Les périphériques vous parlent N° 8
JUILLET 1997
p. 16-21

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sortir de la grisaille des idées vieilles

L'entreprise rebelle

L'entreprise peut-elle continuer à jouer sa partie contre la société au risque des pires régressions sociales ? Pour Didier Livio* l'entreprise de demain ne peut plus se dérober à ses responsabilités politiques : réponse radicale à l'économisme de la part d'un jeune dirigeant qui considère l'économie comme “un moyen”.


* Cet entretien a été réalisé en juin 1996, période où Didier Livio était encore Président du CJD. Aujourd'hui il est président de la Confédération Européenne des Jeunes Entrepreneurs et est, par ailleurs, dirigeant d'une PME.

Les périphériques vous parlent : En quoi définiriez-vous la spécificité du Centre des Jeunes Dirigeants par rapport aux autres organisations ou « mouvements patronaux » ?

Didier Livio : Tout d'abord, nous sommes de jeunes patrons. D'autre part, le CJD représente plus un mouvement de pensée qu'un syndicat : nous n'avons pas pour fonction de défendre une catégorie socioprofessionnelle quelle qu'elle soit, y compris le patron. Notre point de vue est celui de dirigeants qui se réunissent pour travailler sur leurs fonctions patronales, fonctions patronales au service de l'entreprise et de la société dans laquelle elle se situe.

L'autre point important concerne la philosophie qui fonde l'action du CJD depuis 60 ans. Dans les premiers textes, on peut lire : « le jeune patron est naturellement révolutionnaire » - nous sommes en 1938 - ou : « la production ne tire sa valeur que du bien-être qu'elle apporte à la société. » La philosophie, qui sous-tend notre mouvement, repose sur l'idée d'une économie au service de l'homme, parce que c'est l'homme qui confère à l'entreprise - de même qu'à la société - sa finalité, sa primauté absolues. Cela fait du CJD un mouvement patronal à part et un socle d'idées le mettant à l'abri de la défense catégorielle des intérêts patronaux, car il y a trop souvent confusion entre le patron et l'entreprise.

Enfin, il y a une exigence de travail interne au CJD. Ce n'est pas un lieu où l'on vient s'asseoir, échanger des propos, écouter des gens parler, c'est avant tout un lieu où l'on s'engage à travailler. Il ne s'agit pas seulement d'un travail sur son entreprise, mais aussi d'un travail sur soi, impliquant des remises en cause. Aussi le parcours du jeune dirigeant a-t-il quelque chose d'un peu initiatique : il implique un certain militantisme, il y va de la défense d'une idée. On peut, certes, nourrir des idéaux différents quant aux modes de vie que les hommes adoptent en société mais, en tout cas, pour nous, ce qui demeure la finalité de notre action et nous permet de projeter une vision du monde ou des rapports humains, est de l'ordre du politique et de la fonction du politique : il ne s'agit pas seulement pour l'entreprise de « régler le quotidien », mais surtout d'être garante de l'évolution du projet social. Quelle ambition avons-nous pour ce monde et pour les modes de vie collectifs sachant que l'économie et l'entreprise ne sont que les outils de cette ambition ?

P.V.P. : Dans la préface de L'Entreprise au XXIe siècle publié au printemps 1996 par le CJD, vous écrivez, à propos de la crise de sens qui affecte les dirigeants d'entreprise, aujourd'hui, devant une situation sociale dramatique : « (...) nous nous sommes laissés piéger par l'idée que l'économie libérale de marché était la seule forme d'économie valable, et nous avons laissé l'économique l'emporter sur le politique, au sens noble du terme ». Selon vous, est-ce l'économie libérale en tant que telle qui est en crise ou alors faudrait-il simplement limiter et relativiser sa place dans la société pour empêcher son hégémonie ?

D.L. : Il est vrai que nous assistons aujourd'hui à une inversion de ces valeurs, à une véritable dichotomie entre économie et société. Mais il y a plusieurs supercheries. La première consiste à dire qu'il y aurait une dictature des marchés ou une main invisible des marchés. Or il n'y a pas de dictature des marchés : tous les marchés sont régulés. L'idée que les marchés s'autorégulent est fausse, les marchés ont toujours été régulés soit par l'État, soit par les intérêts purement économiques. Et aujourd'hui l'économie mondiale est tout simplement régulée par les plus grandes entreprises mondiales. Quand on parle de dictature des marchés on voudrait nous faire croire qu'il est possible que l'économie soit une forme politique qui trouve son équilibre en elle-même. En réalité l'économie ne trouve que l'équilibre qu'on lui donne, même si aujourd'hui nous glissons de plus en plus d'une régulation d'État, contrôlée par les citoyens, à une régulation contrôlée par les intérêts catégoriels.

