Les périphériques vous parlent N° 1
JANVIER/FÉVRIER 1994
p. 50-52

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L'homme disqualifié 

Nous en sommes là, à ce point où les mentalités n'arrivent pas à s'adapter au mouvement des temps.

Depuis plus de vingt années, la mise en place progressive et constante des « nouvelles technologies », leur usage, surtout, bouleversent peu à peu l'organisation des entreprises. Un nouveau modèle de l'organisation rationnelle du travail essaie de prendre forme pour remplacer « la méthode taylor » devenue inefficace ; les leaders incontestés d'un nouveau modèle de production « post-industriel » ont été les japonais et dans une certaine mesure, les allemands. Depuis une décennie, le développement économico-industriel oblige les entreprises à adopter des critères de production axés sur « la qualité » : qualité du produit, qualité des services, et par voie de conséquence, qualité de la vie. Cette tendance s'impose de plus en plus au marché, suscitant un bouleversement considérable qui affecte, sur des plans multiples, toutes les sociétés humaines.

La deuxième période industrielle reposait en tout premier lieu sur les impératifs de la production et de la consommation de masse. Elle a donné naissance à « l'homme unidimensionnel » comme l'appelait Marcuse. On pourrait l'appeler, encore plus justement : « L'homme sans qualité ». Nous dirons que « l'homme sans qualité » est l'homme soumis aux impératifs de la société de consommation. Ses besoins coïncident parfaitement avec les propositions du marché, l'offre du marché se situant toujours dans le cadre de la production de masse.

Une contradiction s'installe, aujourd'hui, qui peut se révéler à terme très dangereuse. D'une part, sur le plan de la production, la révolution technologique ne cesse d'entraîner une remise en cause de l'ordre taylorien ; en particulier elle appelle les agents productifs à une responsabilisation, à une motivation soutenue. Mais, d'autre part, dans le cadre de la société, les impératifs de la consommation de masse ne cessent, au contraire, d'entretenir un « collectif social dépersonnalisé », à la mentalité grégaire, passive, uniquement tournée vers l'acquisition des produits de masse.

Dès l'instant où les exigences de la qualité s'imposent sur le marché, le système qui assurait les équilibres entre l'offre et la demande va se trouver complètement bouleversé. Et sur le marché, ce bouleversement va s'exprimer en terme de crise. La crise, graduellement, va déborder sur le cadre social, affectant profondément les modes de vies eux-mêmes. Nous en sommes là, à ce point où les mentalités n'arrivent pas à s'adapter au mouvement des temps. Ce retard des mentalités risque à présent de déboucher sur une crise très grave de civilisation.

Certes, c'est l'évolution elle-même des modes de production qui impose de passer de « la norme quantité » à « la référence qualité », mais si les implications de ce changement radical n'arrivent pas à trouver leur expression au plan socio-culturel (famille, société, modes de vie), une crise sociale et culturelle va s'ajouter aux difficultés innombrables qu'impliquent les changements des modes de travailler. Le blocage culturel, issu du retard des mentalités à vivre l'époque, va faire retour sur le plan du travail et aggraver les difficultés déjà énormes qui s'y manifestent. On perçoit déjà nettement dans certaines entreprises un retour aux normes de la discipline taylorienne du travail. Réflexe stupide, s'il en est, qui ne peut qu'aggraver la crise.

C'est que l'idée elle-même voulant exprimer la « qualité » est peu explicite dans les faits. Pour la plupart des entrepreneurs, il ne s'agit que d'assurer une qualité meilleure du produit dans le cadre de la production de masse, une manière, en somme, pour eux d'affronter la compétitivité.

Les critères de qualité concernent le produit, certes, mais ce n'est pas suffisant. L'expression d'une production axée sur la qualité ne peut se borner à impliquer seulement le produit. Elle affecte, en premier lieu, l'homme lui-même, elle engage à son changement : le producteur aussi bien que le client. On entre dans un autre espace de marché, dans un type de commerce entre les hommes complètement différent, dans un univers inconnu, donc incertain. Pour penser, travailler, vivre dans ce monde, l'homme ne peut plus être sans qualité.

