Les périphériques vous parlent N° 4
HIVER 1995/1996
p. 36-40
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français

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Tueurs nés, © 1994

L'impatience ranime ce que la patience a tué


SEPTEMBRE 1994


Parution du numéro 2 des Périphériques, « Objectif jeunesse ». Nous cherchons une définition de la jeunesse autre que « de nature », liée à l'âge des 15-25 ans. Nous définissons la jeunesse « de culture », une jeunesse à inventer à tout âge. Cette définition nous sort des conflits de génération, de l'absurdité de parler de problèmes de jeunes par rapport à ceux des adultes, elle accorde de l'importance à la manière d'être de chaque personne, à ses idées, à sa capacité de les faire évoluer.


OCTOBRE 1994


Sortie en France du film Tueurs nés (Natural Born Killers) d'Oliver Stone. Je suis au cinéma dans une disposition bien précise, avec cette exigence que le cinéma m'impose de penser ce qui m'est donné à voir, de ne pas tomber dans le laisser-aller des images qui défilent, dans le flot d'impressions et de rêves qui nous aident à fuir la réalité. Je tiens à visualiser et rendre concret ce qu'un film me permet de dire, lui donner une réalité par rapport à mes choix, en parler sans en parler. Je ne veux surtout pas recouvrir le cinéma d'une conception de l'art qui en ferait un acte de création irrationnel, inexplicable, souvent apolitique, qui se déroberait par nature à toute explication, à toute parole, voué à la contemplation silencieuse, toute une vie. Fuir cela afin que mon regard ne se perde pas et ne devienne pas flou et flottant, qu'il ne se détache surtout pas de la netteté et la précision de l'art cinématographique.


JUIN 1995


Au Laboratoire d'études pratiques sur le changement, nous travaillons sur le phénomène du sync, ainsi décrit par Hall dans Au-delà de la culture :

« Lorsqu'il y a interaction des individus, soit ils bougent ensemble (totalement ou en partie), soit ils n'ont pas le même rythme et interrompent alors celui des autres participants. Généralement les individus en interaction remuent ensemble dans une sorte de danse, mais ne se rendent pas compte de la synchronie de leurs mouvements et les exécutent sans musique et orchestration consciente. »

Alors que le sync existe souvent dans des situations courantes, dans une cour de récréation par exemple, nous essayons ici à 15 de le recréer. Au cours du travail, je remarque qu'être en sync n'implique aucunement de se sacrifier pour un ensemble ou de se conformer aux autres. Au contraire, les initiatives rythmiques et gestuelles, les événements singuliers sont la condition même pour qu'il y ait création d'un mouvement cohérent ; ils sont au sync ce que le hors-champ est à l'image, ce qui permet à l'image d'évoluer en créant de tout autres cadres. S'il n'y a pas d'écoute, aucun hors-champ ne peut surgir. Aussitôt produit il est détruit, aucun sync ne s'établit entre nous, notre repliement sur nous-mêmes, notre indifférence nous amène à une répétition monotone et à une entente mécanique. Depuis, je m'interroge sur l'existence dans notre société de situations politiques, sociales ou autres, qui pourraient tel le sync dévoiler des hors-champ, aiguiser notre vision du monde.


OCTOBRE 1995


Je me dis qu'il y a un lien entre ces trois événements. Je cherche à le découvrir.

* * *

Je suis devant un écran de cinéma, comme au bord d'un gouffre. Je ne regarde pas des images, j'interroge des images qui me regardent et m'interpellent à leur tour sur mon futur... Il y a trois ans, j'étais sur une scène de théâtre : « No future, Angelina »,, me glissaient mes frères à l'oreille. Je ne voulais pas le croire. Et maintenant ?

Devant cet écran, je vis un parcours, une cavale, une fuite, un emprisonnement, une quête, un malaise, une torture, celle de Mickey et Mallory Knox, figures imaginaires, mythiques, effigies de décadence et d'espoir, saisies par Oliver Stone, un jour d'hiver. Il y a malaise, malaise dans la civilisation...

