Les périphériques vous parlent N° 9
hiver 1997/98
p. 3-4

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vers la culture : faire culture

LE DROIT AUX POSSIBLES :

DES LIEUX DU DEVENIR CITOYEN

Le devenir citoyen repose sur une activité des citoyens pour co-construire au jour le jour une politique citoyenne à travers les pratiques culturelles qu'ils inventent.

Avec ce texte, je voudrais engager quelques considérations qui me semblent pouvoir soutenir un projet, celui de la fondation d'Espaces Publics Citoyens. Je voudrais surtout montrer l'importance de tels lieux dans une perspective de citoyenneté. Lieu, espace où chacun pourrait apprendre avec les autres à se donner un devenir à travers une activité susceptible de dégager une meilleure connaissance des problèmes touchant à la complexité. J'aimerais avancer encore que ce projet d'Espaces Publics Citoyens vise cet objectif : « apprendre à devenir capable de » dans le cadre d'une activité visant la connaissance.

Pour commencer, j'affirmerai que le savoir citoyen n'est pas un savoir « tout fait », encore moins un savoir « déjà fait », il s'exprime d'une manière très concrète à travers un « en train de se faire » où chacun doit se retrouver dans une position d'intervenant. Les capacités, les connaissances, le développement des différences de chaque individu, qu'ils concernent les modes de voir, de faire et d'être, représentent les conditions de toué démarche citoyenne. Par là, bien sûr, chacun est invité à « agir pour comprendre », comme le prescrit la formule de Nietzsche « seul celui qui agit, comprend ». C'est cette logique que je souhaite proposer pour ces Espaces Publics Citoyens.

La question du savoir

Parlant de « l'équipement nécessaire pour voyager dans la science et la technologie », Bruno Latour dans son livre La science en action nous dit de ce voyage qu'il est en même temps léger et multiple. « Multiple parce qu'il mélange les liaisons hydrogène avec les échéances d'un article, avec l'autorité de certaines personnes, avec des questions d'argent, avec des questions de mise au point finale et de style bureaucratique ; mais en même temps léger parce qu'il implique que l'on abandonne tous les préjugés sur ce qui distingue le contexte dans lequel s'insère la connaissance et la connaissance elle-même ».

Out of Avignon, photos : Tessa PolakYovan GillesFederica BertelliAnne CalvelNaïm AmorYovan GillesCécile RomaSébastien BondieuKathrin Ruchay

Il ajoute : « À la porte de Dante il est inscrit : Toi qui entres ici abandonne tout espoir. Au commencement de ce voyage il devrait être inscrit Toi qui entres ici, abandonne tout savoir sur le savoir. »

Habité par une même préoccupation, Michel Serres commente dans Les Cinq Sens : « J'aime que le savoir fasse vivre, cultive, j'aime en faire chair et maison, qu'il aide à boire et à manger, à marcher lentement, aimer, mourir, renaître parfois, j'aime à dormir entre ses draps, qu'il ne soit pas extérieur à moi. Or il a perdu cette valeur vitale, il faudra même se guérir du savoir ».

« Or il a perdu cette valeur vitale ». Cette perte de la valeur vitale, c'est ce qui en premier lieu m'a amené à imaginer ces Espaces Publics Citoyens. Cette expression fait en somme référence à des lieux où redonner au savoir un espace de vie, un espace d'action. Pour moi, l'entreprise de construire un « savoir vivant citoyen » est dévolu au citoyen lui-même, elle le fonde même, dans la mesure où elle le met face à sa responsabilité d'être un acteur avec d'autres acteurs dans le cadre de la cité. Conquérir cette valeur vitale du savoir met certes en cause le système des connaissances tel qu'il est constitué aujourd'hui. C'est dans ce sens en tout cas que j'entends le propos de Serres « il faudra même se guérir du savoir », guérir, c'est-à-dire se protéger d'un savoir déjà-là qui affirme son hégémonie contre tout autre mode de savoir. Cet autre mode concerne un savoir susceptible de se constituer à partir d'activités laissées à l'initiative des citoyens. Dans la même logique, Bruno Latour remarque qu'il n'y a rien de commun entre « la science faite » et « la science en train de se faire ». Ce qui vaut pour la science vaut tout autant pour la connaissance, qu'il s'agisse de la connaissance scientifique ou de toutes les autres connaissances humaines.

