Les périphériques vous parlent N° 8
JUILLET 1997
p. 22-27

article précédent dans le n° 8 L'entreprise rebelle
acte poétique, acte politique

Les sentiers de la gloire

Une pensée, un art, une philosophie, rassasiés de désir, finissent par se perdre à force de ne plus vouloir se chercher. L'inspiration, “c'est ce point pur où elle manque”, dit Mallarmé. Par là, la question du souffle précède celle du sens. Or, à manquer de souffle, à s'abandonner aux paradis artificiels de la pensée unique, l'art et la philosophie ayant alors désappris à se risquer dans les hors-champ de l'image et du texte, ouvrent la voie à l'anti-humain.

J'ai participé à plusieurs reprises à des réunions publiques, des forums, des manifestations culturelles, politiques, des débats. Beaucoup de questions sur les manières de faire, de penser ont tissé des fils que je voudrais dénouer, quitte à en renouer d'autres, ce qui veut dire ni plus ni moins poser peut-être des nouvelles questions, car de quoi s'agit-il d'autre aujourd'hui que de sortir des vieilles questions qui ressassent les mêmes réponses déprimantes.

Quel est le sens aujourd'hui d'une lutte possible ? Des discours tout faits, des programmes idéaux, seraient-ils de résistance, ont-ils une pertinence ? Qu'est-ce qui, dans nos manières de voir, fait blocage ? Et quel est le rôle de l'art, de la pensée ? Peut-on dissocier pensée et action ?

La poésie est un cri qui fait jaillir une forme brute cherchant à se donner au premier abord sans trop se concevoir ou s'expliciter, un surgissement qui voudrait peut-être ne pas se trouver une raison. J'accélère le mouvement pour ne pas en être prisonnière, je change de vitesse pour ne pas subir la fatalité d'un temps révolu. Je cherche des cris qui n'ont pas besoin de s'exprimer clairement, peut-être pour reprendre un certain souffle. L'impression de ne pas vivre hante les esprits échus de projets déchus, reconnaissance, malfaisance. Il n'y a que ses propres défis qui comptent et nous reconnaissent, au-delà des signes quotidiens. Je suis à la recherche de quelque chose, flânant, scrutant ; j'attends, quoi ? Tout est prétexte, mais il faut se lancer, changer, agir, seule, sans signes, sans repères. Quelle attente ? Se perdre pour se retrouver, comme dit Nietzsche, regarder la ville du haut des montagnes pour s'apercevoir qu'il y a une tour qui s'élève, cette tour que l'on a bâtie, cette tour qui nous donne le vertige, le vertige de ne plus être humain, de garder ce que nous avons d'humain, des bribes de résistance/existence. Je vois autour errer des hommes désemparés, il n'est plus possible de ne pas l'être. Le courage me manque, l'espoir s'érige comme une routine, le combat quotidien est bien plus traître que les pires lassitudes. J'essaie de ne pas confondre l'assiduité avec la routine.

L'apaisement ne me réjouit pas, ce que je cherche c'est une force pour combattre. Voir ce que l'on idéalise pour le détruire comme un dream, le rêve est toujours devant nous, inaccessible, un domaine confiné qui appelle à lui, mais auquel on n'aura jamais accès. Faire ce que l'on a à faire.

C'est un leurre de croire que l'on peut demeurer confortablement à attendre que les idées viennent. Les idées ne viendront jamais. Elles se faufilent, glissent, parcourent nos esprits, mais jamais ne font surface pour se donner avec clarté. Elles ne nous cherchent pas, au contraire elles nous fuient. Quelque chose frappe l'insouciance d'une errance trop longtemps vouée à ne plus savoir quoi faire de nos pas routiniers, un coup de poing invisible, une main qui ne sait pas caresser. Mais l'âge n'a plus d'importance, le temps ne scande plus son autorité et l'aiguille du métronome ne mesure plus notre capacité ou notre incapacité.

J'interroge alors le regard qui se moque de sa perception. Regarder avec des yeux neufs implique sans doute aussi d'apprendre à voir avec autre chose que ses yeux.

Aujourd'hui le paysage d'une démocratie possible et d'un nouveau type de lien social jaillissent comme un souffle inespéré. Nous sommes coupés de la vie et l'homme reconquiert son souffle. Aurait-il perdu jusqu'à sa singularité d'homme ?

