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Numéro 28 WEB
Sicilie : Antonio Presti ou l’art dans tous ses états
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Sommaire

La porta della Bellezza (la porte de la beauté)

Une œuvre monumentale en terre cuite construite avec la collaboration de 2000 enfants et étudiants est née dans le quartier de Librino, à Catane, en Sicile. Retour sur une histoire dans laquelle la pratique du don est le modèle même du faire art et société.

Après 10 ans de travail constant et acharné, Antonio Presti, artiste, auteur, président de la Fondation Fiumara d’Arte, mécène sicilien dont nous avons déjà relaté la particularité des interventions dans le champs artistique et social, a inauguré en mai 2009 dans le quartier de 100 000 habitants de Librino, à la périphérie de Catane, un ensemble monumental en terre cuite qu’il a appelé “La porta della bellezza”. Cette œuvre marque le début de la réalisation, étalée sur dix ans, d’un musée à ciel ouvert appelé “TerzOcchio Meridiani di Luce”.

“La porta della Bellezza” est composée de 13 œuvres en terre cuite conçues par des artistes italiens. Les œuvres, doublées de textes poétiques, sont agencées en une vaste mosaïque couvrant un mur de ciment de 500 mètres peint en bleu vif surplombant un carrefour qui est l’un des principaux accès au quartier de Librino. L’ensemble des œuvres s’inspire de la thématique de la “mère nourricière” : la grande madre.

Le projet a été réalisé avec la collaboration de neuf écoles du quartier de Librino (des jeunes âgés de 6 à 16 ans), et qui accueillent 10 000 élèves au total. Les artistes et les poètes ont travaillé pendant plus de deux ans directement dans les écoles avec 2000 jeunes. 2000 des 9000 pièces en terre cuite composant la porte ont été modelées et signées par les élèves eux-mêmes sous la direction des artistes. Les élèves ont été en quelque sorte sollicités pour devenir des auteurs à part entière, le but étant de les impliquer dans un parcours artistique, mais également éthique, visant à changer l’identité du quartier.

À travers cette initiative, la Fondation d’Antonio Presti souhaite éveiller la population de Librino à des valeurs fondamentales pour lesquelles elle se bat avec courage et ténacité : celles du partage, du don, de la pratique artistique collective, celle encore de l’éveil au sens esthétique. L’évocation de la beauté fait surtout référence à la recherche personnelle de chacun et à la connaissance de soi. L’objectif général des initiatives artistiques que la Fondation promeut à Librino, comme pour toutes celles qu’elle a promu en Sicile depuis plusieurs années, est celui de contribuer à la naissance d’une conscience collective concernant le respect pour le territoire, le développement de l’engagement, de l’éducation à la citoyenneté, doublée de la capacité d’apprendre à voir et à comprendre les œuvres que les citoyens contribuent, d’une manière ou d’une autre, à faire exister. Le rôle actif et central des écoles et la réaction positive des habitants ont été des signes extrêmement encourageants pour la Fondation Fiumara d’Arte et pour Antonio Presti qui aspire depuis une dizaine d’années, et de plus en plus fervemment, à répondre aux urgences sociales, comme celle de la nécessaire réhabilitation du quartier de Librino.

Antonio Presti : un mecène/auteur bien particulier

Nous reportons ici quelques extraits de notre précedent article sur Antonio Presti paru dans le numéro 19 des Périphériques vous parlent.

“Il est ici important de comprendre la genèse de son travail, avec la naissance du parc de sculptures "Fiumara d’arte", inauguré en 1986, acte fondateur en quelque sorte, de son action et de sa réflexion. Fils d’un industriel sicilien attentif aux expressions artistiques de son temps, il décide à la mort de son père en 1983, d’ériger une immense sculpture en ciment. Ce sera une œuvre de Consagra, la première d’une série de huit, érigée sur la rive du fleuve Fiumara qui se jette dans la mer à Castel di Tusa.

Les sculptures sont imposantes, évocatrices. La huitième est, par exemple, un cube ouvert sur la mer, haut et large de vingt mètres, sur la plage de Villa Margi.”

