Les périphériques vous parlent N° 7
NOVEMBRE 1996
p. 28-34

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Théâtralité/Politique 2 :
Danse, Philosophie Debout

Sortir du spectacle de l'art, c'est concevoir un art sans œuvre : un art qui atteste de la possibilité qu'une œuvre autorise une connaissance par le sensible.

Nous n'avions pas manqué de nous étendre largement dans les n°s 5 et 6 des Périphériques vous parlent sur le rôle que nous voulions donner à « l'artistique », « au spectacle » dans le cadre de la manifestation « Cum petere », chercher ensemble pour des États du Devenir. Disons, succinctement, que nous refusons le rôle dévolu au spectacle quand il est confiné au seul divertissement, quand il devient vecteur de diversion. L'idée que cette manifestation aurait vu se superposer, d'une part, « une instance du discours » accueillant des discussions politiques prétendant au monopole du réel et, d'autre part, un espace de l'artistique - sorte de moment évasif, du genre abandon à la belle apparence qui, en soirée, vient sauver « les congressistes » des pesanteurs du sérieux -, eh bien cette option ne nous convenait pas du tout pour ne pas dire qu'elle nous répugnait tout à fait.

Si nous laissons l'imaginaire aux seuls artistes, alors nous risquons fort de passer, non seulement à côté de l'artistique, mais davantage encore à côté du politique et de la philosophie. Pour nous, en l'occurrence, il s'est agi de sortir du spectacle par le spectacle. Aussi nous sommes-nous posés cette question : que pouvait-il en être de ce « chercher ensemble » au plan de l'expression artistique, « chercher ensemble » que nous avions présenté tout au long des débats comme l'inconnu d'un renouveau passionnant des pratiques sociales et politiques ? C'est ce dessein qui devait donner sens au spectacle dans le cadre d'une rencontre dédiée au devenir citoyen : faire du spectacle un moment privilégié renouant avec son sens étymologique qui est donner à voir (voir à ce propos l'article de Marc'O, Considérations sur le paradoxe du spectacle dans le n° 5).

Chaque soir, à la suite des interventions de Génération Chaos et des groupes de rap de Villeurbanne et de Lyon FMR et HM69, les musiciens de Génération Chaos ont invité le public dont une grande partie avait participé dans la journée aux débats - à venir participer à une activité scénique intitulée Musique/Danse Overflow.


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Musique/Danse Overflow
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Musique/Danse Overflow

“Une fois lancé dans sa fureur, il faut infiniment plus de vertu à l'acteur pour s'empêcher de commettre un crime qu'il ne faut de courage à l'assassin pour parvenir à exécuter le sien, et c'est ici que, dans sa gratuité, l'action d'un sentiment au théâtre, apparaît comme quelque chose d'infiniment plus valable que celle d'un sentiment réalisé.

En face de la fureur de l'assassin qui s'épuise, celle de l'acteur tragique demeure dans un cercle pur et fermé. La fureur de l'assassin a accompli un acte, elle se décharge et perd le contact d'avec la force qui l'inspire, mais ne l'alimentera plus désormais. Elle a pris une forme, celle de l'acteur, qui se nie à mesure qu'elle se dégage, se fond dans l'universalité”. (Antonin Artaud, Le Théâtre et son Double, Folio Essais)

Les musiciens proposent au public de venir sur la scène pour « interagir » avec eux : à partir d'un motif musical, le public qui le désire investit la scène, d'abord un par un, ensuite en duo, en trio et parfois davantage; chacun intervient selon sa manière propre de se mouvoir et accède sur la scène au statut d'être singulier.

L'astuce est la suivante : il s'agit moins, pour le danseur, de venir danser sur la musique en se calant sur un rythme que d'essayer de modifier la musique, de rompre la cadence. Les musiciens, à leur tour, essaient de « lire » les mouvements proposés par chaque danseur comme une partition dans l'espace, de donner un sens musical à leur gestuelle faite de bifurcations, de torsions, d'accélérations. De même les mouvements des danseurs tentent-ils tantôt d'épouser la musique, tantôt de répondre à ses métamorphoses.

Musique/Danse Overflow astreint les divers protagonistes : public qui se hasarde à une prise de scène et musiciens - plus expérimentés -, à engager une relation entre eux, laquelle, par son efficience, produit bien souvent une cohérence expressive qui n'était pas préméditée au départ par les protagonistes.