La deuxième supercherie consiste à nous faire croire qu'il y aurait deux modèles politiques qui s'opposent face aux problèmes de l'emploi : le libéralisme à l'Américaine et la social-démocratie européenne. Pour nous ces deux modèles ne sont que des variations autour d'un même modèle politique issu des années d'après-guerre quand l'emploi était la valeur principale de socialisation, la forme de participation à la vie collective qui avait le monopole de la reconnaissance sociale. Beaucoup voudraient retourner à cette situation. Les Américains disent : pour y retourner il faut diminuer le coût du travail, donc casser les minima sociaux. Les sociaux-démocrates, eux, disent qu'il faut garantir un minima financier en contrepartie d'un emploi, emploi que l'on n'est pourtant plus capable de garantir à tout le monde. Il s'agit là de deux procédures différentes de régulation des dysfonctionnements de la société, mais il s'agit aussi de deux conceptions politiques qui visent en fait à retourner au même modèle de société. Or il faut faire notre deuil du système ancien.

Bien sûr la politique à elle seule ne peut pas régler ce problème sauf à en indiquer le sens. Depuis 20 ans, on essaye de réformer un modèle qui a fait son temps. Or, on ne se socialisera plus par l'emploi et par la production mais par des formes variées d'activité. Cela a des conséquences notamment au plan du financement de la protection sociale, par exemple, qui ne peut plus se fonder sur l'emploi et les salaires mais sur l'ensemble des revenus. Nous devrions donner aux citoyens une protection sociale financée par l'ensemble des revenus, et non une protection sociale aux seuls salariés parce que financée par les salaires. Toujours est-il que je tiens au système de protection sociale parce qu'il est à la base des valeurs qui fondent notre République, mais ce sont les modalités de financement qu'il faut changer.

Se vouloir conservateur ou réformiste, cela ne veut plus rien dire. Aujourd'hui, personne ne se dira conservateur. Tout le monde sait qu'il faut changer quelque chose pour le bien de l'homme ou au détriment de l'homme. Que vous preniez Guy Sorman ou Robert Hue, ils veulent tous les deux la paix dans le monde. Sur la finalité tout le monde est d'accord. Où donc alors se produit la fracture politique ? Dans l'épilogue de Capital Suite et Fin, Guy Sorman écrit en gros, que l'homme n'étant pas capable de responsabilité et d'autonomie, il faut, pour garantir la paix dans le monde et l'équilibre social, l'alliance du capital et des médias pour décérébrer les populations. Il rajoute : « Un slogan anticapitaliste dans la rue peut renverser un gouvernement pro-capitaliste, mais le même slogan à la télévision enferme le manifestant dans la solitude de son salon »... Il n'en demeure pas moins que, pour lui, l'économie de marché libérale qui a fondé le développement humain des cent dernières années est une forme efficace qu'il faudrait étendre à toutes les sociétés. Là il y a deux points de désaccord. Nous, nous disons plutôt : d'une part l'économie doit rester un moyen, d'autre part, il y a plusieurs formes d'économie. De plus, nous faisons confiance à la capacité d'autonomie et de responsabilité des individus si les conditions sont requises, c'est-à-dire si l'éducation est au rendez-vous. Donc, je crois que c'est là que se situe la vraie fracture politique.

Enfin, l'économie libérale n'est pas un modèle politique. La politique commence dès lors que l'on se pose cette question : « comment veut-on vivre ensemble ? » L'économie libérale ne constitue pas une réponse à cette question. Demain, pour réguler l'économie mondiale, il faudra probablement, par exemple, supprimer les paradis fiscaux, si on veut vraiment remettre l'économie à sa place de servante des sociétés, pour reprendre l'expression de Michel Bourg. Il faudra un minimum de régulation économique internationale assurée par une structure qui pourrait ressembler à un conseil de sécurité économique et financier. On dira : « mais vous ne vous rendez pas compte : législation mondiale ! ». Mais il suffit que dix types aujourd'hui dans le monde se mettent d'accord pour que cela change.