Nous pouvons écouter le battement d'une vie qui n'en est pas une, qui nous lâche à nos propres prises, à nos étreintes. Beaucoup de manières de voir, de croire, tombent, inhumées sous leurs propres désuétudes, retard des mentalités qui nous hante. Pouvons-nous penser qu'il reste des chances pour que l'esprit de l'homme reprenne le dessus sur l'homme desséché et blasé ?

Quelque chose se produit. Il n'est peut-être plus pertinent de se sécuriser dans un discours ou une pratique infaillible, mais de les mettre à l'épreuve et d'évaluer la pertinence des idées, des concepts, des contextes. Pouvoir véritablement mettre en situation et à l'épreuve la pensée en produisant des concepts, c'est peut-être cela la philosophie, se risquer à penser, exercer le droit de penser l'avenir dans un présent qui s'y prête, dans un concept qui est le fruit de cette réflexion.

Au point de crise et d'espoir où nous en sommes, des jours et des jours ne suffiraient pas pour tordre et retordre le sens de toutes les questions et réponses qui surgissent dans les espaces de parole, là où les mots laissés à eux-mêmes, nous-mêmes laissés à nos mots, on essaie de penser un présent qui ait un devenir. Vouloir trouver une solution à tout problème ou une réponse à toute question est bien dépassé, sans doute parce que nous avons dépassé notre élan qui nous a projeté bien plus loin que nous l'imaginions.

“Quand l'homme est ignorant, quand le désert est visionnaire, l'obscurité de la solitude s'ajoute à l'obscurité de l'intelligence ; de là dans l'homme des ouvertures d'abîmes...”

(Victor Hugo)

Chaque jour, sans issue et sans espoir, la misère étend son désespoir et il nous est facile alors de nous croire impuissants devant l'ordre mondial. Il y a des discours qui cruellement nous rendent encore plus pessimistes. La fatalité alourdit nos pensées en nous imposant le sérieux de ceux qui, bien pensants bien huilés, nous invitent à méditer sur des modèles de « monde à faire », qu'il s'agisse d'un monde plus ou moins bien restauré ou d'un même « nouveau monde » qui n'a pas trouvé ses lendemains qui chantent. Mais qui va leur donner consistance ? Et comment ? Et avec qui ? Ces discours s'acharnent à croire en un monde déserté des hommes qui le rendraient possible. L'histoire, plus précisément le sentiment d'y prendre part, nous échappe, avec lui s'envole l'espoir d'inventer. Je pose alors cette question : comment engager le long terme qui seul peut éviter un quotidien qui se borne au seul lendemain ? Ce qui me fait vivre aujourd'hui ce sont les possibles de ce monde, que nous cultivons et nous nous coltinons.

Une pensée en mouvement est une pensée qui ne perçoit pas des aboutissements, des fins ultimes, qui s'en tient encore moins à des résolutions à respecter. Transformer ses découvertes en nouveaux enjeux, trouver les labyrinthes et les esquisses de nos pensées et de nos actes devient un défi. Il ne s'agit pas de défendre un discours, mais de mettre à l'épreuve ce par quoi il existe, mais aussi ce par quoi notre être au monde se retire du monde : nos vieilleries, nos regards insipides sur le monde, nos manques à penser.

Celui qui n'existe que pour vérifier le bon fonctionnement de son discours - comme l'on dirait d'un film porno qu'il vérifie le bon fonctionnement des organes - celui qui encore ne peut s'empêcher de mettre en péril son Intégrité majuscule dans tous ses rapports avec autrui, un tel individu, ne s'éloigne-t-il pas inévitablement de la connaissance pour accroître la reconnaissance des situations « de fait » (dites de fait, plutôt) pour se glorifier de ses certitudes afin de ne pas ébranler ses solitudes ?

Les points d'accord masquent trop souvent une faiblesse, celle de ne pas affronter les divergences aventureuses, la peur de ne plus se retrouver. Celui qui ose met en dérive, celui qui parle casse le silence, celui qui marche peut bousculer. Qui donc nous a appris à nous épargner plutôt qu'à nous risquer ? Qui nous a appris que les voix qui dérapent ne font pas une belle musique ? Qui nous a appris le beau et le vrai, le rien et le tout ?