Une neuvième sculpture, une pyramide située en haut d’une colline face à la mer, réalisée par Mauro Staccioli, sera inaugurée en septembre 2009 et clôturera le parc de Fiumara d’Arte.


Voir l’ensemble des sculptures sur le site Ateliersulmare.it dans la section Fiumara d’Arte.

"Bien qu’il en ait eu la possibilité, Presti ne construit pas sur ses propres terrains, mais sur des terrains publics. Par ce choix, il entend en effet renoncer à la propriété privative et spéculative des sculptures pour les mettre à disposition du public. Cette position est à contre-courant des politiques d’auto-glorification des rares mécènes existants ou ayant existé en Italie. L’État, en devenant propriétaire légitime des œuvres, devait ainsi selon lui en garantir l’usage public et en assumer l’entretien.

Par ce geste, Presti pose la question fondamentale du destinataire de l’œuvre d’art, de celui qui en rend compte en la faisant vivre par son regard et en la prolongeant par sa propre créativité. Si une œuvre ne parvient pas à son destinataire, existe-t-elle seulement pour nous ? D’où l’importance de la visibilité immédiate de l’œuvre d’art dans l’espace social. Cette décision d’ériger des sculptures monumentales reflète aussi la volonté d’abandonner l’œuvre à son propriétaire légitime, l’État, en tant qu’il est en droit le représentant moral du collectif social que nous appelons le public, quelles que soient les critiques que nous puissions formuler à l’encontre du dévoiement de la mission des pouvoirs publics.

Les érections sculpturales se poursuivent durant quelques années, mais le dialogue ne s’instaure pas pour autant avec les représentants des pouvoirs publics de la Région de Sicile, qui déclinent la donation et attaquent Antonio Presti en justice au motif d’une construction illégale, ordonnant à la suite la démolition des œuvres. Un premier procès a lieu à la construction de l’œuvre monumentale de Consagra, puis un second quand la troisième sculpture est érigée. Et puis bien d’autres. L’affaire judiciaire dure des années au bout desquelles Antonio Presti est condamné à quinze jours de prison. Huit ordonnances de démolition sont délivrées. Résultat : une vie bouleversée par un acharnement judiciaire exemplaire. Malgré cela, les œuvres ne seront pas détruites et Antonio Presti sera relaxé lors d’un recours en cassation. L’ensemble du parc de sculptures sera déclaré patrimoine de l’État en 1991. Le rêve prend corps.

Ce renversement de situation s’est produit grâce à une mobilisation locale, nationale et internationale sans précédent, et grâce au soutien du public et des médias qui ont voulu reconnaître à cette action sa dimension symbolique. La communauté artistique nationale et internationale a adopté idéalement les œuvres de "Fiumara d’Arte" et un large public en a revendiqué l’appartenance collective. Le parc est devenu, dans les faits, "un bien patrimonial et spirituel de l’humanité" grâce à une affirmation forte et sans ambiguïté, reprenant à son compte l’engagement de Presti. De l’encre il en a coulé beaucoup en Sicile, en Italie, au Japon et en France, jusqu’en l’Amérique Latine. La mobilisation internationale a porté ses fruits. Une communauté internationale vigilante s’est constituée."

L’intervention du Président de la République italienne d’alors, la remise des œuvres à la responsabilité des autorités locales, le vote d’une loi spécifique obligeant les communes à s’occuper de leur entretien, la création de la Fondation Fiumara d’Arte, ont progressivement fait d’Antonio Presti ce qu’il est : un artiste, un auteur, un mécène, un homme engagé qui ne cesse de produire des liens entre l’art et la société. Avec des dizaines d’initiatives promues dans les dernières vingt années en Sicile (nous renvoyons ici à son site internet), Antonio Presti s’est affirmé comme un personnage sans ambiguïté et sans compromis, comme un acteur incontournable de la Sicile qui résiste à la dévastation culturelle et sociale qui la frappe. Sa renommée ne fait que grandir là-bas.