La difficulté est que le nouvel équilibre économique et social temporaire à reconstruire exigera de nous des habitudes et des comportements inverses de ceux qu'a réclamés de nous le modèle précédent. Donc, si crise il y a, c'est une crise culturelle, crise de l'incapacité de faire évoluer les mentalités pour imaginer un nouveau modèle. Cela constitue un défi éducatif. Mais faisons attention aux mots : éducation et non endoctrinement. À ce sujet, il y a une définition étymologique de l'éducation que j'aime beaucoup qui a le sens de : faire sortir de. Il y a une autre définition propre au sculpteur : « le sculpteur dépouille l'œuvre de la pierre qui l'encombre », il y a là cette idée que l'œuvre préexiste à l'arrivée du sculpteur. De même le principe éducatif est de révéler chacun à ce qu'il est et c'est au bout de ce chemin qu'il y a l'autonomie et la responsabilité. Ceci est un problème politique. C'est que la liberté est une notion paradoxale par rapport à l'égalité et à la fraternité. La seule manière de sortir de ce paradoxe, c'est « la responsabilité » par laquelle la liberté est mise à l'épreuve, plus encore la gestion du paradoxe inhérent à ces valeurs est bien la responsabilité. Mais ce paradoxe ne se règle pas une fois pour toutes, il se pose dans tous les actes du quotidien parce que la responsabilité est à réinventer à chaque pas. C'est du ressort du citoyen que de travailler sur la résolution permanente de ce paradoxe. Or, on l'a oublié, mais cela est aussi le rôle de l'école.

P.V.P. : Selon la plupart des responsables politiques et économiques, l'impératif de compétitivité : élimination par chaque entreprise de ses concurrents pour la conquête de parts de marché - s'imposerait comme la seule politique possible dans le cadre d'une économie globalisée. Dans cette optique, la réalité montre que pour être compétitive une entreprise se retrouve dans l'obligation de diminuer ses coûts de production et ses coûts en main d'œuvre, que ce soit par des licenciements massifs ou par le développement du travail précaire à temps partiel. Ne pensez-vous pas que cette « croyance » dans les vertus de la compétitivité, qui aggrave chaque jour un peu plus la « fracture sociale » ne risque d'entraîner à terme jusqu'au déclin de l'économie elle-même ?

D.L. : Je pense que la seule manière de résoudre ce problème-là est de modifier la pratique quotidienne dans l'entreprise. Le court terme fait que, bien souvent, la finalité de l'entreprise devient la satisfaction aux contraintes. Or, la finalité de l'entreprise, comme je le disais, c'est d'être un moyen au service de la société. On ne luttera pas politiquement contre cet enracinement fort de l'idée que, inconsciemment ou consciemment - parce qu'il y a aussi des cyniques - la finalité de l'entreprise est économique. Le seul moyen est de transformer les indicateurs de performance de l'entreprise, de réintégrer dans la construction de l'indicateur de performance - qui, au final, ne devra pas être qu'économique - les éléments de dysfonctionnement que l'entreprise fait subir à la société. Si on change cela dans la pratique, - quelles que soient les valeurs qui fondent le quotidien du chef d'entreprise, obnubilé par son résultat économique -, il le fera, mais il le fera dans une dynamique collective.

Changer les indicateurs de performance des entreprises en réintégrant dans leurs comptes le coût des dysfonctionnements qu'elles font subir à la société, c'est inventer un nouveau plan comptable, parce que je pense que les chefs d'entreprise ne changeront pas naturellement sur des valeurs philosophiques. Cela consisterait à leur dire : « quand vous licenciez - vous êtes toujours libre de licencier parce que l'on est dans une économie libérale -, on suit à la trace au bout de deux ans les gens que vous avez licenciés. S'ils n'ont pas retrouvé d'emploi, on considère que c'est vous qui êtes en défaut d'employabilité et on intègre dans vos comptes les coûts que vous faites subir à la société parce que ce n'est pas à la société de payer le dysfonctionnement que vous lui avez fait subir par carence éducative ». Je sais alors que les chefs d'entreprise mettront en œuvre de nouveaux processus dans leur entreprise. Quand on me dit que c'est utopique, je réponds que, si l'utopie c'est le refus du renoncement, alors c'est utopique. Je crois que c'est possible, sinon on en revient à l'idée qu'il y a une dictature économique qui assujettit la politique.