Je ne suis pas venue au cinéma pour regarder une histoire, surtout pas. Je suis venue y chercher des bribes, du sens, le non-sens du sens. Sans idées préconçues, sans projections idéales je n'essaye surtout pas de m'imaginer ce que je vais voir. Dans l'attente du film, je porte mon attention uniquement sur le devenir du cinéma, un avenir qui ricane. Il y a malaise, là aussi. Je ne puis ne pas avoir d'amertume envers cet art qui se moule de plus en plus dans une « réalité conformisée », la pire : description complaisante d'un monde dont nous sommes déjà trop dégoûtés. C'est triste, le cinéma devient plat comme des vies médiocres, consensuel comme la résignation et lâche comme l'attente. Aurait-il perdu toute ambition de faire du réel un espoir, une cassure, un cri, un son et une image qui tuent ?

Je suis là, en tout cas, dans une salle de cinéma. Je n'arrête pas de chercher, d'espérer. Soudain, je suis terrifiée par un souvenir : moi-même devant ma vieille télé noir et blanc à attendre de voir la fin de l'histoire d'un film, un téléfilm. Regarder pour voir une histoire, voir sans voir « le voir », serait-ce là un mal du siècle ? Suspendue aux événements, il y a entre moi et la télé un cordon ombilical nommé histoire qui m'infantilise. Il n'y a que ça dans le petit écran, petit cadre qui chasse tout élément de sens. Le hors cadre, il n'existe même plus, ou plus exactement il signifie la domination de l'histoire sur toute chose, une logique bien terrible qui ne laisse pas la place aux dits, aux non dits, à la quête du sens. Au cinéma, l'histoire a toujours existé pour signifier autre chose que sa propre fixation anecdotique, elle est cette maille qui au bout de sa quête permet au cinéaste de construire ce qu'il a à dire. Aujourd'hui la télévision nous donne à voir la décadence d'un cinéma qui lui est perméable, alors qu'un cinéma des derniers souffles nous montre implacable l'impossibilité de la télévision telle qu'elle se donne actuellement.

Au cinéma, j'aime le moment où l'écran s'éteint. Nous ne pouvons plus remettre à un tiers notre plaisir. La fin de l'histoire proclame notre avenir. Les personnages disparaissent à l'écran, alors que seul reste ce que nous pouvons à notre tour en faire, à l'échelle d'un cinéma qui se génère de ce qu'il ne nous dit pas et de ce que nous avons à en dire. Si le cinéma nous donne la possibilité de chercher du sens et de la vie dans ce qui n'est pas déjà-là, dans le plus ou moins d'une image, dans le manque, dans l'ailleurs à inventer, comment « dépenser un film » ?, comment lui donner son importance, le faire parler, continuer à le faire tourner à la lumière du jour ?

Les Tueurs nés ont fait leur chemin, ils nous ont montré leurs choix, leur violence, la télévision nous a dépeint son rôle de metteur en scène d'une réalité crue qui fait de tout du spectacle, elle a fabriqué ses victimes en les érigeant en idoles. Et nous pendant tout ce temps, pendant et après, qu'allons-nous répondre ?

Regardant autour de moi, je me dis, sur le coup, qu'il n'y a plus de moralité : l'exclusion crée l'exclusion, à tous les niveaux. Si je pense à la moralité, je me dis qu'il y en a bien une, elle est le plus souvent culpabilisante. Complice d'une logique du pire, elle entrave le devenir. Quand je pense au devenir, je me dis que ce n'est pas si simple de faire en sorte qu'il ne dépende que de nous, encore faut-il apprendre à voir, en nous et partout, ce qui refoule la question du devenir.