Nous passerons ici sur les innombrables initiatives d’Antonio Presti et sur le projet de réhabilitation du fleuve/égout qui traverse Palerme, en faveur duquel il vient de récolter, avec la mobilisation de son équipe et des écoles de Palerme, 100 000 signatures. Il s’agit, par ce geste, d’inciter les pouvoirs publics à assainir un fleuve vicié par la pollution.

Nous citerons seulement, puisque l’on ne saurait l’omettre, la réalisation de l’Art hôtel Atelier sul mare dans lequel les chambres ont été réalisées par les plus grands artistes d’art contemporain.

Le futur Musée à ciel ouvert de Librino et la collaboration avec Les périphériques vous parlent

À la Porte de la beauté succéderont, année après année, d’autres interventions artistiques. D’autres tranches du mur seront transformées progressivement en une œuvre pharaonique d’une longueur de 3 kilomètres. Ce même mur donnera accès au futur Musée d’art contemporain en plein air qui surgira dans Librino et qui comportera des œuvres artistiques distribuées sur une centaine de façades aveugles d’immeubles, réalisées par des artistes, non seulement Italiens, mais internationaux : des photographes, des peintres, des artistes conceptuels, des vidéastes. La maintenance et l’entretien de cet immense musée seront gérés par une coopérative que Presti souhaite créer avec le concours de la prison de Catane et qui sera destinée à accueillir des prisonniers, en liberté conditionnelle, qui y travailleront à tour de rôle pour des périodes de six mois, ceci afin de favoriser leur réinsertion future. La plupart d’entre eux sont d’anciens mafieux.

Notre rédaction est activement impliquée dans le projet. Nous avons collaboré depuis 2005 aux diverses manifestations qu’Antonio Presti a réalisées autour du thème de l’eau dans des villes siciliennes, et notamment avec Danielle Mitterrand à Palerme et à Librino même. En 2008, nous avons sollicité des artistes français à intervenir dans le futur projet du musée. Alain Fleischer, Miguel Chevalier, Claude Levêque, Ernest Pignon Ernest interviendront dans les deux ou trois ans à venir avec des œuvres spécialement conçues pour Librino. L’espace ne manque pas : les façades aveugles des immeubles (100 façades disponibles à ce jour), plusieurs vastes ronds point, des terrains vagues, l’immense place actuellement désertée au centre de Librino, accueilleront ces œuvres.

Dès l’automne et tout au long de l’année scolaire 2009/2010, nous accompagnerons le photographe iranien Reza (voir l’entretien avec Reza dans ce même numéro et son site) qui interviendra dans les écoles de Librino avec une équipe de photographes qu’il aura formés afin que ces derniers travaillent en binôme avec les enseignants. Ce projet débouchera en septembre 2010 sur une importante exposition photographique sur la place principale de Librino. Reza, l’un des plus grands photographes internationaux actuels, et Antonio Presti, un mécène/auteur qui finance des œuvres en pure perte sur ses fonds propres, partagent cette même soif d’Utopie, l’Utopie envisagée comme une réalité à construire, même si son objet apparaît impossible à quérir. "L’impossible, et pourtant !", voilà une formule que les Périphériques ont faite leur.

C’est ce sens de l’impossible et de l’utopie qui amène Antonio Presti à transformer concrètement un quartier paupérisé et ignoré en écrin recelant une porte de la beauté, une porte ouverte sur un changement possible, une ouverture sur le présent, in situ. Cela Antonio Presti l’assume au prix de contracter des dettes dont il s’acquitte au fur et à mesure afin que la beauté devienne une réalité tangible et un mode de vivre au quotidien.

Retour sur la cité de Librino (quartier de Catania)

Librino est tout sauf un lieu de vie, c’est une cité-dortoir où règnent l’illégalité, l’indifférence, la dégradation et la déprédation. Ce quartier de Catane est habité, à lui seul, par 100 000 personnes. La ville de Catane, qui compte 300 000 habitants, se défie de Librino, ce haut lieu de la mafia de la drogue et des armes. Librino compte cependant de nombreuses écoles, mais nul espace où jouer sinon dans la rue, où se promener, où vivre. On y trouve trois pharmacies et une banque, peu ou pas de commerces, ni boutiques, ni restaurants, ni centre sportif, aucun espace de vie commune, pas de cours de sport.