P.V.P. : Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par indicateurs de performance ?

D.L. : C'est difficile d'en parler parce qu'il reste du travail à faire pour en définir clairement les critères. On en entrevoit aujourd'hui les principes mais pas encore les modalités d'action. En matière d'emploi, par exemple, on a le droit d'embaucher et de licencier. Mais on ne peut pas faire des gains de productivité sur le compte de la collectivité ou, pour un chef d'entreprise, financer sa rentabilité sur les défauts de son organisation du travail. Quand on regarde les résultats des dix plus grandes entreprises françaises, on constate qu'il y a des dividendes qui ont été distribués aux actionnaires, lesquels ont été financés par l'impôt sur le revenu. Au final la courbe des effectifs de ces entreprises est inversement proportionnelle à la courbe de croissance des résultats. Les résultats sont construits sur les gains de productivité qui ont été faits et ces gains de productivité ont été réalisés grâce à la collectivité qui paie les pots cassés des licenciements. Pour moi, ce n'est pas cela la performance économique.

L'autre exemple c'est l'employabilité. Si je construis ma performance économique sur l'appauvrissement intellectuel des gens qui travaillent chez moi - pour éviter l'investissement formation -, ou que « je les jette » ainsi appauvris en laissant à la collectivité le soin de les remettre sur le circuit du travail, j'aboutis aussi à une fausse productivité économique. Il y aurait des règles à discuter à partir de cet exemple. Si je licencie quelqu'un et que cette personne est employable, elle ne doit pas se retrouver au RMI. Imaginez maintenant que nous nous situions dans le cadre de la multiactivité impliquant une conception différente de l'emploi : si dans vingt ans des gens sont dans l'incapacité de trouver un travail pour assurer une partie de leurs revenus, c'est que, quelque part, il y a eu défaut d'employabilité. Regardons alors par quelles entreprises ces gens sont « passés » et réinscrivons dans le bilan de ces entreprises le coût de ce défaut d'employabilité. Cela suppose tout simplement de changer la structure des bilans économiques, d'allier la performance sociale à la performance économique. Le problème est qu'aucun pays ne peut faire cela tout seul, il s'agit d'un point de législation mondiale.

P.V.P. : Toujours dans le livre blanc du CJD, vous parlez de la nécessité pour l'entreprise aujourd'hui de recourir à une flexibilité de l'emploi qui ne soit pas source de précarisation. Vous utilisez la formule : « la flexibilité de l'emploi sans la précarité ». Ne s'agit-il pas là pas d'une contradiction in adjecto ? Comment est-il possible pour l'entreprise de concilier l'exigence d'une flexibilité du travail (aménagement et réduction du temps de travail) sans avoir recours à une pression sur les salaires ?

Exclus, exclos, esclaves
 
 

Avec la condamnation du groupe NTM, le Front National put exulter - lui, qui, à son insu, a désigné publiquement ses vrais ennemis - par les violences verbales qu'il réserve régulièrement aux rappers. La conspiration du dégoût qu'il veut instiller chez les bons français contre la racaille louvoyant dans les marais de la sub-culture, ne se lasse pas d'exprimer à maintes reprises le mépris et la répulsion qu'éprouve le noble envers l'ignoble en ces termes : “les rappers sont des sujets pathogènes”. Le rap ressortirait d'une pathologie sociale : “crasse”, “obscénité” d'une jeunesse vomissant sur les valeurs morales, et renâclant à accepter une sous-vie en intégrant les circuits périphériques de l'insertion professionnelle. De la part des pensées néo-fascisantes, nous n'en sommes pas à une stigmatisation près de l'art dégénéré : l'accusation de tare à l'endroit des minorités culturelles agissantes a toujours constitué le fond de commerce des chemises brunes.