Que devient une société lorsque des adolescents en arrivent à tuer de sang froid, sans aucun souci, sans remords, sans regrets, sans sentiments ? Se rendent-ils compte de tout ce que cela exclut, l'acte de prendre un fusil ? Mickey et Mallory Knox tuent et on les traque. On les poursuit pour leurs actes criminels, leurs meurtres, mais pour leurs images surtout. Il y a de la violence dans ce film, comme en Amérique ou ailleurs. Mais tous ceux qui croient que ce film exalte la violence estiment que montrer la violence présuppose d'y adhérer, tandis que ceux qui croient au contraire qu'il la dénonce objectent qu'en montrer les pires excès peut seul éveiller notre conscience. D'un côté on est immoral, de l'autre on est moraliste. Ce n'est peut-être pas aussi simple que cela, et puis le problème n'est peut-être même pas là. Dans le fond, que cherche-t-on au cinéma, à cataloguer ou à se dépasser ? On a trop souvent le réflexe de voir dans un film ce qu'on veut bien y voir, photocopie conforme de nos préjugés, de nos certitudes. Il serait triste de se fier aux seules impressions que dégage l'histoire de ces deux assassins, s'attachant aux jugements dictés par notre prétendu bon sens, sans se demander ce que cette histoire peut vouloir dire, à quel sens elle se prête, au-delà de ce que notre conscience ou notre moralisme s'applique à y voir. C'est là une façon d'enterrer un film à jamais. Je tiens désormais à avoir d'autres yeux pour voir. Ce qui importe finalement, c'est de s'interroger sur ce qui n'est pas directement montré, sur ce que nous ne sommes pas habitués à voir et penser. Mickey et Mallory Knox ne sont pas des tueurs, ils sont des tueurs nés, voilà où réside la différence entre un film qui donnerait la violence en spectacle, que ce soit pour l'exalter ou la fustiger, et ce film qui montre les pressions, les perversions d'une société qui crée inévitablement ses propres tueurs.

« On ne peut pas être un tueur né, on devient mauvais. Tueur, ca s'apprend. » réplique le reporter télé à Mickey qui insiste : « je suis un tueur né. » Le reporter ne peut pas s'y résoudre. On devine ses pensées, qui sont souvent les nôtres : « mais enfin, comment est-il possible d'être un tueur né ? Devenir mauvais, c'est là un choix de l'individu, sa responsabilité même, ca ne tient qu'à lui, à son intégrité, à ses mauvais choix sans doute, à des mauvaises fréquentations, une volonté mal placée ». Mauvais, mauvais à le devenir ! « Je suis né mauvais », n'est-ce pas là une affirmation qui ne s'accorde pas avec « la réalité conformisée » ? Il y a là une impossibilité logique presque, un non-sens. C'est sûr, Mickey et Mallory Knox ne peuvent être des tueurs nés, ils ont choisi entre le bien et le mal. C'est ce qui nous rassure nous autres qui sommes différents d'eux, nous autres qui n'avons pas perdu notre conscience.

Mais, dire de Mickey et Mallory Knox que mauvais, ils ne peuvent que le devenir, n'est-ce pas là plutôt une erreur logique, cette erreur bannie par Nietzsche qui consiste à confondre la cause et l'effet ? L'on met en question l'individu, seul responsable de son destin ou de sa déchéance. La moralité se jette sur lui, elle le dévore et le dérobe à lui-même ; ses malheurs deviennent ses causes et sa dérive son immoralité. On le punit, on le chasse, on le culpabilise. On oublie tout hors-champ, on oublie qu'aujourd'hui les exclus naissent exclus s'ils ne parviennent pas à se munir d'un autre avenir, à contre courant, contre leur destinée. Peut-on naître « intègre » dans une société qui est faussée dès le départ, à notre naissance, bien avant nous ? Pour sauver notre intégrité ne resterait-il plus que l'intégration ? Tant qu'on culpabilisera l'individu de cette façon, on continuera à vouloir le « normaliser ». Ce sera notre faiblesse à ne pas changer de cadre et de société. Cette phrase de Maurice Mallet par rapport à la psychiatrie fait ici crûment écho : « comme il est beaucoup plus difficile de soigner la société, on s'en prend au malade. » Quand on prend l'effet pour la cause on symbolise ce mythe d'insertion, c'est un acte qui aveugle, là où il commence s'arrête la liberté de l'individu.