Les immeubles sont habités par une population qui n’y travaille pas et une majorité aurait le souhait d’en partir. C’est une population partagée entre désir de changement et résignation. En tout cas, on n’est pas fier d’être de Librino. Il y a, dans la partie haute du quartier, un immeuble d’une quinzaine d’étages appelé "le palais de ciment", réplique de l‘immeuble à l’abandon qui nous est présenté dans le film Gomorrha. Il est partiellement habité, et pourtant les accès aux escaliers cotés rue sont murés, à certains étages les fenêtres ont été ôtées, les eaux usées stagnent à l’étage surélevé de la chaussée, les dealers vous fourguent de la drogue depuis la cave avec un bras tendu, pendant que d’autres, en mobylettes, font des rondes de contrôle. Contrôle superflu, puisque la police n’ose plus ici patrouiller et s’aventurer.

De nombreux immeubles sont occupés par des détenus assignés à domicile, d’autres par d’anciens prisonniers, d’autres par des malfrats que l’on retrouvera sans doute un jour en prison.
D’autres encore sont des citoyens "honnêtes" qui ont acheté un appartement à Librino quand l’architecte japonais Kenzo Tange a dessiné et conçu le quartier pour y bâtir la future résidence des fonctionnaires de Catane aux pieds du magnifique Etna qui domine la région.


Les constructions se sont limitées aux logements, rien n’a été prévu pour créer les conditions d’une vie sociale et commerçante. Le seul espace public existant est la grande place, à l’abandon, d’aspect tout à fait surréaliste avec son parterre de ciment lézardé et des traces d’un espace de jeux en ruine pour enfants. À côté du seul kiosque à café à l’entrée de la place, quelques enfants se balancent sur de gros pneus accrochés à une charpente en bois.

On raconte, qu’il y a une quinzaine d’années Kenzo Tange, est venu à Librino et qu’après avoir vu ce qu’était devenu son projet, il a voulu retirer son nom de cette réalisation. La ville de Catane néglige Librino : pas d’éclairage le soir, certains immeubles sont dépourvus de tout-à-l’égout, peu de transports entre la ville et le quartier. La voiture est ici une condition de survie pour faire ses courses à Catane. Nul hôpital dans cette ville habitée par 90 000 personnes ! Hormis une petite partie sud de la cité, dotée de petits jardins et où stationne durant la journée un marchand de légumes ambulant, l’ensemble de Librino est dit "à risque". Des terrains vagues font l’objet de spéculations immobilières.

Expérimentation sociale et novation artistique : l’action de la Fondation Fiumara d’Arte

L’action de la Fondation Fiumara d’Arte vise à modifier l’image que les habitants ont d’eux-mêmes et de leur quartier. Il s’agit de donner une identité au territoire et en même temps aux habitants, donc de bâtir l’âme même de Librino. Pour cela, la Fondation a engagé une série d’interventions qui ont progressivement impliqué toutes les écoles du quartier à travers un projet qui discerne dans l’art et la culture les moyens privilégiés d’action dans le champ social.
Les interventions ont été innombrables, impliquant à chaque pas des milliers d’enfants et une grande partie des habitants. Voici quelques exemples.

- Les drapeaux. Des dizaines de classes de différentes écoles du centre ville de Catane et du quartier de Librino ont réalisé ensemble, après qu’Antonio Presti soit intervenu personnellement dans toutes les classes pour y promouvoir ce projet, 500 drapeaux illustrant une réponse à la question "qu’est-ce que l’éthique ?". Ces drapeaux ont été accrochés aux pylônes électriques tout le long de la route qui, traversant Librino, relie l’aéroport au centre de Catane. Lors des deux dernières années scolaires, d’autres drapeaux inspirés par le thème de la mère nourricière ont été officiellement accrochés, et ils le sont encore, dans l’Hôpital de Catane ; une forme de don des enfants de Librino aux malades de la ville !