C'est bien entendu du crédit exorbitant prêté à la connaissance toute faite dont il « faudra se guérir ». Le savoir déjà-là est un savoir cloisonné, compartimenté dans des disciplines adéquates et retransmis tel quel, sous une forme le plus souvent livresque ou « magistrale » à l'école et à l'université, par des professeurs « experts en la matière ». Mais le système d'enseignement est lui-même dans une crise profonde. Il faut chercher à faire autrement et aussi ailleurs que dans l'institution scolaire et universitaire. « Le savoir en train de se faire » a cet avantage non négligeable qu'il passe par une recherche constante. Se constituant jour après jour, il est à la fois expérience et vie (et tout ce qu'en dit Serres). C'est cette logique du « en train de se faire » que j'aimerais voir mise en pratique dans les Espaces Publics Citoyens, une logique qui délimiterait, pour tout citoyen, un cadre d'activité mêlant d'une part, expérience de laboratoire et de terrain, et d'autre part, réflexion, l'ensemble constituant un champ de créativité et de production. Nos travaux au Laboratoire d'Études pratiques sur le changement nous ont appris que la créativité requiert une astreinte, celle de soigneusement définir au départ « les conditions initiales » de tout projet ou recherche. Dans le cadre d'une activité, surtout si elle vise à l'acquisition ou à la production de connaissances, évaluer ce que l'on appelle « les sensibilités aux conditions initiales » est un facteur particulièrement favorable permettant des avancées rapides et accessibles. La recherche des conditions initiales à la création est une démarche que nous nous proposons d'engager dans les Espaces Publics Citoyens.

D'autre part, dans l'état actuel des choses, « se guérir de ce savoir déjà trop là» implique d'intervenir dans pratiquement toutes les disciplines de la connaissance. Par là, s'engage-t-on sur bien des espaces de la vie, de la connaissance et de l'action [ voir note]. C'est dans la mesure où le citoyen s'attachera concrètement à décloisonner, à « débureaucratiser » les activités humaines - devenues des spécialités scolaires, universitaires, sociales, économiques, politiques, culturelles et autres confiées à des experts qui couvrent de leur responsabilité savante tous les secteurs d'intervention de la vie -, qu'il pourra reconquérir ses droits, assurer son devenir avec tous les autres citoyens.


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Consommateur/actionnaire

La mondialisation de l'économie de marché domine la planète. Les pays pauvres sont de jour en jour plus pauvres, et dans les pays industrialisés, la précarité s'installe partout, débouchant sur le développement d'une under-class constituée d'une population sous le seuil de pauvreté de plus en plus nombreuse. Broyés par la guerre économique mondiale, lés peuples, touchés de plein fouet par la dégradation de leur existence, essaient de résister.

Les idéologies de la Pensée Unique de l'ultra-libéralisme se conjuguent pour imposer l'hégémonie des valeurs de l'économie de marché sur toutes les autres formes d'expression humaine, économie dominée chaque jour davantage par les maîtres des places fortes financières que sont devenues les Bourses. Cette évolution, surtout depuis l'après-guerre, a donné peu à peu naissance à une classe sociale mondiale regroupant la majeure partie des populations des pays industrialisés : « la middle class ». Cette classe se définit non pas tant par la place (le poste de travail) occupée par chacun dans l'appareil de production, que par les modes de consommation adoptés par l'ensemble de la population. La consommation de masse caractérise encore aujourd'hui le mode de vie des pays industrialisés.

“Le paradoxe humain est bien là, dans cette formule de biologiste parlant des processus neurologiques de l'apprentissage : apprendre n'est pas une aventure d'avare qui entasse. « Apprendre c'est éliminer » (Changeux)”

(Jean-Marie Pradier dans Ethnoscénologie : la profondeur des émergences, Internationale de l'Imaginaire n° 5)

Le mot liberté à la suite va exprimer la liberté du consommateur à consommer selon ses moyens, qualifiant un type de liberté que l'on prétend démocratique. Il désigne surtout la satisfaction des besoins qui se trouvent sur le marché. Pour la grande majorité des populations des pays industrialisés, c'est l'emploi qui permet d'accéder au marché, le salaire qualifiant le plus souvent l'emploi. Il est le moyen par excellence qui assure aux populations du monde industriel avancé l'accès à la consommation. Aussi, dès lors que quelqu'un perd son emploi, il se retrouve disqualifié. Evidemment, en dehors des « employés », il existe bien sûr d'autres catégories, en particulier les employeurs et les « riches ». Dans le cadre de ce texte, nous en resterons à ce constat : toutes les statistiques mondiales indiquent aujourd'hui que les très riches sont de moins en moins nombreux, mais que ceux qui le restent sont de plus en plus riches. Les revenus de la classe moyenne, par exemple, ne cessent de décliner depuis trente années, de 21 % des revenus mondiaux en 1965 à 11 % seulement aujourd'hui. À part donc les très, très riches (348 personnes dans le monde jouissent du même revenu qu'environ 2 milliards cinq cents millions de personnes !), les salaires moyens et les bas salaires ont tendance à baisser, et partout le nombre des pauvres augmente : « il y a 47 pauvres de plus par minute dans le monde » (Information du Programme des Nations Unies pour le Développement publiée dans Libération du 18 juillet 1996).