Toutefois, quand je parle d'interaction, je me garderai de faire référence à cette idée un peu lâche, voire marketing qui veut affubler les relations humaines d'un supplément d'âme et exprime trop souvent les velléités de l'époque à changer (Je pense aux médias prétendus interactifs ou encore au vocabulaire du marketing managerial). Birdwhistell précise la manière dont une situation d'interaction doit être à la fois comprise et décrite : « Il est très difficile de former les sujets en vue d'enregistrer des images de comportement plutôt que des images d'idées. Par exemple, quand j'apprends à mes étudiants comment il faut observer un match de basket, ils n'ont pas le droit de regarder où se trouve le ballon. S'ils ne savent pas où est le ballon sans le regarder, ils ne sont pas à l'intérieur du système. S'ils suivent le ballon, ils suivront des joueurs individuels, en tâchant même de deviner leurs intentions et leurs buts. Ils verront le ballon mais non la trajectoire. Ils oublieront que la description d'un événement doit se faire selon les termes de la texture dans laquelle il a été tissé. L'acte intentionnel n'est donc qu'une partie du comportement, la portion témoin qui fait partie de l'événement mais qui n'en est pas la cause. » (in La Nouvelle Communication, éd. Points Seuil)

Lors de Musique/Danse Overflow, chacun se rend capable d'un acte artistique, lequel néanmoins n'est appréciable qu'à la mesure de la trajectoire qui l'a rendu possible, c'est-à-dire n'a de sens justement que d'après « les termes de la texture dans laquelle il a été tissé ». À considérer des individus isolés les uns des autres qui joueraient chacun leurs parties, nous nous couperions d'un processus artistique qui met en scène la complexité inhérente aux situations d'interaction. Complexité vient du latin complexus qui signifie tissu, tramage. L'expression de tissu expressif me paraît appropriée pour désigner ce moment où les danseurs essaient de se frayer chemin à travers une complexité dont ils contribuent à enchevêtrer les fils. Pour le spectateur, cela implique en contrepartie de cultiver une certaine mobilité du regard, de manière à capter ces trajectoires qui invitent le regard lui-même à « lâcher la proie pour l'ombre » comme le formule André Breton.

Selon Birdwhistell encore, « l'acte intentionnel » ne vaut pas, dès lors, comme l'explication qui permettrait de comprendre pourquoi un collectif « joue ensemble », encore moins, comment il se constitue par le jeu. Il met en garde ses étudiants contre la tentation de « psychologiser » le jeu, c'est-à-dire de substituer à l'écriture collective d'un mouvement les intentions présumées des joueurs. Le jeu, qu'il concerne l'acte sportif collectif ou l'acte artistique dans le cadre du vivant, nous oblige à nous tenir à bonne distance des mots qui en réfèrent à l'impressionnisme quand celui-ci nous sert à rendre compte de nos émotions face à des objets artistiques susceptibles de nous affecter. C'est pourquoi, plus que d'objets esthétiques, j'aimerais en venir maintenant aux actes et aux pratiques artistiques qui donnent sens à ces objets. Ces pratiques, ces actes ne nous parlent qu'à la condition que nous soyons capables de les entendre, c'est-à-dire de les juger en fonction des critères qu'ils proposent et par lesquels, en la circonstance avec Musique/Danse Overflow, un certain régime de vérité propre aux corps et à la musique apparaît ; les apprécier, encore, au-delà de la manière dont nous pouvons être « impressionnés » par la violence de leurs effets qui est certes, un argument en leur faveur, mais pas suffisamment néanmoins pour déployer le devenir vers lequel ils se tournent.

Musique/Danse Overflow est à jouer sur le mode du risque d'une situation de recherche - plus que sur le mode du « bœuf », terme qui transpire la lourdeur. Sans nier évidemment son caractère festif et jouissif, cette expérience s'avère inhabituelle pour le public. Se hasarder sur la scène exige de chacun qu'il soit attentif à ce que fait l'autre, qu'il apprenne à se mouvoir dans un espace sans rien présumer de ce qu'il va y faire et en ignorant tout de ce qui peut s'y produire. Il s'agit de jouer ce qui est à jouer, de réagir à ce qui survient dans le cadre d'un réel de la scène; les musiciens, eux, n'ayant ni à commenter les gestes des danseurs, ni à se plier à leurs attentes.

Ce que donne à voir Musique/Danse Overflow, en tant que processus expressif, c'est l'ensemble des astreintes qui le rendent possible, notamment à travers ce moment fragile, hasardeux qui est le risque encouru par chacun de la prise de scène. Je parlerai, à ce propos, moins d'improvisations, que d'actes artistiques ayant lieu dans un cadre d'expérimentation qui comporte des enjeux que je voudrais tenter de définir maintenant.