Passer de l'idée de « massification » à celle de « qualité » est plus qu'un avatar du progrès des temps. Nous vivons une véritable révolution culturelle, une révolution culturelle qui n'a jamais dit son nom, qui n'a certes rien à voir avec « le projet maoïste ». On pourrait parler plutôt, à ce propos, d'une sorte de « révolution culturelle rampante » qui patauge depuis près de vingt années, une révolution culturelle que les progrès techno-scienfiques, d'une part, et le retard des mentalités à en assumer les conséquences, d'autre part, plongent dans une confusion inextricable, dont l'effet le plus visible est d'entretenir dans les différentes couches de la population un scepticisme et un désenchantement durables. Chômage, récession, n'arrivent même plus à mobiliser les hommes pour faire face au désastre qui s'installe un peu partout. Il semble que personne ne veuille rien voir. Tous font mine d'attendre « la reprise », sans autre perspective qu'un espoir un peu rétro, que ce mot d'ordre sarcastique résume parfaitement : « En avant, comme avant ».

ÂME. L'INFINI. TOUT. CONFUSÉMENT ? CONNAÎTRE.

“Chaque âme connaît l'infini, connaît tout, mais confusément.” (Leibniz)
Qu'est-ce que l'âme ? Qu'est-ce que l'infini ? Qu'est-ce que tout ?
- ........
On peut s'interroger, encore : qu'est-ce que la confusion ?
La confusion, certes, fait question à celui qui est confus, il se demande : comment en sortir ?
“Connaître ?” Leibniz n'énonce-t-il pas que “chaque âme connaît" ? Connaître pourquoi ?
Pour en sortir, pour en sortir...
Mais sortir de quoi ?
De la confusion bien sûr, du masochisme qui nous enjoint de faire des mots âme, infini, tout, des actes de connaissances.
“D'anciennes habitudes entraînent la plupart des hommes à admirer, à s'extasier, à frémir, à s'indigner, à se passionner enfin de toute manière sur les mots les plus insignifiants, les plus vagues, les plus vides d'idées, et qui, par la violence même des sentiments qu'ils excitent, sont condamnés à demeurer toujours dans l'indétermination la plus complète.” (Maine de Biran)

Les causes de la résistance des mentalités à l'évolution des temps sont nombreuses. Le malheur a voulu que ces vingt dernières années l'idéologie middle class issue de l'industrialisation de masse, ait installé dans la majeure partie de la population des pays industrialisés une mentalité consensuelle molle, gravitant autour de l'idée que « le progrès de l'homme repose sur “les satisfactions” que propose la consommation de masse ». Cette conception de la vie a réduit l'homme à n'être que le serviteur orthodoxe des besoins que le marché programme pour lui. Les temps changeant, bien plus vite que l'homme, cet homme qui, hier encore, proclamait fièrement qu'il fallait « changer le monde », tremble maintenant à l'idée de se retrouver dans un monde inconnu.

Une question toujours refoulée, essaie, quand même, aujourd'hui, de se faire entendre ; elle concerne la qualité du désir lui-même, sa nature profonde : un désir dont la fonction essentielle serait de stimuler des buts de vie, littéralement à vivre dans un monde en pleine mutation, pour donner une réalité positive à cette mutation, les pires calamités s'installant dès lors que les hommes deviennent incapables d'assumer les conséquences du développement qu'ils ont eux-mêmes produit.

L'on pourrait assimiler l'homme « sans qualité », façonné par les exigences de la deuxième période industrielle à « un homme qualifié », dans le sens où l'on parle d'un « ouvrier qualifié », qualifié, somme toute, pour « consommer » à partir « des besoins des produits de masse » que le marché lui propose.

La crise actuelle aurait dû, logiquement, donner naissance à un homme se souciant, avant tout, de son développement, c'est-à-dire à un homme capable de se forger des désirs personnalisés, à sa mesure. Qu'est-ce à dire ? sinon d'évoquer par là un homme qui a une personnalité, donc des qualités spécifiques, uniques, essentielles.

C'est à cet homme-là que l'économie basée sur la production de la qualité s'adresse. Le développement de la personnalité (richesse culturelle), des capacités performantes des individus (capacités d'acteur, auteur de ses actes) devient de ce fait le nouveau moteur de la croissance économique. Malheureusement, cet homme a du mal à se manifester, simplement parce que les systèmes économiques des États industrialisés continuent à s'appuyer sur ce dogme omnipotent : « consommer davantage » - les analyses les plus avancées disent « consommer mieux ». Mais le problème est autre. Il s'agit de sortir de la consommation de masse, d'offrir en quelque sorte un nouveau contenu (une qualité) au mot consommation, ou à trouver un terme mieux adapté pour désigner le comportement d'un « client d'un nouveau type ».