Se remettre constamment à l'épreuve pour avancer avec ses idées, afin qu'un mouvement permanent transforme l'immobilité de notre regard pour lui permettre de percevoir les multiples points de vue de la vie. Combattre pour le changement de mentalités, contre le retard qui nous attarde et l'ennui qui nous nuit, combattre pour se donner un avenir, pour donner un avenir à ce monde, mais surtout, pour ne pas désespérer de nos possibilités.

Dans ce qu'il y a d'artistique dans la philosophie et de philosophie dans l'artistique, je cherche ce qui avance à mesure que des possibles surgissent, élan qui m'arrache au « va-de-soi » de la vie, me donnant les nouveaux critères pour mesurer mes actes, m'offrant des sorties de champ pour explorer les hors-champ. Créer ces logiques, ces modes de penser qui pourront m'aider non seulement à comprendre, mais à repousser toujours plus loin les limites de ma compréhension, l'exploration des connaissances. À la coutumière question : « pourquoi vit-on ? », l'on ne trouve jamais de réponse, mais c'est peut-être ce qui fait vivre et repousse toujours plus loin vers l'infini les contours du monde, les attentes que les hommes transforment en raisons d'existence.

Cette manière de penser, de poser les problèmes, de chercher à se donner un avenir, c'est peut-être cela une philosophie qui ne s'en prétend pas une et un art qui ne se veut pas art, une longue suite d'actes et de pensées qui renouvellent le sens du pourquoi. Une philosophie, un art, qui se dérobent à la fixation, qui génèrent des brèches et des glissements qui nous meuvent. Devant ce glissement des actes, des pensées, des instants, cela ne dépend que de nous de trouver des réponses qui soient autant de nouvelles questions, surtout ne pas s'obstiner à trouver un sens qui s'y trouverait déjà - Nietzsche nous le rappelle si bien : « ceux qui ne savent pas mettre de la volonté dans les choses y trouvent déjà un sens (propre du christianisme) ». Il est aisé de voir ce que l'on désire voir ; croire ce que nous savons croire ; juger ce qui nous est donné à voir comme la transcription plus ou moins changeante fidèle, plaisante de la réalité. Nos yeux baignent dans e même réel réconfortant. C'est un tout autre travail que de transformer cette matière, ces outils qui s'offrent à nous pour mettre à l'œuvre notre volonté de voir ce qui fait sens, pour essayer de percevoir d'où ça parle, comment ça parle et qu'est-ce que cela veut dire.

Dans les Périphériques, nous affirmons souvent, citant Serge Daney, que « l'information n'est pas un dû, mais une pratique. » J'ajouterai qu'une œuvre - musique, texte, image -, un acte, une pensée, artistiques et philosophiques, se donnent à pratiquer lorsqu'ils nous offrent la possibilité de penser en les pensant. Cela ne dépend que de nous que d'une œuvre « quelque chose » surgisse : un sens à forger qui tiendra sans doute sa force de la quête de celui qui l'a produite, s'est confronté à son époque à travers sa manière d'être ; de celui encore qui a pensé les conditions d'élaboration de l'œuvre en dépassant les critères qui la précédaient. Le devenir d'une œuvre, de « l'œuvre à pratiquer », de même la manière dont celle-ci ouvre notre regard au monde, tout ceci n'existe que dans la mesure où ce que cette œuvre donne à voir a été pensé, ce qui engage à sortir des manières habituelles de penser. De la sorte, elle nous met à notre tour en situation de penser ses possibles, ses hors-champ. Un dépassement, une sortie de cadre sur notre temps se dessinent alors. C'est un véritable saut que nous devons faire, un saut qui met à l'épreuve nos résistances et nos inerties. Peut-être renseignerons-nous à notre tour celui qui s'adresse à nous, même si, produisant, il ne se doutait pas des ouvertures qu'il opérait, des sorties de champ qu'il offrait, des abîmes qu'il ouvrait.