Pour ce faire, je reviendrais brièvement sur la nature des recherches, des pratiques et des aperçus théoriques dont est issu Musique/Danse Overflow. Ceux-ci sont, par ailleurs, détaillés dans un ouvrage de Marc'O intitulé Théâtralité et Musique qui relate le travail de l'ensemble musical et théâtral Génération Chaos 2 au sein du Laboratoire d'Études Pratiques sur le Changement.


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Danser/penser/dépenser

Naïm AmorYovan GillesSébastien BondieuFederica BertelliJérémie Piolat
Photo : Kathrin Ruchay

Dans la pièce musicale et théâtrale Génération Chaos 1, la musique avait été composée au fur et à mesure que s'élaborait la mise en scène. La gestuelle des acteurs, la valeur donnée aux mots, les déplacements dans l'espace représentaient la matière même dont s'était inspiré le compositeur Philippe Miller pour concevoir une musique qui n'avait alors plus un rôle d'accompagnement, mais devenait signifiante dans le cadre de la théâtralité, c'est-à-dire congruente avec le jeu des acteurs. Le fait que cette musique fût enregistrée sur bande représentait, par contre, pour les acteurs une base relativement stable. (à propos de cette expérience voir l'article de Federica Bertelli Des misérables salles qui projettent une image trop blanche in Périphériques n° 0)

Avec la pièce Génération Chaos 2 s'est ouvert, à la suite, un tout autre champ d'investigation quand le groupe se proposa d'étudier l'interaction entre paroles, gestes et musique, la musique étant composée cette fois-ci simultanément, en live, en même temps que les acteurs jouaient. La référence au texte, encore centrale dans Génération Chaos 1, tendit à s'estomper tout à fait dans le cadre de cette recherche au profit de la gestuelle et de la danse. Mais quand je fais allusion à la danse, c'est moins à la « danse pure » en tant que discipline à part entière que du point de vue d'une théâtralité qui mettrait au cœur de ses préoccupations le langage comme acte de dépense (Aussi cette recherche est-elle moins tournée vers l'expression corporelle en tant qu'elle peut être décrite par l'esthétique ou un discours sur l'art, que par l'étude des processus cognitifs qui dérivent de la mise en jeu du corps dans le cadre d'une activité artistique qui concerne le vivant. À cet égard la phrase de Nietzsche « pour comprendre, il faut agir » n'a cessé d'accompagner nos recherches.). Tout langage et toute expression sont d'abord le fait d'un corps : le geste précède la parole, cela concerne autant l'acteur que le musicien, pour ce dernier, la pertinence du son dépendant de la qualité du geste dont il se rend capable. Ce caractère primitif du geste dans la production du sens et du son ne constitue pas une vérité sans conséquence. Cela force seulement à considérer que, lorsque nous dansons ou nous jouons, nous faisons bien plus que de jouer ou de danser, nous « apprenons », nous « connaissons », dans un sens très naïf. Ces deux verbes qualifient l'acte artistique lorsque celui-ci nous éprouve en nous mettant aux prises avec cette question : De quoi donc des corps qui dansent ensemble sont-ils capables ?

Danser c'est être hanté par la possibilité ou l'impossibilité d'un langage, c'est toujours « communiquer », mais au sens où la communication ne serait pas naturellement donnée, mais fait événement dès lors que nous cessons de la comprendre comme le fait qu'un message circule entre des individus. Communiquer, ce peut être, entre autres, inventer pour des protagonistes sur la scène des relations opératoires susceptibles de faire naître un dialogue à voix multiples.

Communiquer, sous cet angle, implique de perdre la foi dans le message. Cette remarque vaut à mon sens pour déniaiser une théâtralité politique qui accrédite l'idée d'une « foi dans le message », croyance en une forme d'engagement assumé par des mots qui nourrissent la superstition des idées, de la manière même qu'Artaud dénonçait au théâtre la superstition des textes via le règne d'un théâtre littéraire, qui n'aurait pas oublié le corps, mais bien pire aurait fait de l'homme « l'oublié de son corps ». Bien sûr, le message est politique au sens où les mots sont en premier lieu mis à contribution dès lors qu'il s'agit d'épouvanter les braves gens, mais ce qui est politique dans la théâtralité tient moins aux mots porteurs d'un dessein militant qu'à l'histoire singulière de leurs usages, usage mis en jeu par les pratiques artistiques qui font vivre ces mots et leur donnent sens. De même, en retour, le fait artistique doit-il en répondre. Ce n'est pas seulement que l'acteur doit être cohérent avec ses idées, à travers une manière de se comporter qui les authentifie, bien plus il a à charge de leur donner un devenir sensible. (Voir sur ce point la différence entre l'acteur et le comédien dans Théâtralité/Politique 1, in Périphériques n° 4)