Ce qui n'empêche pas que, dans ce contexte d'une dégradation constante de « l'État du monde », le consommateur continue à représenter la première composante du marché. Il génère la demande qui à son tour engendre l'offre, bien que pour garantir la vitalité du marché, l'offre s'accompagne d'une activité injonctive incessante à travers promotion et publicité, visant à susciter de nouveaux besoins (les besoins des produits de masse). Pour soutenir la production de masse qui fonde le consommateur, il y a l'actionnaire. On peut dire que la relation consommateur/actionnaire exprime pour une grande part la réalité mondiale de l'économie de marché. Toujours dans ce contexte de « l'économisme » dominant - hégémonie des valeurs économiques sur toutes les autres valeurs, accompagnée d'une surdétermination de l'offre et la demande - la citoyenneté n'a guère de chance de se développer. Il ne nous reste qu'à regretter que la démocratie, dans la perspective actuelle, ne représente qu'un État de Droit renvoyant au triste « état des choses » de l'époque.


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Démocratie et citoyenneté

C'est seulement dans un cadre démocratique plus large que la citoyenneté moderne pourra se forger, mais c'est aux citoyens qu'il revient de l'inventer. Dans « l'État de fait » actuel, celui de l'hégémonie de l'économie de marché tout ressortissant étant « structurellement » tenu à se comporter en consommateur, il est amené invariablement à s'écarter de l'activité citoyenne. Nous avons cette conviction aux Périphériques que le devenir citoyen, aujourd'hui implique une activité fondatrice, fondatrice d'un autre type de démocratie susceptible de générer une autre citoyenneté. Mais où aller chercher cette démocratie ?

Le physicien Ilya Prigogine, dans son livre La fin des certitudes, évoque trois présupposés à la démocratie : la liberté humaine, la créativité, la responsabilité. Je choisirais volontiers ces « indicateurs » comme parfaitement aptes à mesurer « un concret démocratique » et ceci de préférence aux trois termes de la devise républicaine « liberté, égalité, fraternité » que les deux siècles post-révolutionnaires ont souvent galvaudés sur des terrains guère démocratiques.

La liberté humaine. Dans cette expression, le terme « humain » accolé au mot « liberté » précise heureusement cette idée : dès lors que l'on parle de démocratie, c'est de la liberté de chaque femme, homme, enfant dont il doit être question. Il s'agit de se débarrasser en l'occurrence de cette liberté formelle qui ne s'élève guère contre cette constance non-démocratique de la démocratie molle d'aujourd'hui : dans la réalité du vécu actuel, la liberté n'évoque que la liberté de ceux qui ont les moyens de se l'offrir. Exaltation hypocrite d'une liberté idéale réservée aux hommes qui la méritent, c'est-à-dire aux hommes déjà libres d'être encore plus libres sur le dos de tous les autres. Le fait têtu reste que de nos jours encore l'immense majorité des êtres humains n'ont que la liberté de leurs moyens, c'est-à-dire une liberté à la mesure de leur pouvoir d'achat de consommateur. Il n'est guère besoin d'insister pour s'apercevoir que le pouvoir de consommation mesure médiocrement l'idée de liberté. Quelqu'un de très pauvre peut parfaitement disposer, en lui, de toutes les qualités requises pour agir en être humain libre, c'est-à-dire en être humain susceptible de contribuer à rendre encore plus libres ceux qui l'entourent, mais ce qui lui manquera toujours c'est l'espace, le temps et les moyens pour faire de cette liberté une réalité de sa vie. La réalité qui lui est imposée, c'est la contrainte persistante d'avoir à se procurer un minimum vital pour simplement survivre.

Quand Prigogine évoque la liberté c'est donc d'abord à la liberté de l'être humain qu'il pense, c'est-à-dire à la liberté de chacun, mais - je ne le soulignerai jamais trop - à la liberté de chacun avec tous, une liberté se construisant dans un ensemble autonome qui se donne les moyens, en premier lieu, du plein exercice de cette liberté. Dans cette visée, la liberté de chacun ne peut que se co-construire avec tous. Le concept de liberté devient un concept de société, de communauté. La liberté ne représente plus seulement un droit, mais une conquête permanente, une activité de l'être humain pour s'assurer un espace de liberté dans des contextes sans cesse changeants. La connaissance (production des connaissances plus qu'acquisition des connaissances) devient par là le moyen majeur pour donner consistance à la liberté citoyenne. Avec ce concept de « liberté humaine », une première exigence apparaît : disposer d'un lieu, d'un espace où concevoir les conditions favorisant le plein développement de cette liberté citoyenne.