- Un Kilomètre de peintures sur toiles a été déployé dans les rues de Librino avec le concours d’artistes nationaux.

- Antonio Presti a organisé dans la cité des rencontres avec des poètes et des écrivains nationaux et internationaux.
Mentionnons aussi les 500 spots poétiques réalisés par des metteurs en scène et vidéastes avec les enfants de Librino, diffusés massivement sur les télévisions siciliennes.

L’inauguration de La porte de la beauté signe une étape importante dans l’engagement de la Fondation à Librino parce qu’elle permet de faire converger toutes les actions futures vers l’objectif du futur musée, un projet cohérent, important, à long terme. Ce premier acte a confirmé la pertinence du chemin déjà parcouru, par l’ampleur des moyens mobilisés et l’implication accrue de la population. Toutes les interventions artistiques concourront à la réalisation du musée d’art contemporain à ciel ouvert.

Des convictions fortes soutiennent l’action d’Antonio Presti à Librino : la pratique "du faire collectif" avec la population, la volonté d’une autonomie des citoyens, le développement d’une identité propre du territoire. Voyons cela d’un peu plus près.

Seule la pratique peut nous rendre capables de vivre une transformation, d’accéder à une prise de conscience. Pour Antonio Presti, aucune action sociale ou artistique ne peut être dissociée de l’implication directe des habitants. À Librino les écoliers sont les interlocuteurs privilégiés porteurs de devenir et riche d’une sensibilité qu’il s’agit de dévoiler. Au demeurant, quel serait le sens de la création d’un musée à ciel ouvert dans une ville sans l’implication de la population, si ce n’est promouvoir une vague image de la culture dispensée aux gens des banlieues ? À une époque où le processus de créativité des œuvres est constamment occulté par "le spectacle pour le spectacle", comme savent admirablement y coller les événements organisés par les musées, les fondations ultra snobs ou les institutions "culturelles" de type radical chic faussement populaires et foncièrement snobs, l’attention est toujours orientée vers le produit fini de la création : l’œuvre, objet d’admiration et de vénération. En somme, c’est toujours "elle" le centre, le foyer vers lequel convergent tous les regards et toutes les pensées. Or, une œuvre parachutée dans un quartier à l’abandon, dans le mépris et la démesure, ne s’inscrira, au plus, que parmi les nouveaux objets à détruire ou à tagger.

C’est dans toute une autre logique que la Fondation œuvre depuis vingt-cinq ans en Sicile. C’est une "mise en partage artistique", qui a commencé avec les œuvres monumentales en plein air du parc de Fiumara, bâties sur le terrain public et "données au public", comme nous l’avons décrit plus haut. L’art peut devenir la possibilité concrète de vivre son temps, l’art est une question à vivre. Cette conviction profonde a amené Antonio Presti à ouvrir des processus, à enchaîner des interventions mobilisant diverses personnalités et des réseaux de compétences pour impliquer le public dans l’émotion que l’art peut lui offrir et la transformation sociale qui en découle. La porte de la Beauté s’inscrit dans ce processus.
"Il est nécessaire de promouvoir des expériences éducatives pour une citoyenneté active et solidaire, à travers des projets multidisciplinaires et des initiatives de réseaux avec le territoire sicilien. Avec ce mur qui se transforme en Porte de la beauté, les habitants vont comprendre la pratique du faire, un faire qui transforme la matière en beauté", affirme Antonio Presti.

L’activité artistique peut avoir un rôle structurant dans la production d’une cohésion sociale d’un nouveau type. Mais elle induit l’appropriation des codes liés à la créativité elle-même, ne serait-ce que pour se représenter la beauté d’une chose. Afin qu’une intervention artistique dans une périphérie dégradée ait un effet social à long terme, elle ne peut être que le fruit d’une relation élaborée sur la durée, co-construite avec la population, laquelle, à son tour, accepte et respecte l’œuvre, puisque ayant contribuée au processus artistique conduisant à sa réalisation. La population est alors partie intégrante de l’œuvre. La Fondation a ainsi favorisé la participation la plus large au processus artistique, insufflant en de multiples lieux cette pratique du faire ensemble. La culture se fait "avec" la population, et pas seulement "pour" la population.