Que l'on n'aille surtout pas croire que je soutiens par là, champ-contrechamp, l'opinion de ceux qui clament que la faute est à la société, blanchissant par là l'acte individuel d'une façon toute aussi morale. Ce serait en effet comme prendre l'ellipse cinématographique pour un simple raccord que de justifier le « naître mauvais » en accusant la fatalité de la société. Que tous ceux qui laissent faire toute l'injustice que l'on vit au quotidien ne s'étonnent pas alors que leurs enfants sont des « tueurs nés » programmés. Quant à moi, je dirai au contraire que ce « naître mauvais » nous montre que les individus ont à rendre compte à eux-mêmes, à leur bonne conscience, de l'état des choses d'une société qu'ils contribuent à faire ou à laisser faire.

VIVE LE CINÉMA !

La jeunesse, cherchons-la ailleurs que dans les images qui n'en sont que les clichés. Mieux, inventons-la.

Aimons les cinéastes qui nous donnent une image pour que nous aillons explorer son hors-champ. Sortons du cadre ! De culture, la sortie du cadre est l'acte fondamental de jeunesse.

La richesse de l'image, c'est son hors cadre, son hors cadre à explorer

Ailleurs, à un autre moment, une autre époque, sur un autre mode, sans doute, un étudiant, sans le savoir, frôle le même destin d'un tueur né. Cet étudiant se dit que l'enseignement crée une philosophie de professeurs et des professeurs de philosophie. Est-ce lui qui, n'arrivant pas à s'adapter, s'inventerait le malaise d'un DEUG qui ne sert à rien, ou bien son problème est-il un problème réel ? Il sait qu'il y a des professeurs qui minimisent et même détruisent ses propos. Doit-il se persuader que c'est lui qui ne tourne pas juste ou ne vaudrait-il pas mieux qu'il essaye au contraire de trouver les causes de son malaise à travers une critique rationnelle de l'université ? Il peut s'armer de confiance, se dire qu'il n'est pas disposé à subir les effets d'un enseignement que des momies s'acharnent à maintenir debout. Il le peut. Non ? Dans une autre vie, celle de la famille, il y a aussi des consciences à louer. Face au père qui lui dit « tu es mauvais, regarde comme tu es mauvais », le fils doit lutter pour ne pas devenir ce qu'il était désigné à être dès sa naissance. D'autre part, si le fils devient ce que son père lui chuchotait d'autorité, ce dernier ne pressentira même pas que peut-être c'est lui-même qu'on aurait dû soigner. La cause se retourne contre l'effet, les effets dans les causes... « Ce n'est pas parce qu'il y a répression qu'il y a refoulement, c'est parce qu'il y a refoulement qu'il y a répression », disait Lacan. Que sommes-nous en train de refouler que certains n'arriveront pas à contenir ? On considère à juste titre la négativité de la violence, mais on considère rarement cette autre violence qui l'a fondée. « On dit d'un fleuve qui emporte tout qu'il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l'enserrent », disait Brecht. On n'oublie toujours de parler de cette autre réalité qui nous enserre et nous pousse à bout, jusqu'aux pires crimes, là où il sera légitime de nous emprisonner. C'est par défaut que l'on culpabilise l'individu face à ses perversions et ses pêchés, pour maintenir notre regard sur l'idéal d'une société lisse comme l'innocence d'un enfant.

