sont touchés par un malheur sans que ce soit pourtant la faute à personne. L'humanitaire est peut-être une bonne chose, mais il faudrait plutôt aider les pays à se développer afin qu'ils subviennent à leurs propres besoins. La vision occidentale est bizarre dès qu'elle entend montrer que tout ce qui est bien est occidental. Nous détiendrions des vérités et les autres non. C'est impossible ! Aussi on ne comprend pas assez combien le sort des peuples est lié. Il faut absolument changer la façon de voir le monde, afin que soit possible une redistribution des richesses plus intelligente. Qu'il y ait de plus en plus d'inégalités aboutit aussi au fait qu'il y a heureusement de plus de gens pour changer cette situation. Hélas !, ceux qui sont aujourd'hui dans le bonheur total ne réfléchissent pas à cela.

On dit : “que le meilleur gagne !” mais c'est oublier combien de fois il arrive que le meilleur perde. Que faut-il préférer : une défaite glorieuse ou une triste victoire ? Qui veut perdre, alors qu'il n'y a que les vainqueurs à qui finalement décerner les louanges ? Mais encore, pourquoi avoir mis le gain du côté de l'efficacité alors que c'est le beau qui est toujours efficace ? Associer perte, beauté et efficacité, voilà ce qu'il faudrait faire. C'est là rêver, puisque le score est la mesure de toute chose. Le sportif se dépense sans compter pour gagner, mais sa dépense aura-t-elle été pour autant vaine s'il perd ? Pourquoi ne pas accorder alors la même importance à la perte qu'au gain ? La pure perte n'est-elle pas un sommet dans l'art du jeu ?

P.V.P. : Avec certains sports de glisse apparus ces dernières années, la notion d'art prévaut sur celle de compétition. Certains comme les Yamakasi (voir article dans ce même numéro) considèrent le sport comme une véritable activité artistique. La qualité du geste, du saut, l'état d'esprit importent plus que les critères liés à la victoire, au score. Il faut produire un acte qui n'est pas contaminé par le regard de l'autre ou l'appât du gain, alors le risque n'est pas pris de la même manière, et le plaisir de jouer qui domine amène alors à considérer l'autre davantage comme un partenaire que comme un adversaire. Cette conception du sport a-t-elle sa place dans un système aussi compétitif que le football de haut niveau ?

L.T. : Je suis assez d'accord avec cette conception. Tu fais avant tout du sport pour être bien, pour toi, pour ton corps. Le sport en lui-même n'est pas responsable de la situation sociale. Je joue au foot parce que j'aime cela. Parfois, des gens me posent cette question étonnante : « Éprouves-tu encore du plaisir quand tu joues au football ? ». Bien sûr que oui ! Si je n'avais plus de plaisir, j'arrêterai tout de suite. Pour moi, le foot reste un jeu. C'est la presse, la télévision qui te font croire ensuite qu'il n'est plus question de plaisir et de jeu mais d'argent. Souvent on me fait remarquer que je ne commets pas beaucoup de fautes. Pourquoi ? Parce que le joueur qui est en face de moi peut être demain un coéquipier. Alors je ne veux blesser personne et préfère prendre le ballon sans faire de fautes. Autant dire que c'est le « Contour médiatique » autour du football qui fait oublier le football.

P.V.P. : Le football a évolué en terme de jeu mais la vision des gens qui le regardent, n'a-t-elle pas regressé ?

“Federica avec Lilian ThuramFederica BertelliLilian Thuram

L.T. : C'est étonnant, mais, en Italie, les gens viennent rarement voir un beau match de foot. Ils viennent voir leur équipe gagner. Parfois tu gagnes 1-0 avec un match catastrophique et on te désigne comme un héros, comme le meilleur. Une autre fois tu fais un beau match, mais tu perds 2-1, les gens te disent ensuite : « vous êtes des zéros ». Mais ce qui m'importe, moi, c'est le jeu, la beauté du geste. Certes, après, les enjeux extra-sportifs s'en mêlent. J'admets mal que le spectateur réagisse comme cela à une défaite. À l'inverse, que les sponsors et le club perdent et qu'ils réagissent ainsi, cela est justifié puisqu'ils ont misé de l'argent, mais le spectateur, lui, doit venir pour le plaisir. Récemment, on a joué, avec Parme, un match contre l'Inter de Milan. Lorsque Ronaldo - le meilleur joueur du monde - est rentré sur le terrain, les gens l'ont sifflé. Vous vous rendez compte ! Tout le stade aurait du normalement l'applaudir puisque le fait que Ronaldo joue garantit le spectacle. Or, les supporters l'ont sifflé parce qu'il jouait contre nous. De toute façon, il y a un vainqueur et un perdant au bout du compte. Mais si la majorité des spectateurs avait une autre mentalité, il est certain que cela se ressentirait ailleurs dans la manière de vivre ou de côtoyer les gens. Or, si on en est arrivé à ce point, c'est que la seule chose qui compte est devenue : gagner.

P.V.P. : De la sorte on est tous perdant un jour ou l'autre ?

L.T. : On est tous perdant un jour ou l'autre. L'important est de penser au départ que tu vas gagner. Moi, j'ai horreur de perdre et si j'ai du mal à accepter la défaite, je sais cependant que c'est inévitable, un jour ou l'autre. Mais il y a une différence entre ne pas accepter perdre et vouloir gagner par tous les moyens. Ce qui brouille la perception d'un match ce n'est pas le regard du spectateur. Le supporter normal - à moins d'être un fanatique - vient là pour voir un beau match mais, vu la culture et l'éducation que l'on a, seule, au bout du compte ne va plus importer que la victoire.

P.V.P.. : Y a-t-il de la part des joueurs des comportements belliqueux sous le coup de la pression ?

L.T. : Il y en a mais c'est rare, très rare. Il y a pression seulement si tu te laisses envahir par un contexte qui devient pesant : les médias, un stade de 80 000 personnes, la crainte de la défaite. Si, au contraire, tu rentres sur le terrain en te disant : « je vais donner le maximum pour l'équipe », alors la pression n'existe plus. Tu vas jouer parce que tu sais qu'il s'agit là d'un jeu.

P.V.P.. : Existe-t-il des défaites glorieuses en Italie ?

L.T. : Non. En France, oui, ce qui prouve la différence de mentalités ... (à suivre)


propos recueillis par
Yovan Gilles

Cet entretien a été réalisé à Clairefontaine en mars dernier. Y participaient pour l'équipe des Périphériques vous parlent Federica Bertelli, Sébastien Bondieu, Yovan Gilles, Christopher Yggdre. La seconde partie de cet entretien sera publiée dans le prochain numéro.


photo : Tessa Polak

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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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