Sur un autre plan, le travail développé à Librino se nourrit de l’idée que, être citoyen à part entière, c’est aussi assumer une identité locale et habiter un espace dans lequel se reconnaître. D’où la volonté de faire de Librino un lieu de vie, une territorialité vivace où fleurissent des activités culturelles et sociales en phase avec la sensibilité des habitants.

Il ne s’agit de surmonter l’antagonisme symbolique et réel entre le centre et la périphérie. Plus encore que de réinsérer Librino dans le circuit de la ville de Catane, il s’agit d’offrir à ses habitants les moyens de leur propre autonomie. Dans ce sens, cette démarche est unique. Soyons clairs sur ce point : en règle générale, les politiques publiques qui visent la réhabilitation des périphéries défavorisées et le mieux-être de leurs habitants ont comme arrière-pensée de les intégrer à des circuits économiques et sociaux traditionnels marchands, et qu’incarne le mythe du centre-ville prospère aux habitants pacifiés par les pratiques de consommation. Il s’agit d’une ré-insertion ajustée au modèle dominant d’une société de marché idéale dont les valeurs sont justement en crise aujourd’hui. D’autre part, quelle incongruité que de ré-intégrer les habitants de Librino aux circuits économiques de Catane, qui est la ville modèle d’une économie parallèle contrôlée par la mafia avec ses privilèges, ses expédients et ses basses œuvres. N’est-ce pas là vouloir réinsérer dans le pire ?

Au contraire, il est nécessaire que le développement culturel, social et économique de Librino découle de la prise de conscience de ses habitants, devenus capables de comprendre et de prendre la mesure des retombées spécifiques relatives à la mobilisation locale de l’inauguration du 14 mai qui a eu un écho national en Italie. En ce sens une nouvelle manière de faire société se bâtit ici, un modèle auquel se référer et non se fondre. Il est d’ailleurs déjà intéressant de parler aujourd’hui avec les habitants de Librino : un timide espoir de changement se propage. Il est vrai également que la grande utopie d’Antonio Presti ne pourra prendre corps sans le concours des femmes et des hommes de Librino, s’appropriant le devenir même d’une ville qui sera devenue pour eux bien autre chose que l’objet d’un reniement.

Dans ce sens La porte de la beauté a été pensée comme une sorte d’accès au Librino du futur. En témoigne la prise de conscience des deux mille jeunes "artistes" qui n’oublieront jamais leur mur, leur signature sur leur pièce en terre cuite. L’intérêt du slogan "Librino est beau" est manifeste, puisqu’il s’agit d’une certaine manière de retourner le regard actuel porté sur la ville. La réponse des médias italiens a été considérable, tant sur le plan de l’analyse de la spécificité d’une intervention sociale capable de changer vraiment le regard sur la banlieue, que de la reconnaissance de l’action d’Antonio Presti, initiateur et conducteur de la démarche.

Changer le regard sur la périphérie

Il est évident qu’un vent d’utopie souffle sur Librino. Et plus l’utopie est ambitieuse plus grandes sont les chances qu’elle devienne réalité. À Librino, il s’agit de changer le territoire en changeant l’imaginaire de ceux qui y habitent, pourrait affirmer Edouard Glissant. Et ce n’est pas aisé. L’imaginaire est la représentation que nous avons du monde et l’utopie se réalise quand les sociétés sont capables de changer ce que d’autres sociétés ont bâti auparavant. Il est évident qu’en répondant "présents" les habitants de Librino, les écoles, les enseignants, les familles sont en train de changer leurs pratiques sociales, mais également leur imaginaire et le regard porté sur la banlieue. Les sociétés urbaines modernes continuent à renvoyer aux périphéries un regard de refus, de réprobation et de méfiance. Les banlieues pauvres sont le fruit pourri d’un développement des sociétés industrielles bien impuissantes à répondre aux enjeux d’un développement viable des quartiers populaires des périphéries.