Une scène est un lieu où il est très difficile de mentir. Ce n'est pas ce qui en fait pour autant un lieu de vérité où l'on pourrait feindre d'être de bonne foi : un lieu magique. C'est juste un lieu singulier où toutes les choses se voient jusqu'aux détails les plus insignifiants, pour la seule raison que celui qui prend la scène attire sur lui tous les regards.


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L'instabilité
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L'instabilité

Les groupes de Rap HM69 et FMR ont joué le samedi et le dimanche soir. Ces groupes travaillent au sein de l'association fondée par Jacky Spica crossroad Artists qui est formateur et éducateur sur la région de Lyon et de Villeurbanne (Voir son intervention). D'autre part, Madjoub et Yves, chanteurs respectifs de FMR et de HM69 ont, lors de ces soirées, présenté deux morceaux qui sont le fruit d'un travail engagé avec les musiciens de Génération Chaos spécialement pour cette manifestation. À partir des textes qu'ils avaient écrits, les musiciens de Génération Chaos ont essayé de concevoir une musique qui soit au plus près du sens de leurs paroles. La rencontre entre FMR, HM69, Jacky Spica et Génération Chaos remontait à un an, lors d'un stage organisé par l'École de Musique de Villeurbanne et la Maison de Quartier, à travers lequel tous apprirent à se connaître, en s'enrichissant de la confrontation des pratiques culturelles et artistiques de chacun.

À la suite, le dessein partagé par l'ensemble des protagonistes a été le suivant : explorer l'instabilité au plan artistique, ceci dans le cadre de situations scéniques laissant de plus en plus la place à l'aléatoire, au chaotique. Bien que la métaphore du chaos ait aiguillé notre recherche - elle fût un stimulant poétique de premier ordre - les notions d'instabilité et d'aléatoire n'expriment certainement pas pour nous l'innocence virginale de l'artiste devant le champ du possible et la contingence du réel, mais un contexte d'activité qu'il s'agit de spécifier. C'est sous les auspices d'un chaos déterministe que s'est résolument située cette démarche.

Les protagonistes de Génération Chaos se sont donnés à vivre sur scène des situations de désordre. Le désordre n'est pas l'apparence d'un ordre sous-jacent qui percerait sous la surface du phénomène, ce n'est pas un magma qui attendrait d'être structuré comme l'on dit du sculpteur qu'il dépouille l'œuvre de la pierre qui l'encombre. Marc'O, dans ce même numéro, évoque le désordre comme un pluriel d'ordre (des-ordres) ; le désordre assume la défection continue d'un ordre qui est agencement provisoire au sens où, en de brefs moments, des éléments disjoints, des fragments de langage deviennent compatibles entre eux : font syntaxe, une syntaxe qui endure le vertige au fait d'un fil ténu qui s'appelle l'équilibre.

De la sorte, l'œuvre ne préexiste à aucune intention : elle est à faire, mais aussi à défaire, et cette défection assume la transition d'un possible à un autre possible. Gibus de Soultrait, dans une lettre adressée à la rédaction décrit, quant à lui, le type de possible qui ballote le surfer du creux à la crête de la vague : « Dans un système chaotique, la moindre variable peut très vite devenir prédominante dans l'évolution du système. Ce qui m'intéresse derrière le thème du mouvement, c'est pressentir justement une résistance, non pas de façon frontale, mais par la conduite appropriée d'une variable, si minime soit-elle. Via la métaphore du surf j'ai essayé de figurer cette démarche, le surf s'appuyant par essence sur un système chaotique, la chaîne océano-atmosphérique des éléments. Et là, de ce chaos, le surf en tire une écriture, un geste qui, lui, n'a rien de chaotique. »