Quoi qu'il en soit, le rap, avec cette affaire, est désormais pris en otage par une hypothèse qui ratisse large : les allitérations musclées feraient le lit de la guérilla urbaine, une langue en torsion consommerait la fracture entre les centres et les périphéries, la haine du flic et de l'ordre ferait chanter les mots, réagencerait la syntaxe d'une Langue Française hybridée, métissée, débarrassée du vêtement étriqué dont les académiciens habillent une culture officielle qui se sent de plus en plus agressée dans sa légitimité. À les entendre, les diables de l'under-class voudraient, en dépit du bon sens, apporter à l'ordre existant des corrections révolutionnaires, avec des effets de criminalité dans la voix, des voix qui déraillent, des corps qui trépident, des mots superflus qui chavirent dans le flow d'un rap aux limites de la décence civique, piquant au flanc la dignité de la mère et ironisant, au passage, sur l'édifice social de la reproduction sexuée, au faîte duquel trône le couple Papa/Maman tant exécré par le poète Artaud. Nique ta Mère.

Malaise des banlieues alors ? ... Rage eût été un mot plus juste. Violence des banlieues ? ... Barbarie me semble un mot plus prometteur, affleurant à l'essence de l'acte poétique quand il est l'acte de saigner la culture à blanc. “Mon son : une escale, ma voix, une conscience sociale, mes mots, des balles retentissant en pleine capitale”, chante Rocca, auquel lui répond Sébastien Bondieu de Génération Chaos : “Des mots qui fusent comme des balles sont autant de balles tirées en moins pour demain”.

Extrait d'un article de Yovan Gilles “Rap, Pathos et Politique”.

 

D.L. : Non, ce n'est pas une contradiction. Ce qui génère la précarité, sur le court terme, c'est l'incapacité à se projeter dans le moyen et long terme. Et ce qui fait, au contraire, la capacité à se projeter dans le moyen et long terme, c'est le contrat à durée indéterminée et les revenus mensuels. Aujourd'hui, la précarité est générée par le fait que l'entreprise construit sa flexibilité en sortant du CDI par le biais de l'intérim, le statut de travailleur indépendant etc.. Sur le court terme, l'entreprise a besoin de flexibilité pour assumer l'anarchie des marchés, la pression économique et la concurrence mondiale; mais cet assouplissement peut être donné uniquement par une très forte variation horaire acceptée par les salariés. En contrepartie, il faut continuer d'assurer les choses à moyen et long terme. Concrètement, si vous n'avez pas de contrat à durée indéterminée vous ne pourrez pas emprunter pour acheter une voiture, trouver un logement, etc.. Il faut donc assurer le CDI, en rémunération fixe, pour le court terme; le temps que les esprits se fassent à l'idée d'assumer une plus grande variation dans le futur. Sur le moyen et long terme, par contre, ce qui est important, c'est que cette flexibilité soit mise en place à travers la multiactivité. Là aussi c'est un défi patronal : concevoir une organisation du travail qui permette à chacun de se réapproprier son temps. Plutôt que d'obtenir la flexibilité dont l'entreprise a besoin par une succession d'embauches et de licenciements ou par la multiplication de contrats précaires, il s'agit de proposer aux salariés d'accepter de fortes variations horaires en contrepartie de contrats de travail stables, de salaires réguliers et d'une réduction du temps de travail à la fois générale et individualisée.

Il y a - de par la variation du travail - la capacité d'enclencher une nouvelle dynamique sociale, à condition que nous en finissions avec l'asservissement par le temps. Ceci, parce que le dernier lien d'asservissement aujourd'hui, c'est l'asservissement par le temps : l'entreprise aujourd'hui s'approprie le temps des individus en ne leur laissant pas le libre arbitre sur le temps. On arrivera à la flexibilité sans précarité sur le moyen terme si on développe les conditions d'autonomie et de responsabilité du côté de l'employeur comme de l'employé par rapport à cette question du temps. Une organisation du travail flexible sans précarité est une organisation qui permettra à chacun de négocier son projet personnel avec l'entreprise sur la base de compromis. Cela signifie : « qu'est-ce que tu veux pour toi, qu'est-ce que je veux pour l'entreprise, à partir de là, toi et moi, faisons un compromis ». Il s'agit d'individualiser la relation entre l'entreprise et le salarié, dans une dynamique qui permette au salarié de se réapproprier son temps. La réappropriation du temps pour les salariés signifie que ceux-ci pourront développer un projet de vie. Mais aujourd'hui ce type de négociation n'existe pas, parce que ni l'organisation du travail ni les mentalités ne sont au rendez-vous.