La créativité. Chercher les meilleurs moyens et procédures pour co-construire la liberté de chacun dans un ensemble, introduit à la créativité. La créativité est cette activité qui peut donner forme et contenu à la liberté humaine - le terme « humain » se référant ici aux visées concrètes des femmes, des hommes cherchant à donner au présent un devenir à leur vie. La liberté après tout n'a de réalité qu'à travers l'activité qu'elle donne à vivre. C'est en apprenant à se donner à chaque pas les moyens, les capacités de penser et d'agir pour un devenir qu'il leur faut inventer, que les citoyens jouiront de ce privilège démocratique essentiel : vivre sa liberté, en la créant, en premier lieu en apprenant à la créer. Pour ma part, cette activité représente l'expression même de la créativité. Je le souligne encore, la créativité est une activité dont dépend le devenir citoyen. Là encore, les habitants des cités, des quartiers, des villages ont besoin « d'espaces d'action » pour apprendre non seulement la créativité, mais surtout comment en user dans tous les domaines de la vie économique, sociale et politique. Il y a là toute une culture à inventer, une culture dont seul les pratiques culturelles nouvelles pourront rendre compte. Avec la créativité, c'est la question des « pratiques culturelles » qui se pose. Nous en reparlerons.

La responsabilité. S'il existe un terme qui prend aujourd'hui, immédiatement, une connotation élitiste c'est bien celui de « responsabilité ». Les adeptes de la liberté d'entreprise, les experts du management - plus que les managers eux-mêmes d'ailleurs - prêtent volontiers ce terme aux hautes personnalités de la hiérarchie : responsables, dirigeants, leaders, en un mot aux décideurs. Évidemment, dans le cadre de l'économie de marché où la relation consommateur/actionnaire asphyxie l'activité citoyenne, la responsabilité ne peut se situer qu'au sommet de la hiérarchie pyramidale. Elle appartient à ceux qui détiennent le pouvoir, au point que responsabilité et pouvoir se confondent la plupart du temps. Plus l'on se trouve au sommet, plus les possibilités sont grandes de pouvoir exercer une responsabilité. Au bas de la pyramide, il n'est guère probable que la base puisse avoir l'occasion de prendre la moindre responsabilité. Aussi, les injonctions du type « soyez responsables ! » que les dirigeants, les autorités de toutes sortes, les « gouvernants » lancent à leurs subordonnés peuvent-elles être considérées à juste titre comme des « injonctions paradoxales » dont l'objectif manifeste est de réduire à l'état d'impuissance ceux à qui elles s'adressent. Deux petits mots d'explication sur « l'injonction paradoxale ». Il s'agit de ce genre de sommation qui, c'est un exemple, amène le père à lancer à son fils : « désobéis-moi ! » Le fils, bien sûr, se retrouve dans l'impossibilité d'exaucer l'ordre du père, donc est immédiatement plongé dans la culpabilité. Même les cadres, les managers sont quotidiennement soumis à ce système raffiné de culpabilisation reposant sur le « double bind », comme l'École de Palo Alto appelle l'injonction paradoxale. La capacité d'assumer sa réponse se révèle donc un objectif politique du devenir citoyen. Il faut s'en convaincre : devenir responsable ça s'apprend et c'est même un objectif de lutte.

Pour résumer, je dirai que ces trois présupposés de la démocratie peuvent constamment soutenir un projet visant le devenir citoyen. Mais ce que j'aimerais surtout que l'on retienne, en la circonstance, c'est qu'ils ne peuvent constituer une revendication que l'État ou des Pouvoirs en place auraient le pouvoir de satisfaire. Ils expriment d'abord une volonté préalable des citoyens, celle de se doter des moyens (lieux, espaces et procédures) pour apprendre par eux-mêmes à co-construire, chacun avec les autres, les possibles de la liberté humaine, de la créativité et de la responsabilité partagée.