Que l'acte artistique assume cette visée chaotique pour laquelle il s'agit d'affronter l'instabilité, ne veut pas dire pour autant concevoir a priori un mode de construction musical ou chorégraphique idéal, consistant pour leurs auteurs à concevoir des œuvres chaotiques. S'il y a instabilité, elle l'est d'abord pour ceux qu'elle soumet à son régime de houle. C'est, par là, que l'œuvre est « à jouer » au plein sens du terme, non plus alors sur le mode de l'interprétation ou de l'exécution, mais sur celui de l'invention. C'est la qualité de l'acte artistique produit par chacun qui, seule, qualifie l'acteur en tant que « auteur de ses actes », l'acteur essayant le plus possible d'être lui-même. Être soi-même n'a cependant rien à voir avec la spontanéité, pas plus que cela consisterait à se porter volontaire pour un exercice où il s'agit d'être naturel. Être soi-même c'est d'abord jouer avec les autres. Plus on joue avec les autres plus on se rapproche de sa spécificité ; être soi-même n'est que l'effet du crédit que je porte à ceux avec lesquels j'agis. En conséquence, la difficulté pour l'acteur n'est pas d'investir l'épaisseur d'une identité à travers un être ou ne pas être un personnage ou approcher au plus près l'image que l'on se fait de soi, mais produire un acte artistique habité par cette interrogation : « suis-je ou ne suis-je pas avec les autres dans ce que je suis en train de faire ? ».

Dès lors, affronter l'instabilité nous fait rencontrer un ingrédient du parcours chaotique : l'imprévisible, force de l'imprévisible qui ne relève pas de l'arbitraire, mais de l'écoute. La performance se mesure alors à la capacité de chacun de jouer avec les autres dans une situation d'instabilité où l'écoute devient cruciale.

À partir du moment où il y a écoute, une expression est susceptible d'émerger d'un chaos de gestes et de sons, un désordre s'organise au sens où il fait signe en sa qualité de désordre. À la suite, le sync (abréviation de synchronie) donne consistance à ce qui tient lieu de la création collective. Sur ce point je citerais E. T. Hall : « Lorsqu'il y a interaction des individus, soit ils bougent ensemble (totalement ou en partie), soit ils n'ont pas le même rythme et interrompent alors celui des autres participants. Généralement les individus en interaction remuent ensemble dans une sorte de danse, mais ne se rendent pas compte de leurs mouvements et les exécutent sans musique et orchestration consciente. » (Au-delà de la Culture, éd. Points Seuil). Federica Bertelli commente ces phrases de la manière suivante : « Alors que le sync existe souvent dans des situations courantes, dans une cour de récréation par exemple, nous essayons ici à 15 de le recréer. Je remarque qu'être en sync n'implique aucunement au cours du travail de se sacrifier ou de se conformer aux autres. Au contraire, les initiatives rythmiques ou gestuelles, les événements singuliers sont la condition même pour qu'il y ait création d'un mouvement cohérent ; ils sont au sync ce que le hors-champ est à l'image, ce qui permet à l'image d'évoluer en créant de tout autres cadres. S'il n'y a pas d'écoute, aucun hors-champ ne peut surgir. Aussitôt produit il est détruit (...) Depuis je m'interroge sur l'existence dans notre société de situations politiques, sociales ou autres, qui pourraient tel le sync dévoiler des hors-champ, aiguiser notre vision du monde. » Le sync tend à s'affirmer dans des contextes où les individus entrent en relation sans le recours à une forme d'« orchestration consciente ». Il joue donc comme une sorte de déterminisme qui nous permet de décrire des situations apparemment chaotiques comme celle, par exemple, d'une multitude d'enfants jouant dans une cour de récréation.


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La mise en scène expérimentale

La mise en scène expérimentale

Cette « création artificielle » du sync nous intéresse ici en ce qu'elle permet de préciser la notion d'expérimentation dans un cadre artistique. Dans ce sens je partirai de cette prémisse qu'il n'y a d'expérimentation que par le truchement d'un objet qui est toujours construit, que par le truchement d'un artifice. Le terme artifice est équivoque en ce qu'il signifie tout à la fois ruse, procédé fallacieux pour induire en erreur, création de pièces à conviction, apparence, jusqu'à désigner ces pétards volants qui embrasent le ciel le 14 juillet. Par artifice j'entends préciser l'approche d'une théâtralité qui circonscrit une scène expérimentale où concevoir des objets de connaissance à l'échelle d'un groupe susceptible d'en produire des représentations.