P.V.P. : La mode managériale des années 80 a vu fleurir dans l'entreprise de nouveaux départements en vogue, baptisés « développement ou gestion des ressources humaines ». Quelle signification donnez-vous à cette évolution, à savoir que l'homme en vienne à être considéré comme une ressource entre autres du potentiel productif de l'entreprise ? Quelle est, sur ce point, votre position en tant que dirigeant d'entreprise ?

D.L. : C'est pour cela que nous proposons le statut de société de co-entrepreneur. Aujourd'hui le droit des sociétés nous joue des tours parce qu'il ne règle que le fonctionnement des actionnaires entre eux. Ceci tient au fait que l'entreprise n'a jamais été définie juridiquement en tant que collectivité humaine, c'est-à-dire tant à la fois collectivité sociale et citoyenne, que collectivité économique et de production. Le droit des sociétés consiste avant tout à attribuer un droit de propriété sur l'entreprise. Selon la conception traditionnelle de l'entreprise, seuls ceux qui apportent le capital et les moyens de production, l'actif de l'entreprise, détiennent la valeur de l'entreprise; les hommes eux, étant interchangeables derrière les machines. Ce n'est plus vrai aujourd'hui et ce sera encore moins vrai demain. Donc, sitôt que les hommes et les femmes d'une entreprise détiennent une partie de leur entreprise, nous verrons émerger ce fait que l'entreprise vaut plus que le capital apporté. Il va donc falloir redéfinir juridiquement ce qu'est une entreprise, inventer un droit de l'entreprise qui soit complémentaire du droit des sociétés et qui règle la négociation entre actionnaires et salariés. Mais il y a eu une supercherie - entretenue par les mentalités des années 80 qui a consisté à dire que l'entreprise ne pouvait pas exister sans les hommes et les femmes qui la composent. On disait : « nous sommes entre amis, on a une destinée commune, on est dans le même bateau ». Certes. Le problème, c'est que le bateau n'appartenait pas à tout le monde. Et quand les temps sont redevenus durs, ce ne sont pas les propriétaires que l'on a jetés à la mer !

Donc, une fois que l'on a éclairé ce fait que l'entreprise doit être redéfinie, on doit pouvoir continuer à entreprendre dans le cadre du statut juridique de la société de capitaux. Mais si on entreprend avec ce statut, il faut aller jusqu'au bout et dire la vérité aux salariés : l'entreprise ne cesse de négocier ses rapports avec des actionnaires qui forment des sociétés de capitaux, lesquels actionnaires font du travail un élément du coût de revient pour construire une valeur ajoutée qui, au final, est redistribuée aux gens qui détiennent les capitaux. Les salariés sont bien conscients du fait qu'ils travaillent pour rémunérer le capital d'une poignée de personnes. Dans ce cadre, la modalité interne au fonctionnement d'une entreprise demeure la lutte des classes : tout franc gagné pour moi salarié est un franc de piqué à celui à qui on distribue la valeur ajoutée. Selon cette logique on n'est pas dans la même famille, on n'est pas dans le même bateau : chacun a son intérêt propre et doit le défendre sur le pied de guerre avec des relations syndicales dures.

P.V.P. : Envisagez-vous une forme de cogestion au sein de l'entreprise ?

D.L. : Il faut concevoir des règles de négociation pour distribuer la valeur ajoutée dans un système où cette fois-ci c'est le capital qui devient un élément du prix du revient et non le coût du travail comme c'est le cas actuellement. Cela nécessite que, juridiquement, l'entreprise soit reconnue comme une entité à part dans la mesure où elle est bien plus que la réunion des actionnaires. Si, aujourd'hui, vous achetez des actions chez Rhône-Poulenc, le droit de société vous met dans l'entreprise; mais le salarié de Rhône-Poulenc, lui, se trouve dans les comptes de tiers, dans la comptabilité, juridiquement il n'est pas dans l'entreprise.