J'aime ces activités qui cherchent à redessiner le visage de l'art autrement qu'avec les traits de l'insouciance, de l'inutilité, d'une insouciance qui ne se pense pas, mais traduit parfaitement la superficialité de la vie. Détruire les mythes qui contaminent l'art, toutes les manières à tort et à travers d'y trouver, d'un excès à l'autre, tantôt une vérité, une essence cachées tantôt un prêt-à-porter culturel. Que l'art se donne plutôt comme un théâtre des opérations où la mise en jeu d'une œuvre est celle de notre pensée, où des multiples scénarii se tissent ou se bousculent, où le hors-champ démasque nos manques à penser.

Trois faire font ici alors surface : faire école, faire culture, faire mouvement, plus précisément : en faisant école en faisant culture, faire mouvement. Un combat culturel pour agencer autrement les jeux de la vie, pour ne pas subir l'indétermination et l'obscurité de tout acte, artistique, philosophique ou autre. « Qui se sait profond tend vers la clarté ; qui veut paraître profond à la foule tend vers l'obscurité. Car la foule tient pour profond tout ce dont elle ne peut voir le fond », aimait dire Nietzsche. Accepterons-nous qu'un art, une philosophie, fascinent une foule trompée par sa propre naïveté et par un pouvoir qui s'impose qu'à créer de l'obscurité ? D'autre part, accepterons-nous aujourd'hui qu'on continue à amalgamer chacun d'entre nous dans une foule qui n'évoque que le superficiel télé ?

Ne plus être interrogé par ce qui nous entoure, ne plus se laisser surprendre par des pensées qui s'imposent comme des exigences, ne plus chercher les dépassements du pourquoi, ne plus jouir de ses découvertes, voilà le pire qui pourrait nous arriver. Le goût de l'acquis efface l'avenir vite fait. C'est un combat continu qu'il faut accepter comme tel. Ceux qui le croient impossible ou le nient, baissent les bras et détruisent ce qu'il reste d'humain en eux, dans cette quête, échangent leurs idées contre leur impuissance, leur désespoir et leur espoir contre une vision de la vie qui reste toujours et toujours à la grisaille du déjà-là.

La connaissance et la jouissance, la jouissance de la connaissance et la connaissance de la jouissance, ont un caractère troublant qui n'en rend que plus pertinente leur quête. Les certitudes deviennent des appels du néant, l'angoisse une existence tissée de doute, mais on avance, rien ne peut nous clouer dans une existence immobile, et on résiste à la négation de la vie qui brouille nos conquêtes. Toute connaissance est sans doute liée à des prises de risques, et j'aime croire qu'il y a jouissance probablement lorsque l'on sait vivre pleinement ses vertiges au bord des abîmes où notre quête nous aura portés.

Brutalement, Les Sentiers de la gloire, film de Kubrick basé sur une histoire vraie, film interdit en France pendant 18 ans, fait ici écho. Je n'oublierai jamais pourquoi il m'a autant marquée. Je n'ai pas arrêté de penser à tous ces hommes qui se battent pour défendre des idées, contrecarrer la régression en s'opposant aux atrocités humaines, qu'elles soient physiques ou mentales, ces hommes qui ont pu avoir l'impression de se battre contre un mur, mais qui jamais n'ont cessé de se battre pour préserver ce qu'il restait d'humain à l'humain. La vie est-ce cela, une quête qui ne s'achève jamais ? Une quête de l'humain que d'autres humains s'obstinent à déshumaniser au nom d'une humanité bornée à une idée qu'ils s'en font.

France, 1916. En lui promettant une promotion, le général Broulard persuade le général Mireau à effectuer une manœuvre presque impossible : s'emparer d'un point fortifié allemand. Le colonel Dax s'y oppose en vain. Le jour venu, l'offensive échoue : de nombreux soldats sont tués, alors que d'autres, devant un tel carnage abandonnent la bataille et d'autres encore, tétanisés, se terrent dans les tranchées. Humilié par sa défaite, Mireau accuse ses soldats de lâcheté devant l'ennemi et décide de fusiller un soldat pour chaque compagnie afin de faire un exemple. Trois soldats sont désignés : un est tiré au sort, les deux autres ont été choisis selon des critères absurdes.