Isabelle Stengers avance une analogie entre les pratiques artistiques et scientifiques quand elle parle de « mise en scène expérimentale » à laquelle recourrait la science dans les pratiques de laboratoire : « la démarche expérimentale exige que les phénomènes auxquels elle s'adresse puissent être isolés et purifiés, c'est-à-dire mis en scène et rendus capables de conférer à celui qui l'interroge le pouvoir de se les représenter. » (Cosmopolitiques, Vol. 1, La guerre des sciences, éd. La Découverte)

La démarche expérimentale « dénaturalise » ainsi le phénomène qu'il s'agit d'étudier, ce qui implique pour elle de transformer « le phénomène (le fait brut) en fait expérimental » (...) À la suite, elle ajoute que « tout fait expérimental est un artefact, un fait de l'art, une invention humaine. » (ibid). À l'instar d'un réel scientifique qui est construit, c'est-à-dire qui n'est réel que relativement à un fait de l'art qui le fait advenir comme tel - et non par rapport au fait que la nature affranchie de nos descriptions nous dévoilerait ses secrets -, nous nous hasardons sur un terrain où la théâtralité a moins pour objectif de mettre en scène le monde (de le représenter) que d'inventer des pratiques motivées par la construction d'un réel possible de ce monde. Parler de « vérité » au théâtre, c'est parler d'une vérité théâtrale au sens d'un effet de réel. Par exemple, on considérera qu'un acteur « joue vrai » d'après la qualité de l'effet mimétique qu'il est susceptible de produire, en référence à une réalité qui se laisserait traduire. Cet effet mimétique ne prétend d'ailleurs pas au réel, il prétend seulement le simuler : cela s'appelle jouer la comédie. Il est aisé de continuer à méconnaître ainsi ce qu'il en est du réel de la scène au seul profit de ce que le geste théâtral est d'ordinaire censé désigner en terme de message, de référentiel donné, en bref, de tout ce que le théâtre aurait à charge de véhiculer : une opinion ou des idées « sur » le monde.

Le théâtre, au contraire, devient théâtralité dès lors qu'il cesse d'être un moyen de (se) représenter le monde, pour servir à modifier la perception de ceux qui le vivent. C'est aussi le sens que je donnerais à la formule de Lautréamont lorsqu'il affirme de la poésie qu'elle « doit viser la vérité pratique ».

Dans cette perspective, une œuvre se révélera alors être moins un objet esthétique qui s'adresserait à une région particulière de l'être : la sensibilité, par exemple, qu'une activité qui est « Aesthésis », au sens littéral : connaissance par le sensible. Je crois que cela implique de revoir complètement l'esthétique à partir de cette aesthésis, bien que cela s'avère impossible dans le cadre de ce texte. Ce terme désigne à la fois l'aspect sensible de l'affectivité - dans la mesure où ce qui nous affecte atteste de la puissance du sensible -, et d'autre part l'artefact lui-même qui met en scène cette puissance du sensible. Le bavardage de l'esthétique en tant que discours sur l'art tient selon moi, à l'évacuation de l'acte artistique au profit du seul discours analytique sur les produits finis de l'art, sur les formes expressives, et la manière d'en finir avec elles en les catégorisant c'est-à-dire, en évacuant les pratiques et les actes qui leurs servent de mobiles.

Enfin l'activité artistique pour moi ne vise pas la production d'affects. Affirmer que la vocation de l'art est de nous émouvoir n'a pas plus de sens que de dire du sport qu'il cherche à nous faire suer. Le sensible est ce qui fait proprement sens, sens est d'ailleurs la racine de sensible. L'artefact, de par la puissance dont il fait preuve force alors à penser l'activité artistique sous la forme de cette question : qu'en est-il du sensible, de la puissance du sensible lorsqu'ils prennent la forme d'œuvres ?

Plutôt que d'œuvre d'ailleurs je parlerais de dispositif au sens où une œuvre dispose le regard sur elle, c'est-à-dire, a comme corrélât une activité de percevoir qui peut être modifiée, orientée. Être ému c'est, pour le regard, voir ce qui ne se donnait pas d'évidence. L'émotion est alors « mise en mouvement du regard », déplacement du champ de la perspective. Dans ce sens, et pour terminer, je reprendrais le raisonnement d'un indien du Mexique assez turbulent qui affirme que, si nous voyons avec les yeux qui sont « les yeux de l'esprit », l'esprit s'épuise à regarder toujours dans la même direction. C'est pour cela qu'il faut changer l'orientation des yeux pour qu'ainsi, ayant déplacé le champ de la perception, nous puissions voir autre chose avec les mêmes yeux et, je dirais, pourquoi pas, voir avec les oreilles.

Yovan Gilles


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