Mais il y a du coup cette envie d'emprunter un autre chemin. Pour certains, sans doute. S'arrêter un peu, à cette affirmation qu'un individu puisse naître mauvais. Je suis né mauvais avant de le devenir et aussitôt changement de cadre, sortie de toute prévision, mise en abîme d'un monde à tordre et retordre. Nous ne pouvons plus, alors, saisir l'individu d'une façon abstraite, atemporelle, à croire que l'on peut en définir la nature. Ici, l'individu devient ce par quoi l'on peut analyser l'ordre social et politique, questionner l'exercice de notre liberté, débusquer les règles qui nous régissent malgré nous, les conditionnements auxquels nous nous habituons. La lumière est indéniablement mise sur l'individu lui-même, mais également sur l'ensemble de notre société. Nous interrogeons ses logiques, ses effets pervers, les instances qui pèsent sur l'individu depuis son enfance. L'individu en signifiant son hors cadre, dévoile l'époque avec sa brutalité, sa dureté, ses sélections.

Mickey et Mallory Knox acquièrent leur liberté au prix de sa négation. Renoncer à sa liberté c'est le seul moyen de vivre. Oter toute moralité à ses actions c'est la seule façon d'échapper à une moralité étouffante, de se débarrasser d'une société qui impose ses modes de vie. C'est bien ce que nous montre Oliver Stone en nous racontant l'adolescence de Mallory à travers les reprises d'un court soap-opéra, portrait de ce qu'il y a de plus minable, entre une mère qui tape sur les nerfs et un père qui tripote les fesses. Pour montrer cette vie middle class quoi de plus tranchant, en effet, que de choisir la forme même de cette sous-culture télévisée qui l'a produite, reconnaissable par son image grasse et l'intercalation de rires tout aussi grossiers. Heureusement il y a ceux qui n'ont jamais ri.

Pouvons-nous accepter que des individus naissent mauvais ? Et si nous étions tous des tueurs nés, véritables fils de notre société ? Ceux qui se disent qu'il ne reste plus qu'à prendre les armes et tout détruire, fuir et être pourchassés, ceux-là sont piégés par leur propre désespoir, ils se condamnent eux-mêmes en voulant échapper à une autre condamnation qu'on leur impose, celle de subir une société pervertie, qui déploie une logique de vie implacable. Mais que dire de ceux qui l'acceptent cette société perverse, qu'ils sont les bons ?

Tueurs nés nous plonge dans le présent comme une lame qui nous coupe les veines. Peut-on dire d'une vie qui coule qu'elle est vécue ? Quelque chose fait ici irruption, comme si cela voulait nous déchirer davantage. Je ne puis mieux faire, en la circonstance que de citer un passage d'un article de F. Varela intitulé Représentation et connaissance :

« Chacun sait que les chatons, à la naissance, sont aveugles. Deux chatons d'une même portée sont placés dans deux paniers séparés, eux-mêmes liés à un petit chariot que l'on déplace à certaines heures de la journée. Les deux chatons sont côte à côte : ils ont donc par définition la même expérience visuelle, aux mêmes heures du jour. Mais le chaton n° 1 est transporté passivement, il ne peut sortir du panier pour marcher, tandis que le chaton n° 2 peut se déplacer activement, lorsqu'on lui fait faire une petite promenade. L'un est transporté passivement, l'autre garde ses propres activités motrices. Au bout d'un mois, on les laisse aller librement. On constate alors que le chaton n° 2 se comporte comme un chaton normal, alors que le chaton n° 1 se comporte comme s'il était aveugle : il ne voit pas les chaises, tombe de la table, etc. Néanmoins, son système visuel est intact. On en conclut que l'on ne peut séparer la vision de l'action. L'activité motrice est aussi constitutive des distanciations visuelles que ce que la rétine permet de faire. Il n'y a pas du tout une image “externe” que l'on traite. Il y a une histoire d'activités, qui est assez cohérente. Dans cet exemple, c'est une activité sensori-motrice qui va donc constituer la solidité physique du monde, les chaises, les tables, etc. Certes, ce monde physique et visuel avec ses couleurs et ses formes, préexiste aux chatons, mais ces derniers - et c'est ce qui est intéressant - doivent constituer ce monde visuel. »