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Temps vide et temps libre : travail et loisir

L'idée de citoyenneté ne pourra donc prendre consistance que dans un cadre démocratique minutieusement spécifié. Dans l'état actuel des choses, celle des démocraties reposant sur l'État de droit, les réalités sur le terrain traduisent rarement les exigences impliquées par l'État de droit. Elles sont en quelque sorte formalisées ou, si j'osais un néologisme emprunté à l'informatique, « formatées ». Le droit de vote, la liberté d'entreprendre, le droit à la propriété, à la liberté de culte, à l'existence des partis politiques et tous les autres droits constitutionnels peuvent être, certes, légitimés comme démocratiques, mais cette légitimité en fin de compte ne peut représenter qu'une étape dans le processus de démocratisation. Si, concrètement sur le terrain, « l'État des choses » révèle que les droits accordés à tous ne peuvent pour ainsi dire bénéficier qu'à quelques-uns ? Il faudra admettre alors que l'on contrevient à l'idée que l'on se fait de la démocratie, pour le simple motif que ces droits se révèlent être la seule propriété de quelques-uns. Nous avons là, en fait, le même type de démocratie que celle de la Grèce antique qui n'assurait la liberté qu'aux seuls « hommes libres », les autres, les esclaves, ne pouvant jouir de ce droit puisqu'ils n'étaient pas des hommes libres. La lutte pour la citoyenneté devra donc viser d'abord à ce que les droits démocratiques essentiels soient concrètement accessibles à tous.

Je voudrais maintenant, en rapport avec les problèmes cruciaux que pose l'époque, examiner d'un peu plus près ce qu'il en est de ces « possibles démocratiques » actuels. Jeremy Rifkin dans son livre La fin du travail nous dit à propos de la révolution technologique que « la nouvelle révolution des hautes technologies pourrait se traduire par moins d'heures de travail et un bien-être accru pour des millions de gens. » Il ajoute : « Pour la première fois dans l'histoire moderne, d'immenses populations humaines pourraient être libérées de leurs longues heures de labeurs sur le marché traditionnel, être libres de s'adonner longuement à des activités de loisir. Mais les mêmes ressorts technologiques pourraient, tout aussi bien, mener à un chômage grandissant et à une crise planétaire. »

En espérant que l'humanité réussisse à éviter de plonger dans la deuxième alternative : une crise planétaire dont on n'ose même pas imaginer les conséquences catastrophiques, je voudrais maintenant réfléchir à ce qui pourrait amener les populations humaines à sortir de la servitude. Rifkin évoque l'idée qu'elles pourraient « être libres de s'adonner longuement à des activités de loisirs ». Ce point de vue est tout à fait souhaitable et même envisageable, mais il demande à être soigneusement précisé, et surtout relativisé à la situation actuelle (la mondialisation de l'économie et l'hégémonie des idéologies de la Pensée Unique). Deux considérations à propos de l'argument de Rifkin me semblent pouvoir soutenir le projet d'Espaces Publics Citoyens.

Première considération.
D'abord, qu'entend-on par « activité de loisir » ? Dans le sens courant d'aujourd'hui le loisir c'est « le temps après le travail » ou encore le temps hors travail lorsqu'on en possède un. Le plus souvent, c'est un temps de délassement. D'autre part, le loisir est un concept moderne, il n'a rien avec à voir avec les réjouissances, les fêtes familiales, villageoises, folkloriques et religieuses que les sociétés préindustrielles s'accordaient tout au long de l'année. Il n'a même plus grand chose à voir avec « la conquête des loisirs » menée par la classe ouvrière dans les années 30.

C'est surtout après la deuxième guerre mondiale, avec l'installation d'une société fondée sur la production et la consommation de masse, que « le loisir » est devenu un terrain de prospection très fructueux pour l'économie de marché: voyages organisés, tourisme de masse, multiplication des spectacles dits de « distraction », animation commerciale ou autres, sans oublier la télévision bien sûr. En fait l'après-guerre a vu la transformation des loisirs en produits de masse, générant (avec le concours de la publicité surtout) dans la lancée chez un très large public un besoin de « loisirs de masse ». Beaucoup de ces productions et manifestations étaient qualifiées de « culturelles », une qualification justifiée d'ailleurs, si l'on veut bien préciser que le terme « culturel » exprime le mode de l'époque de percevoir sa culture. Disons que l'hégémonie du show-business régentant « la middle class » a réussi à imposer à un très large public ses critères de valorisation des œuvres (critères comptables liés au business, pas au show). Relevons au passage les trois modes principaux d'évaluation des œuvres sur le marché. Ils reposent pour la littérature de délassement (romans surtout et autres formes narratives) sur la meilleure vente de livres (best-sellers); pour les spectacles (cinéma, théâtre, danse, concerts, etc.) sur le plus grand nombre d'entrées faites ; pour la télévision, sur la plus grande audience obtenue. Quant aux « œuvres uniques », les arts plastiques (toiles, sculptures et autres objets dits artistiques) leur valeur sera mesurée à partir de leur cotation sur le marché de l'art.