“La plupart des vers qui ont passé l'épreuve du temps et que les mémoires ont retenus, sont devenus des slogans politiques. Les peuples se jettent sur ceux qui contiennent un peu de leur vie, de leur chienne de vie, pour hurler à la face des grands leur désarroi et leur révolte. Et bien souvent, alors qu'ils marchent armés de faux, de bâtons et d'épées vers les châteaux qui abritent leurs puissants, ils n'ont à l'esprit que deux ou trois vers qui résument à eux seuls le sens entier de leur combat.”

(Chochana Boukhobza dans une postface aux Quatrains d'Omar Khayam)

Le colonel Dax se bat pour sauver ces trois soldats condamnés à mourir injustement par ce jeu de pouvoir que pratique le général Mireau. Pour triompher des mesquineries de son propre camp, il ne se fie pas à sa « juste colère » - qui pourrait lui valoir en un éclair sa défaite -, mais utilise des arguments et la mise en jeu d'une argumentation reposant sur la lucidité. En qualité d'avocat, il défend les hommes devant le Conseil de Guerre. Vainement. Par un soldat, il apprend que le général Mireau pendant l'offensive, ne supportant pas l'attitude de ses hommes, avait ordonné de tirer sur ses propres tranchées. Il en parla alors au général Broulard. Encore une fois inutilement. L'exécution aura lieu le lendemain.

Le plus lamentable en l'affaire, c'est que le général Broulard, le plus haut chef hiérarchique se débarrasse finalement de Mireau et propose à Dax de lui succéder. Ce renversement ironique de la situation atteint le général Dax au plus profond de lui-même : ainsi ses tentatives pour sauver les trois hommes, sa soif de justice, son attitude modérée tout le long du procès pour ne pas se brûler auprès des juges, tout cela a été interprété par le général Broulard comme une ruse pour discréditer le commandant en place et ainsi monter dans la hiérarchie.

Lorsque le général demandera à Dax : « Vous avez donc fait tout ça, non pour atteindre un rang supérieur, mais pour sauver des hommes ? », ce dernier lui répondra : « Si vous ne pouvez répondre vous-même à cette question, alors j'ai pitié de vous. », ajoutant : « j'ai pitié, parce qu'il ne reste plus rien d'humain en vous. »

La machinerie du pouvoir est trop puissante pour s'apitoyer sur les raisons d'un homme qui savait peut-être que sa lutte était vaine, mais qui ne pouvait agir autrement. Les trois soldats sont exécutés comme prévu. Il n'empêche, la leçon est ailleurs : de l'indignation a surgi la volonté de s'opposer à la barbarie, et avec cette opposition est née l'intelligence de la lutte, et de la lutte une volonté qui défie le sens de la fatalité et préserve l'espoir. Que l'espoir ait été déçu, est un fait, mais cet espoir ailleurs, ne serait-ce qu'à travers l'existence de ce film, a fini peut-être pas par gagner, mais a fait sens. C'est cela, qu'il nous reste. Un geste artistique.

Par là il nous reste autre chose que le regret de ce que l'homme ne soit plus un homme, qu'il se révèle un être mesquin prêt à sacrifier les autres à son propre succès, prêt à vendre ses scrupules pour se gaver de suffisance, cherchant uniquement, contre tous, ce qui l'arrange.

Mais grâce à ce film - et bien d'autres témoignages bien sûr - l'Histoire du monde finalement, peut apparaître comme l'histoire de ces hommes qui ont combattu pour rester des hommes, alors que tout autour d'eux s'écroulait.

Le problème, aujourd'hui, c'est que dans un climat de crise, la distance qui sépare un combat qui se fait à travers des arguments d'une lutte mettant en jeu la violence physique, s'atténue peu à peu. Certains croient que ce sera notre défaite, d'autres pensent à on n'ose imaginer quelle victoire. Dans l'un ou l'autre cas, ce sera sans doute la fin d'une époque, peut-être la fin de l'Histoire. Si le colonel Dax n'avait pas fait appel à la raison pour contenir sa colère, il n'aurait certainement pas mis en évidence la bêtise d'un monde militaire que toute la France, alors, faisait semblant d'ignorer. Il restait pour lui que s'il n'avait rien tenté, en se persuadant par exemple que son combat était perdu d'avance, il n'aurait pu, ne serait-ce qu'un seul instant, se considérer comme un être humain. S'il s'était résolu, par désespoir, encore par exemple, en tuant le général Mireau, il aurait été condamné et l'exécution des trois soldats aurait eu lieu quand même. Enfin, on pourrait s'imaginer que la seule issue aurait été une opposition générale de la part de tous les soldats, mais c'était là sans doute une impossibilité évidente à l'époque. En tout cas, ils ne se sont pas révoltés. Le colonel Dax nous a en fin de compte montré jusqu'où peut aller avec ses propres forces un homme tout seul. Nous n'avons d'autre choix que d'aller toujours plus loin, créant le possible de nos combats, et ceci tant que nous ne rencontrerons pas celui des autres. Mais, qu'est-ce qui nous menace ?