L'image des chatons est une excellente métaphore. Demandons-nous simplement à la suite si à travers les expériences que nous vivons, nous nous construisons notre vision du monde, quels types d'expériences nous travaillent et qu'est-ce qu'elles nous font devenir ? À quelle vision du monde, la société, l'éducation nous préparent-elles aujourd'hui ? Qu'en est-il du comportement d'interprète qui a marqué ce siècle, occultant du même coup les problématiques liées à l'acteur ? Ceux qui ont fait l'expérience d'un monde d'interprètes, se sont constitués en tant qu'exécutants et ont perpétué ce type de monde. Toute l'histoire du théâtre ces trente dernières années en témoigne. Aujourd'hui, c'est à nous de nous en débarrasser. Mais l'université nous apprend-elle à vivre dans ce monde, un monde qui n'est plus celui des années 60, 70 ou 80, ou bien nous enseigne-t-elle des programmes pour un monde qui est en train de mourir, un monde déjà mort ? « L'université apprend aux gens à s'adapter alors qu'elle devrait apprendre à résister », m'a dit un jour un professeur. Il m'a redonné confiance.

Voir son avenir autrement qu'un retour au passé ou une répétition du présent. S'en remettre à sa propre décision de vie. Comment détecter aujourd'hui les logiques, les situations, les expériences qui se prêtent tout naturellement à faire de nous, petits chatons aveugles de naissance, des adultes aveugles à leur vie ? Apprenons-nous à voir, ou apprenons-nous à voir sans voir ? Comment l'université et la société forment-elles notre capacité à devenir ? Politiquement, socialement ?

En réplique à Aristote qui considérait que certains hommes naissent pour l'esclavage, il y a cette phrase de Rousseau qui me semble vitale :

« Aristote avait raison ; mais il prenait l'effet pour la cause. Tout homme né dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d'Ulysse aimaient leur abrutissement. S'il y a donc des esclaves par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués. »

Exclus, exclos, esclaves
 
 

L'ENVERS DE LA MÉDAILLE DU MÉRITE LIBÉRAL

Comme le souligne Jean-Jacques Dupeyroux dans Le Monde du 21 décembre 1994, il faut savoir que derrière le taux de chômage officiel “miraculeux” de 9 % aux États-Unis (12 % en France), se cache la création d'un très grand nombre “d'emplois précaires rémunérés cinq à six dollars l'heure - bien moins que notre SMIC - et sans sécurité sociale. (...) incontestablement, les champions d'un vrai libéralisme ont raison : en supprimant salaire minimum et assurance chômage, on peut affamer - au sens propre du mot - les catégories sociales dépourvues d'épargne, les contraindre donc à accepter n'importe quoi et faire baisser le taux de chômage.” Évidemment, quand le corps est affamé, l'esprit s'échauffe. C'est ainsi “qu'une telle exploitation est inévitablement génératrice d'un climat un peu tendu. On craque une allumette et un quartier s'embrase. Pour contenir cette contre-violence (nous soulignons), un million de personnes seraient encarcerées dans les prisons américaines. Ça fait cher, mais il faut bien se donner les moyens de sa politique sociale ! ” Pour conclure : “les détenus ne sont pas comptés comme demandeurs d'emplois”...



Les passages en italiques sont de JeanJacques Dupeyroux.

 