Aussi quand Rifkin déclare que la révolution technologique peut permettre aux populations « d'être libres et de s'adonner longuement à des activités de loisirs », il invite par là à remettre en cause la notion même de loisir. Ce dernier ne peut plus être considéré, dans cette acception, comme un temps disponible pour s'offrir un des nombreux produits de loisir que l'on va se procurer sur le marché des loisirs. Il se présente plus concrètement comme un temps des possibles à reconquérir, un temps de libération. Le terme « possible », à cet égard, se réfère à un projet, celui de prendre le temps de rendre possible le fait de donner des objectifs à sa vie (une conquête sociale et humaine). Le vocable loisir véhiculera alors ce sens : « faire en sorte de disposer d'un temps pour chercher ses possibles », des possibles qui représenteront alors effectivement des conditions de vie. Mais l'expression « conditions de vie » à son tour devra être relativisée, elle s'opposera, ici, à « l'activité obligée formatée », formatée par les exigences du marché.

Sans doute, fais-je du terme « possible » un mot clé. Pour moi, il est fondamentalement lié au devenir. Le devenir n'étant rien d'autre que l'activité consistant à rendre possible des possibles incertains. Toujours dans son livre La fin des certitudes, Ilya Prigogine ne cesse d'ailleurs d'appeler la science à renoncer à ses certitudes. Il en va de même pour la société. Si l'histoire de l'univers n'est fait que de possibles, alors il faudra bien se convaincre que la destinée humaine se construit également sur des possibles et que, par conséquent, elle ne peut reposer, au même titre que la science, sur aucune certitude, exprimerait-elle les certitudes de l'étude de marché. Là encore, ce sera à l'activité citoyenne de donner aux possibles une réalité humaine, c'est-à-dire de s'inventer un devenir possible.

Mais cette perspective : avoir la liberté de « s'adonner à des activités de loisirs » instaure un paradoxe, car loin de nous sortir du travail, elle nous engage au contraire dans une démarche où le travail est loin d'être exclu. Le paradoxe néanmoins, va nous permettre à ce point de faire la distinction entre un type dé travail, celui destiné à satisfaire W besoins de consommation de masse et un travail émancipateur (appelons-le créatif) soutenant un devenir citoyen. Un devenir citoyen, du simple fait que le travail lié à la créativité représente une activité qui d'elle-même se révèle « un mode de vivre sa vie » au présent : « un loisir d'être soi-même » si je peux me permettre cette expression.

“Comme le montre la loi de Gresham (qui veut que lorsque deux éléments différents se voient arbitrairement rassemblés et attribuer la même valeur, celui qui est le plus « précieux » sera le plus convoité), il est sage de garder à l'esprit que, dans le domaine du développement, si un projet réunit des pauvres et des non-pauvres, les non-pauvres excluront les pauvres et les moins pauvres excluront les plus pauvres. Cette logique pourrait bien se perpétuer, à moins que des mesures protectrices ne soient prises dès le début.

Et ce qui risque d'arriver, c'est que les non-pauvres récoltent tous les avantages au nom des plus pauvres.”

(Muhammad Yunus : Vers un monde sans pauvreté, éd. Lattès)

Cette démarche liée à la créativité a sans doute de tout temps existé, parce qu'il y a toujours eu des personnes, une minorité certes (on peut les appeler des privilégiés à quelque titre que ce soit) qui ont trouvé dans l'accomplissement de leur travail les moyens de s'épanouir. Ce privilège tient à deux facteurs essentiels : ils font ce qu'ils ont choisi de faire ou ce qu'ils font leur convient parfaitement. Malheureusement, ces dernières décennies, cette couche satisfaite de population tend de plus en plus à diminuer. Le développement accéléré des technologies, la compétitivité exacerbée alimentant une guerre économique génératrice de misère, créent une situation générale de fragilité. Personne n'est plus aujourd'hui à l'abri d'une disqualification sociale par le chômage ou à un renvoi à un emploi précaire. En ce qui concerne notre proche avenir, si des pratiques nouvelles touchant au social, à l'économie, aux manières de penser, de faire et d'être n'accompagnent pas les développements rapides qui ne cessent de bouleverser le monde du travail et de la production, les emplois qui attendent les jeunes risquent, pour la plupart, de n'être que des petits boulots sans avenir.