La culture se révèle, du coup, le principe déterminant du développement économique, et non plus un simple effet du développement social. Voilà l'alternative que pose véritablement cette révolution culturelle qui n'arrive pas à dire son nom. À une société qui s'enrichit en modelant des consommateurs de produits de masse (soit des hommes conditionnés à l'offre) s'oppose une société qui appelle les hommes à développer leur mode d'expression (richesse productive inouïe). Plus que de promouvoir le produit de qualité, il s'agit de former l'homme soucieux de sa qualité. C'est lui qui développera le marché, seulement lui.

L'HOMME DISQUALIFIÉ

Malheureusement, les blocages au plan social et culturel font de « l'homme sans qualité », « un homme disqualifié ». La disqualification de l'homme se révèle à travers « sa difficulté de changer ». La résistance des mentalités au changement, « les satisfactions » que propose le marché ne peuvent que maintenir, à travers une sorte d'acharnement thérapeutique social, une vie « sans qualité », ou plutôt, une vie disqualifiée.

Plus ou moins sciemment l'homme entraîné dans cette disqualification, va essayer de se protéger en s'enfermant dans une « logique d'autruche » qui lui présente une image rassurante de la vie, une vision du monde où il n'aurait qu'à reconnaître ce qu'on lui présente (le spectacle : le spectacle de sa propre vie), référence plate aux valeurs du passé, valeurs qui le plus souvent n'expriment aucune réalité, valeurs écrans qui lui masquent « le véritable état des choses ». Cet « encagement » condamne l'homme à l'impuissance, impuissance à réagir aux défis que pose l'évolution du monde, impuissance qui nourrit la résignation, l'angoisse, le désespoir, impuissance qui installe un ressentiment diffus, sans consistance.

Ce repliement nourrit partout une sourde et confuse exigence d'un retour aux sources, aux racines. Il alimente par là tous les rejets : rejet de l'autre, de l'étranger. N'évoquons que ce rejet de l'Europe pour un nationalisme étroit et médiocre, perçu comme protecteur, ou encore le rejet irrationnel de l'avenir, terrain fertile pour nourrir toutes les idéologies réactionnaires, des intégrismes religieux ou culturels de toute nature à la défense des intérêts sectoriels les moins légitimes.

Au-delà de la résignation générale, ces repliements traduisent une véritable névrose des sociétés, névrose qui peut déboucher, si l'on ne sait réagir, à une véritable crise de démence des États déstabilisés. L'exemple yougoslave, bosniaque et les troubles qui affectent l'ancien bloc de l'Est en donnent un avant-goût.

Résumons. Le fait, d'une part, que les pays industriels avancés se trouvent dans l'obligation, sous peine de déclin, de s'adapter à un système de production axé sur la qualité, l'absence, d'autre part, dans le même temps, d'un projet culturel pour que « l'homme change avec le changement » - ne serait-ce que pour assurer une clientèle à ce marché d'un type nouveau - cette contradiction installe, jour après jour, à la place de l'homme sans qualité qui n'a plus de rôle dans cet avenir en marche, « l'homme disqualifié ». « L'homme disqualifié » remplace, ainsi, peu à peu l'homme sans qualité.

Restent ceux qui croient que tout finira bien par s'arranger dans le meilleur des mondes. Juste un mauvais moment à passer, en somme. Mais comment oser espérer « une reprise » lorsque tous les économistes affirment que quel que soit le développement industriel, il ne produira pas plus d'emplois ? De moins en moins de gens produisent de plus en plus de biens. Qui va les acheter, ces biens ?

La foi est pire que la “mauvaise” foi.
(Nicolas Calas)

Comment les étudiants, par exemple, dans leur ensemble, peuvent-ils espérer pouvoir s'insérer dans un circuit de production ? À moins de se persuader qu'ils seront « plus malins » que leurs congénères. S'ils font tous ce raisonnement, « la politique des petits malins » promet de belles empoignades.

Certes, on peut feindre de ne rien voir, on peut faire semblant de vivre en vivant chichement sa vie, ou en la contemplant, morne spectacle, à la télé. Certes, on peut encore végéter, petitement, au jour le jour, on peut donner le change, pire, on peut « se donner le change ». Mais pour combien de temps encore ? Névrose sociale et individuelle se conjuguent, enfermant la société globale dans un scepticisme gris, sans autre perspective que d'ajouter un jour moins gris à une vie sans objet. Dans le film Hellzapoppin un personnage demande à un autre : « Quel âge avez-vous ? » « Trente-trois ans », répond son interlocuteur. « Quel est votre but ? », « Avoir 65 ans ». Voilà bien exprimé le but de vie de « l'homme disqualifié », disqualifié, avant tout, à ses propres yeux, le pire étant qu'il n'a même plus l'humour d'en rire.

Marc'O


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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