Si l'on veut entreprendre autrement, il faut un statut juridique différent : c'est le statut de co-entrepreneur. Là on fait l'inverse : les masses financières deviennent un élément du coût de revient et on propose aux salariés des modalités d'achat des capitaux dans le cadre d'un marché libre. La valeur ajoutée peut être alors redistribuée à tous ceux qui la produisent. Et là, on est bien dans le même bateau, parce que le bateau cette fois-ci appartient à tout le monde. Dès lors, on est dans un mode qui n'est plus celui de la lutte des classes mais dans un mode de négociation - pas de consensus -, mais de négociation. Puisque l'on est dans une société libérale, que chacun entreprenne avec la modalité qui lui convient. Mais que l'on arrête d'entreprendre avec la société de capitaux en faisant croire aux salariés qu'on est tous dans le même bateau. Avec cela on joue du pipeau et on continue à concevoir des projets d'entreprise qui n'en sont pas.

La mentalité de compétitivité comme élimination de l'autre n'a pas marqué que l'économie du marché. Sur les bancs d'études (banc d'essai de la compétitivité), l'étudiant se forge une mentalité de gagnant. Il lui faut être le meilleur. Serait-il tenté d'apprendre des autres, il ne peut s'empêcher de ne guetter que leurs faiblesses. Il a besoin de communiquer, mais c'est plus fort que lui, il ne sait que dégrader leurs possibles pour se sentir supérieur. De vrais amis, il ne peut pas en avoir, rien ne peut se nouer entre eux et lui, il patauge dans la jalousie. Les voir grandir le rend hargneux contre son propre sort. Un jour, dans le même cours, deux phrases sont tombées par hasard sous ses yeux, la première de Nietzsche, la deuxième de Pétrarque :

“Celui qui ne veut pas voir la hauteur d'un homme regarde avec d'autant plus d'attention ce qui en lui est bas et superficiel - par ce regard il se trahit lui-même.”

“L'envie, à plus qu'à nul autre, s'attaque à ceux
Qui de leurs propres ailes se sont envolés,
Et fuient loin de la cage commune.”

Un malaise soudain le saisit, une angoisse impénétrable. Il a des doutes. Il voit sa solitude, son silence, son égoïsme sans lendemain. La dureté qu'il affectait lui apparaît du coup comme l'endurance de souffrances non avouées. Il ne sait plus. On peut alors se poser cette question : saura-t-il lutter contre ce faux lui-même qu'il ne sait plus être ?

P.V.P. : Comment envisagez-vous l'avenir aujourd'hui ? Pensez-vous que la contradiction d'une économie qui joue sa partie contre la société peut à terme nous faire descendre la pente de la soumission ou de la violence ? Pour y remédier quelles perspectives démocratiques à long terme l'ensemble des citoyens pourraient-ils se donner ?

D.L. : Quand l'entreprise a commencé à gagner contre la société, c'est-à-dire en ne produisant pas autant d'emplois que son développement le permettait, on a commencé à rompre l'équilibre social. On ne reviendra pas en arrière, il y a quelque chose de nouveau à faire. Un des grands problèmes politiques que met en relief ce statut de co-entrepreneur dont nous avons parlé, c'est celui de la délégation. En démocratie, on délègue généralement aux élus le pouvoir de faire, et non la responsabilité de faire. À déléguer ainsi le pouvoir, on délègue non seulement le pouvoir de l'action mais aussi la responsabilité. À partir du moment où on désigne un élu, on ne se sent plus coresponsable du changement en tant que citoyen. Je pense qu'un vrai changement démocratique ne peut venir que d'une transformation de l'attitude individuelle face au pouvoir. La démocratie, certes, consiste à choisir des représentants qui vont conduire l'action : je leur délègue peut-être le pouvoir et la responsabilité de faire, mais je conserve la mienne quoiqu'il arrive. Donc si je la conserve, l'action politique me concerne en premier lieu. Dans l'entreprise, on fait la même erreur : combien de directions se déresponsabilisent quand elles délèguent ? Or si je délègue à mon directeur financier la direction financière, je n'en suis pour autant pas moins coresponsable de ce qui se passe financièrement dans l'entreprise. Je pense donc, qu'en tant que citoyen, c'est la même chose : je délègue à un élu la charge de me représenter à l'Assemblée, mais je reste coresponsable de ce qui s'y négocie. Or à déléguer la responsabilité, on a l'impression que les problèmes devraient se régler. Aussi ce n'est pas tant les structures démocratiques qu'il faut changer que l'attitude individuelle autour de la question du pouvoir.

Propos recueillis par
Yovan Gilles


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