Ce sont toutes ces conjonctures qui m'amènent à dire que le problème à partir duquel on peut saisir l'époque passe en premier lieu par la culture. Très précisément, il se rapporte à un changement de culture, c'est-à-dire à un changement des modes de penser, de faire et d'être. Nous avons souvent décrit dans les Périphériques ce changement de culture à travers les pratiques que les individus adoptent dans toutes les circonstances de leur vie. Ainsi, la deuxième période industrielle n'a jamais cessé de favoriser le comportement d'interprète : l'homme de l'organisation. À l'interprète et ses modes de penser, de faire, d'être, nous avons opposé un comportement d'acteur, un acteur défini comme « un auteur, responsable de ses actes ». Peu à peu, nos recherches et nos expériences tant en laboratoire que sur le terrain, nous ont convaincus que c'est l'engagement de chacun avec les autres dans une activité d'acteur qui est le plus susceptible de donner consistance à un devenir citoyen. Cette recherche sur l'acteur nous a permis en même temps de découvrir un tout autre sens du mot travail. Ce sens, je dirai qu'il dépend étroitement des pratiques culturelles que les citoyens sauront engager. Sur ce plan encore, celui de la culture, l'exigence d'un espace où les citoyens puissent « avoir le loisir de rendre possible un devenir citoyen » à travers l'invention de nouvelles pratiques culturelles, s'avère une nécessité opérationnelle fondamentale.

Deuxième considération.
Transformer le loisir en une autre réalité que celle qui en fait « un objet de consommation » invite, en premier lieu, à sortir de l'idéologie de l'économie de marché (appelons-la l'idéologie « show-biz »). Dans le cadre d'un devenir citoyen, le loisir ne peut plus être un acte de consommation, il devient une activité de chacun avec tous. Une activité qui exprime, au jour le jour, recherche après recherche, une production citoyenne, ce que nous appelons « la co-construction citoyenne », d'où encore le besoin pour les citoyens de disposer d'un lieu, d'un espace et du temps nécessaire - temps de libération plus que temps libre - pour donner consistance à ce devenir citoyen qui seul peut permettre l'exercice de la citoyenneté. Citoyenneté dans laquelle la consommation n'est plus un but de vie, mais devient un moyen utile, entre autres, de mener à bien son activité de citoyen.

Une petite remarque encore sur le temps libre. La longue période de croissance du chômage que nous vivons depuis deux décennies a suscité de la part de bien des experts en sciences sociales ou d'observateurs sur le terrain du social et du travail de nombreuses considérations sur « le temps libre ». On a constaté qu'une minorité infime de chômeurs a considéré sa période chômée comme du temps libre. Pour la grande majorité, ce temps n'a été et n'est qu'un temps vide, un temps perdu à chercher un autre emploi. Le temps libre, en tout premier lieu, ne peut être qu'un temps choisi, certainement pas un temps imposé à la suite d'un manque de travail. De ce fait, encore une fois, le temps libre se révèle un temps qui appartient aux seuls possesseurs de travail, aux « riches de savoir » et encore, à ceux qui ont les ressources nécessaires pour acquérir et produire les connaissances indispensables pour construire leur vie autrement. Pour celui qui a tout perdu, pour ceux qui n'ont plus d'emplois, pour les exclus de l'économie, du marché, pour les disqualifiés, le temps sans travail reste un temps vide, si ce n'est à l'employer à chercher un nouvel emploi. Le temps vide représente un espace de bannissement où rien n'est possible, même pas de nourrir l'infime désir de s'en sortir. Je dirai qu'il faut avoir une mentalité déjà préparée pour se poser ce genre de questions : y a-t-il un autre mode de travailler ?, et, que faire pour que ce mode se distingue du travail proposé actuellement ?

Essayer de répondre à ces deux questions, c'est déjà engager une véritable mutation culturelle. Faire une autre culture. En l'occurrence donc plus encore que de révolution, il faudrait parler d'une mise en cause profonde de l'idée que l'on se fait de la culture. Il conviendrait, ceci admis, que les chômeurs, les précarisés, ceux que l'on dénomme les exclus ne se coupent pas, chaque jour passant, du monde des actifs, de ceux qui ont encore un emploi. Là encore se fait sentir le besoin de cet espace où les disqualifiés pourraient en compagnie des « actifs » transformer leur temps vide en un temps riche de possibles. Très précisément, ils pourraient en de tels lieux essayer de sortir des interprétations trompeuses que le néolibéralisme à travers ses idéologies de la Pensée Unique donne à ce qu'on appelle la Culture, une Culture grand C qui ne représente, en fait, que la culture d'une époque qui n'a jamais pris en considération la qualité propre à chaque femme, homme, enfant; une époque qui a soumis toutes les activités humaines aux seules valeurs comptables qui mesurent la santé d'un marché complètement dominé par les places financières.


