Les périphériques vous parlent N° 9
hiver 1997/98
p. 5

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PHILOSOPHES DEBOUT :

LES BARBARES ARRIVENT AVEC GOURMANDISE

Ce texte s'inspire d'une expression philosophique scénique : Philosophes Debout, impliquant la théâtralité, la danse et la musique, présentée par Génération Chaos et mise en scène par Marc'O. Les passages en italiques sont tirés d'un texte de Yovan Gilles paru dans le n° 7, intitulé La Barbarie dans le Discours.

Pourquoi ne pas ouvrir la pensée à la barbarie ? La barbarie est le nom que nous donnons à ce pays peuplé par des idiots : ces idiots qui voient avec leurs oreilles et entendent avec leurs yeux.

Tout d'abord il y a la boutade de Nietzsche lorsque celui-ci raille les philosophes cul-de-plomb. Nietzsche corrige Flaubert affirmant que l'“on ne peut écrire qu'assis”. Il lui répond par ce saut : “Les seules pensées valables sont celles qui viennent en marchant.”

Et puis, il y a Paul Valéry qui écrit : « L'œuvre de l'esprit n'existe qu'en acte » auquel Merleau Ponty répond à sa manière : « Ce n'est pas l'œil qui voit. Mais ce n'est pas l'âme. C'est le corps comme totalité ouverte. »

Et puis il y a ceux qui se complairont toujours dans une pensée assise, à rajouter du plomb à leurs jours... il y aura toujours ceux pour qui l'effraction par le corps est un acte terroriste contre l'ordre du discours lisse et magistral. Et enfin, il y a ceux qui s'étonnent, qui interrogent, qui cherchent à penser et à voir autrement.

Out of Avignon, photo : Tessa PolakSébastien BondieuKathrin RuchayJérémie PiolatFederica BertelliCécile RomaAnne Calvel

En quoi le choix de la posture au même titre que celui des mots, serait-il donc aussi décisif ? Y a-t-il une hygiène de la pensée ? Que serait une théâtralité sans philosophie et une philosophie sans théâtralité ? Comment, encore, la pensée se dépense-t-elle sur une scène ?

La pensée est fébrile, elle trébuche, hésite, teste ses appuis, balbutie à travers des actes qui se cherchent sur une scène, scène où « toute action est connaissance et toute connaissance est action », comme nous dit Francisco Varela. Et ce corps ? Un corps n'est ni un dehors, ni un dedans, mais quelque chose qui se meut à l'intersection des deux dans une profondeur de champ. C'est pour cela que l'œil de la pensée perçoit avec le corps, acte à corps, corps à mot.

Chargeant la pensée cul-de-plomb, le barbare nous dit : l'attitude du philosophe, sa manière d'être, ses gestes, son ton importent autant que ses mots. Nous ne voulons pas dire que le philosophe aurait à choisir entre la chaire et la chair : La pensée assise n'est pas quelque chose dont on peut rire facilement. Le penseur de Rodin à la tête devenue trop lourde à mesure qu'il s'empêtre dans son propre monologue intérieur, stigmatise un logos paradant dans la pose, la lourdeur monumentale d'une tête de philosophe, singulièrement hypertrophiée, dont le bras doit carrément supporter le poids, sans quoi peut-être s'écraserait-elle au sol entraînant dans sa chute le corps du cogitant. Qu'elle s'affaisse cette posture, empreinte d'une pensée tournée vers elle-même, qui ne sait pas chercher au-delà de son regard ce qui lui manque et se tenir aux aguets comme un animal littéraire.

Que dire du scandale des corps qui s'agitent, d'un certain puritanisme prétextant le sérieux du discours, voulant figer le corps dans des postures acceptables, afin que rien ne dépasse pour ne pas trop exciter les sens.

Mais, pas plus que le discours lisse, nous ne célébrerons à l'inverse le corps lisse des images idéales des magazines, corps exhibant une peau qui ne fait pas pli. Nous parlerons plutôt d'un corps avec aspérités, un corps qui a la chair de poule devant la vie et dont on dit qu'il est obscène. Qu'est-ce donc que ce langage contaminé de chair ? s'esclafferont tous les prêtres catho du discours lisse pour lesquels seules doivent primer l'élocution dépassionnée du message, la pensée sans sexe. Est-ce cela le politiquement, le philosophiquement correct ?

La philosophie doit pouvoir s'abandonner à la danse, non pour goûter à son vertige, mais pour se tenir debout dans le vertige qui est aussi le sien. Car le savoir est possédé par un ailleurs, l'attrait qu'exerce sur lui le non-savoir. Une scène représente alors une opportunité pour dessiner des horizons à la connaissance, champ après champ, jusque dans les hors-champ du possible.

De quoi donc des corps qui dansent ensemble sont-ils capables ? De mouvements ? Certes. Mais plus encore ?

Lorsque les individus bougent ensemble sur une scène, ils interagissent les uns avec les autres. A partir d'un chaos de gestes et de sons, une expression est susceptible de s'organiser, un ensemble essaie de trou-ver une cohésion. Confrontés à l'insignifiant, à l'accidentel, au chaotique, des acteurs traquent le sens.

L'instabilité, c'est une matière pour inventer un nouveau type d'équilibre. tout comme le surfeur qui, en situation de déséquilibre, essaie de tirer partie de l'élément mouvant de la vague. C'est là, aux points critiques du déferlement, qu'il produit une écriture, un geste qui, eux, n'ont rien de chaotique. À l'égal d'une culture à faire, ce n'est pas l'art qui nous intéresse mais la trajectoire qui le rend possible. De la même façon, ce ne sont pas les énoncés philosophiques qui nous interpellent, mais les paysages qu'ils esquissent, les pratiques qu'ils autorisent, le sens qui se fait, se défait et puis se recompose ailleurs, autrement, dans un hors-champ. Que l'art se donne alors comme un théâtre des opérations où la mise en jeu d'une œuvre devient celle de notre pensée, où de multiples scénarios se tissent et se bousculent, où s'explorent les hasards et les incertitudes de la découverte, où, encore, le hors-champ démasque nos manques à penser.

La scène ? Un lieu où voir autrement n'engage pas à voir autre chose de la même manière, mais à voir la même chose d'un autre point de vue, qui ébranle la routine de notre manière de voir et de penser. Méfions-nous de ce regard saturé qui veut amalgamer toutes choses en une seule réalité où se reflètent sa suffisance et ses aigreurs. S'obstiner à voir la même chose équivaut à se taire devant un devenir qui reste à faire, sur toutes les scènes de la vie où la pensée vibre au son des corps, prête à changer son tempo.

Si nous vous parlons de ce qui se passe sur une scène, en quête d'une philosophie en acte qui se cherche à travers cette boutade de «  philosophes debout ! », c'est peut-être pour vous parler des dessous, dessus, derrière, des pendant et entre-temps de ce qui est donné à voir, des événements qui se tissent et nous donnent du fil à retordre, à déchirer, à renouer. Pour parler encore de ces trajectoires imprévisibles qui développent le sens du possible, d'un déséquilibre qui se joue de l'ordre du déjà-là à l'instant même où le mouvement de la pensée rend visible sa texture, par le détour de sauts et de heurts, de chair et de sons, de passes et de coups.

Federica Bertelli et Yovan Gilles


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 4 avril 03 par TMTM
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