Les périphéries paupérisées sont confinées dans des définitions aberrantes, ce sont des ghettos et des lieux indignes, en marge de la modernité, lieux incapables de se penser et d’évoluer vers autre chose que l’anomie. Mais l’on oublie qu’en ces lieux des femmes et des hommes résistent pour dépasser le sort qui leur est fait. C’est pourquoi ce qui se produit à Librino doit être saisi dans sa dimension réelle, en ayant à l’esprit l’étroite connexion hasardée entre les valences de la pratique artistique et celles de la pratique sociale. La créativité peut être le moteur de la transformation sociale et les protagonistes de ce foyer créatif qui s’allume en Sicile en sont convaincus.

"Notre société devrait s’indigner d’avoir laissé créer des cités comme Librino à Catane, Lo Zen à Palerme ou Scampia à Naples", dit Antonio Presti. Nous n’en sommes pas loin, en France, si l’on pense à certaines de nos cités banlieues. Il est vrai qu’on s’habitue au pire et que nous perdons inexorablement notre capacité d’indignation (je renvois à ce propos à nos échanges avec Roger Lenglet parus dans les Périphériques n° 25 intitulé Du concept d’indignation). C’est ainsi que, peu à peu, nous assistons impuissants à la légitimation des injustices sociales, à la canalisation des dérives politiques ou économiques en un consensus collectif dénué d’indignation. La fabrique du consensus de masse ne doit pas nous faire perdre la capacité de percevoir ce qui est et ne devrait pas être, nous coupant de notre propre sensibilité, lorsque nous omettons de réclamer justice pour tous ceux qui sont méprisés dans l’indifférence. C’est cette indignation qui a motivé les premières interventions d’Antonio Presti quand, quelques temps après être venu habiter à Catane, il a découvert Librino.

La Porta della Bellezza apparaît d’une certaine manière comme une réponse poetique et artistique à cette perte générale de notre faculté d’indignation. Elle apparaît comme un geste collectif heureux face à la mesquinerie d’un monde nourri de competitivité et de refus de l’autre. La porte est un don offert aux gens de Librino qui profile qu’il y a encore un futur à taille humaine et que la volonté de destruction massive des solidarités, le faire ensemble, la generosité sans calcul, le partage, n’ont pas totalement déserté l’humain. L’équipe d’Antonio Presti, d’une façon très “concrète”, se démarque des habituelles mystifications qui exploitent démagogiquement ces valeurs.

En vingt ans de combats acharnés, Antonio Presti est progressivement devenu le dénonciateur acerbe de la négligence de l’État sur la scène culturelle et sociale sicilienne, dénonçant des politiques qui défigurent la Sicile, en soulignant l’incompétence de ses hommes politiques. Il réalise tous ces projets sans aucun soutien financier extérieur, avec ses ressources propres. Il dépense l’argent qu’il gagne et travaille pour gagner l’argent qu’il dépense, afin de financer œuvres et manifestations. C’est là un choix de vie et, sans aucun doute, il s’agit sûrement d’une forme de militantisme en faveur de la culture qui se double d’un combat contre la mafia avec les instruments qui sont les siens : la création artistique, même si lui n’en fait pas directement état. Les deux attentats qu’il a subi il y a vingt ans ne l’ont pas découragé. Aujourd’hui son travail est reconnu à travers une lettre d’encouragement du Président de la République et une lettre du Pape (Grégoire XXIII) parvenues aux enfants de Librino le jour de l’inauguration de la Porte de la beauté. La réaction du pape en a surpris plus d’un, mais pas l’intéressé, qui en bon utopiste savait qu’un jour ou l’autre son travail aurait été "canonisé" : "Cela nous permettra peut-être de trouver des sponsors pour faire encore davantage !", ironise-t-il. Quand on connaît le double langage des italiens, ces deux messages font figure d’injonction officielle au respect de la démarche et de son initiateur...