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la culture : faire culture

La culture : faire culture

Aspirer à une nouvelle culture ce sera, donc, d'abord sortir de la logique de la culture économiste, du tout show-biz. Sans doute, cette sortie s'avérera une entreprise difficile, probablement longue. Mais dans ce mouvement, un « prétendant citoyen » pourra-t-il viser à un type de démocratie saisissable à travers les réalités affrontées sur le terrain, c'est-à-dire à travers les pratiques culturelles qu'il sera susceptible de mettre en jeu sur tous les théâtres des opérations de sa vie. Il agira et agissant, il comprendra. Et comprendre c'est déjà un bienfait de la vie qu'il ne faut pas négliger. À travers cette démarche, il pourra trouver matière et manière d'affirmer sa citoyenneté.

La démocratie devra alors avoir pour première exigence de donner à chaque citoyen un libre accès à des pratiques culturelles originales - touchant à la formation, à l'auto-formation, à l'acquisition et à la production des connaissances - lui permettant d'initier une démarche citoyenne réelle. Cette démarche devra, dès le départ, exhorter le citoyen à se battre pour un État démocratique capable de procurer à chacun les moyens et les lieux nécessaires où construire la citoyenneté, soit donner une réalité aux droits démocratiques, qu'ils concernent la liberté humaine, l'égalité (l'accès au possible), la fraternité (solidarité active dans le sens très précis du chercher ensemble et de la co-construction). La conception d'une telle démocratie conduit, manifestement, ceux qui la construisent à concevoir les critères permettant son évaluation, des critères reposant sur les réalités du terrain, saisis « in situ », c'est-à-dire élaborés à partir des situations concrètes de l'époque.

Comprendre la culture, dans ce sens, c'est comprendre les pratiques culturelles humaines et certainement pas disserter sur ce qu'est ou n'est pas la culture en général ou sur les significations culturelles des productions ou des créations. Dans le cadre de la cité, de la communauté, les pratiques culturelles - modes de penser, de faire, d'être de chacun - pourront alors générer des pratiques politiques, c'est-à-dire des manières « autres » de faire de la politique dans le cadre de la vie de la cité. C'est rigoureusement dans ce sens que j'avance : on est citoyen qu'à le devenir, la construction au présent de ce devenir pouvant être considérée comme la politique citoyenne [ voir note].

L'objet de ce texte, on l'aura compris, est de montrer que cette co-construction citoyenne ne va pas de soi, qu'elle implique de se donner un lieu où concrètement réaliser ce projet. Il nous faut bien reconnaître que nul professeur, expert, spécialiste n'existe pour enseigner la « matière citoyenne » et le savoir qui en découle : « l'exercice de la citoyenneté ». C'est à l'ensemble de tous ceux qui se veulent citoyens plutôt que consommateurs d'inventer, au jour le jour, ce devenir citoyen et ceci, certes, avec le concours actif, précieux des professeurs, des experts, des spécialistes considérés et se considérant comme des citoyens au même titre que tous les autres. Qu'il s'agisse en l'occurrence d'une auto-formation est une évidence à laquelle il faudra donner consistance. Mais nous ne partons pas de zéro, il existe des procédures, des moyens, des protocoles, des luttes politiques sur tous les terrains de la vie, tout un savoir déjà « en acte », pour engager cette démarche.

En ce qui nous concerne, Le Laboratoire d'Études pratiques sur le changement, Les périphériques vous parlent, Génération Chaos, et tous ceux avec qui ces structures collaborent, qu'il s'agisse d'associations, de chercheurs, de penseurs, de scientifiques, d'artistes et des praticiens sur le terrain social, nous appelons à soutenir ce projet d'Espaces Publics Citoyens où tous, homme, femme, enfant, disposeraient d'espaces d'expression et de recherche pour co-construire ce devenir citoyen. Lire dans l'article précédant les premières indications concernant les types d'activités possibles dans ces lieux.

Marc'O


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 25 avril 03 par TMTM
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[note 1] La multiplicité des domaines dans lesquels intervenir met, certes, la complexité au premier plan, mais la complexité sous toutes ses formes s'impose comme la réalité de notre époque. Que nous le voulions ou non, nous ne pouvons pas lui échapper. Il est dérisoire d'imaginer qu'une simplification des problématiques émergeant aujourd'hui puisse expliquer mieux ce qui, de soi, est complexe. La condition humaine baigne désormais irrémédiablement dans la complexité. Mais que l'on se rassure, les Espaces Publics Citoyens se veulent justement des lieux d'adaptation à cette complexité des temps.