Nous-mêmes, si nous n'arrivons pas à être nous-mêmes et tout le reste. Autocensure, mesures arbitraires, opacités des mots-symbole, idées incarnées ou désincarnées. Le devenir de l'homme abandonne l'étant dans un monde qui n'est déjà plus, maintenant que j'écris, le même. Le même égal à soi-même, plus et moins que soi-même. Contempler peut s'avérer très dangereux. Je guette l'harmonie cassée pour toujours à travers des paupières qui se ferment lourdement. Mes yeux ne peuvent plus regarder l'étendue du paysage qui s'éclipse avec la nuit et se lève avec le jour pareil à lui-même. Regarder les images idéales, reflet d'un tiers ou de soi-même dans un miroir déformé qui nous reflète tels que nous voudrions être, à attendre toujours que l'autre nous donne ce dont on a besoin, regarder l'image avide et triste de celui qui ne donne pas en se dérobant à ses actes. Je voudrais dire, oh combien ! que mon regard préfère les affrontements aux apaisements, qu'il ne veut pas sombrer dans les marécages de la mélancolie. Il faut sans cesse reprendre sa dureté pour ne pas succomber à la froideur d'une vie qui glace le sang et fait couler en nous des fleuves sans eau.

Surtout ne pas oublier la vie et la mort en s'empêtrant dans des questions mesquines et viles qui nous désarment de notre volonté de vie.

Et surtout, et surtout, et surtout, ne préférons pas à la connaissance la dérision du cynisme et la froideur de l'indifférence. Cessons de nous mesurer à des représentations de soi ou d'autrui destinées à nous échapper ou nous exclure, à une idée fixe de l'être que le devenir embrouille, pour commencer à être à la hauteur de ce que l'on se donne à être, entièrement disponible pour affronter ce que l'on se donne à affronter. Je veux croire en une manière qui traduit notre noblesse et notre cohérence.

Cartes, il y a et il y aura toujours des murs auxquels se heurter. Ce sera tantôt notre propre ombre, tantôt celle de nos ennemis, qu'ils s'incarnent en des individus ou des manières d'être. Faisons attention !, nos ennemis peuvent devenir plus meurtriers que nous et nous briser plus promptement. Comment nos armes pourront-elles ne pas être assez puissantes ? Contre quoi n'aurons-nous pas su lutter ? Peut-être, ces ennemis sont-ils plus prêts que nous. À quoi ? Je ne sais pas. Pourquoi ? Parce que nous inventons ce qui nous fait avancer et que, eux, reflètent ce dont ils sont prisonniers, et qu'ils sont par là bien disposés à accepter leur destin, n'importe quel destin. Parce que peut-être ont-ils trop bien appris à profiter de nos moments de recherche pour s'ériger en sauveurs de ces logiques obsolètes. Parce que, toujours, nos intuitions et nos raccourcis apparaîtront bien plus nébuleux que les réalités scandées et les conformismes imposés. Qu'aurons-nous à répondre à leur fanatisme ?

D'un autre côté, ne nous étonnons pas non plus que nos efforts mal placés détruisent ce qu'il reste peut-être d'humain en nous. Lorsque l'individu est prisonnier des rets de sa psychologie, il suffit de peu pour que son monde se détruise et qu'un autre se bâtisse. Interrogeons-nous alors : est-ce normal ? Ce monde, était-ce vraiment un monde ?


Federica Bertelli


vers le début de l'article
sommaire du n° 8 Sommaire
article précédent dans le n° 8 L'entreprise rebelle
article suivant dans le n° 8 Commerce des dissidences

Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
Powered by Debian GNU-Linux 2.4.18