Artistes, poètes, enfants et enseignants : tous "œuvriers" de la Porte de la beauté

Si le concepteur, l’initiateur, le financeur de l’initiative est Antonio Presti à travers sa Fondation, rien n’existerait à Librino sans l’implication de tous les autres protagonistes de l’aventure.

Pour la réalisation de la Porte de la beauté il a fait appel à des artistes italiens, en grand partie siciliens.

Chacune des quinze œuvres qui composent la Porte de la beauté est conçue, dessinée, réalisée sous la direction d’un seul artiste, sauf deux d’entre elles qui sont conçues avec le concours de l’Académie des Beaux-Arts de Catane. Chaque œuvre est composée de sept ou huit cents pièces en terre cuite, ainsi l’ensemble apparaît comme une grande mosaïque.

Corsi Fiorella
Cerruto Giovanni
Mannino Simone
Genevose Rosario
Marchese Pietro
Zappalà Nicola
Ciacciofera Michele
Lillo Giuliana
Lanfredini Italo
Riggi Giuseppina

Les trois œuvres ci-dessus ont été réalisées par les étudiantes de l’"Accademia di Belle Arti" de Catania.
La première œuvre a été réalisée par Marco Agosta, Alberto Celano et Elisa Raciti., la seconde par Sergio Carpinteri, Tiziana Pinnale et Maria Riccobene et la troisième par Valeria Castorina, Graziella Russo, Myriam Scarpa, Valerio Sidoti et Corrado Trincali.

Pour chacune des quinze œuvres de la Porte de la beauté, chaque artiste a travaillé en moyenne deux jours par semaine avec les élèves : travail théorique, suivi de séances de dessins et de la réalisation des pièces par les enfants avec la cuisson et le montage.
Chaque œuvre est constituée d’un certain nombre de pièces et est divisée de manière invisible en haut et bas. La partie basse est toujours réalisée par les enfants et elle est composée d’un nombre variable de pièces réunies entre elles comme une mosaïque. Ce travail gigantesque s’est déroulé sur deux ans, s’intégrant aux programmes d’étude ; deux années pendant lesquelles Antonio Presti a consacré deux ou trois jours par semaine aux rencontres avec les enfants et au suivi de cet immense chantier.

Les poèmes ont été choisis par la poétesse sicilienne Maria Attanasio parmi les écrits de poètes historiques comme Dante, Leopardi ou Goethe. D’autres poèmes sont le fait d’auteurs contemporains. Deux fours de cuisson ont été installés dans les écoles, ils ont fonctionné sans interruption durant des mois sous les yeux ébahis des enfants.

Emily Dickinson
Kahlil Gibran
Giacomo Leopardi
Maria Attanasio
Nelo Risi
Oscar Wilde
Radindranath Tagore
Vivian Lamarque
Dante Alighieri

L’accrochage des 9000 pièces a été préalablement simulé dans les écoles, devenues pour un temps un chantier ouvert. Durant cinq mois, plusieurs ouvriers de Librino y ont travaillé à temps plein. Pendant ce temps, les habitants de Librino rentraient chez eux transitant devant le chantier, ce qui a entraîné une connivence entre eux et les maîtres d’ouvrage. Les enfants ont parlé à leurs parents, et ils les amènent aujourd’hui voir "leur morceau de terre cuite accroché au mur". Il semblerait que les premiers cars de touristes fassent un détour par Librino pour y contempler la Porte de la beauté.




Une vingtaine d’autres villes ou quartiers de Sicile participeront aux prochains travaux d’embellissement du mur, qui débuteront dans un an. Ils impliqueront à leur tour d’autres écoles et d’autres artistes, dans un processus d’échanges de pratiques et de réalisations. Seront utilisés d’autres matériaux, probablement la céramique ou la pierre volcanique. Ce musée en plein air en train de se faire, attirant des artistes de renommée internationale, intriguera de pus en plus. On peut dire que l’histoire de Librino ne fait que commencer.

Cristina Bertelli