Les « tueurs nés » ne cèdent pas à devenir, contre nature, des esclaves par nature, c'est leur refus d'une vie à la saveur de soap-opéra qu'ils fuient. Lorsque les esclaves contre nature deviennent des esclaves par nature, il est trop tard. Dans les pires scénarios, on peut prévoir que demain l'on payera la lâcheté de ceux qui aujourd'hui s'habituent aux violences, seraient-elles « sot », qu'ils subissent, complices d'un état des choses qui contamine le monde à venir, esclaves perdus de l'absurdité d'un ordre social inamovible. Comme le chaton qui, transporté passivement, ne fait pas l'expérience de la chaise et de la table et se comportera toute sa vie comme s'il était aveugle alors que ses yeux voient, on grandira alors dans la neutralité de sa vie, étranger à soi-même, privé de tout élan de vie. Aujourd'hui, beaucoup trop prennent toute mise en garde du présent pour une dramatisation. Ceux-là n'ont pas compris que nous n'avons qu'une vie. Parfois, lors des interventions des Périphériques vous parlent dans les lieux publics avec une saynète qui relève les chiffres de l'exclusion en Grande Bretagne (1 enfant sur trois est sous le seuil de pauvreté) avec cette exigence de voir ce qui se met en place aujourd'hui en France pour « neutraliser toute résistance possible de la part des générations montantes », je m'entends dire : « c'est bien, mais c'est trop violent ». J'aime alors répondre avec cette phrase de Brecht : « croyez-vous vaincre la barbarie en faisant l'ange ? » Nous portons publiquement ce cri : « comment nous ouvrir un autre avenir que celui que nous relève cette enquête britannique ? » C'est cela que nous essayons d'explorer à travers la théâtralité, - je renvoie ici à l'article de Yovan Gilles.

Je suis habitée par cette interrogation : comment nous préparer un avenir autre que celui qui est en train de se préparer sans nous pour nous ? Qu'allons-nous faire aujourd'hui pour demain, ou bien pour reprendre une formule heureuse entendue autrefois : si on accepte ce qui est en train d'advenir maintenant, qu'est-ce que nous aurons accepté dans dix ans ?

En regardant Tueurs nés, j'ai vécu deux époques, la pire : l'apocalypse, ce cadre de vie qui tue l'espoir, et l'espace du hors cadre, là où notre élan peut nous révéler ce qu'un cadre induit comme choix et buts de vie, tout en donnant dans le même mouvement la possibilité d'en créer un nouveau, de prendre ainsi prise sur un autre réel qui constitue encore mieux notre réalité. Si le cinéma peut être un cri d'espoir et de vie c'est bien parce qu'il peut nous apprendre à produire du hors cadre.

Il y a des images qui libèrent du sens et du possible, elles font advenir l'inexprimable. Il y a des images qui permettent au hors cadre d'exister et il y en a qui le tuent, comme l'image télé, tout simplement. De même, il y a des situations, des logiques qui permettent à l'individu de devenir, de produire du sens dans sa vie, de retrouver le sync perdu, et il y en a qui étouffent tout possible, à petit feu, sans que l'on s'en aperçoive, ou comme si cela ne pouvait en être qu'ainsi, ou bien, comme si l'on était obligé de suivre ce qui se présente comme le cours naturel des choses, expression même de notre jeunesse de nature, nous masquant ce qu'il en est de notre genèse, de nos modes de « faire culture ». Tueurs nés expose ce type de situations qui nous incitent à travailler le hors cadre simplement parce qu'elles nous permettent de penser autrement le présent et le devenir. Je cherche à me munir de concepts, de mots, d'idées, d'activités qui me permettront de ne pas être dupe de la pire réalité, des procédures, en somme, m'incitant à analyser les causes derrière l'apparence des effets, détournement du regard, une autre manière de raisonner par rapport à ce qui est déjà-là, mise en jeu de cette capacité vitale : changer de construction. « Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale » dit Pascal. Le hors cadre n'est pas quelque chose de formel, c'est une manière de penser, de penser tout ce qui est ellipse, sortie de champ, un élan qui nous débarrasse des « néo-vieilleries », créant un nouveau contexte de vie et de devenir, une nouvelle morale pourquoi pas !

Des questions surgissent. Comment travailler de nouvelles contradictions ?, se forger des concepts qui nous permettent d'avoir une autre vision de monde ?, poser des questions autrement en balayant la tricherie des questions mal posées ? Je guette le hors-champ, de la vie, de ma vie, ce mouvement qui va m'éjecter de cette réalité normalisée vers la construction d'un monde possible. Au seuil du hors cadre, je pourrai alors découvrir avec surprise la cadre qui m'enfermait, me demander d'où vient cette faiblesse à ne pas savoir en sortir. Tel est mon défi, en tout cas mon projet.

Federica Bertelli


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