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Numéro 28 WEB
À propos de Librino et du musée à ciel ouvert - entretien avec Reza

Propos recueillis et résumés par Cristina Bertelli et Yovan Gilles

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Sommaire

Nous avons demandé à Reza [1] de nous préciser les raisons pour lesquelles il a décidé de s’investir durablement dans l’aventure du développement du musée à ciel ouvert de Librino à l’invitation d’Antonio Presti ce, dès l’automne prochain. Le photographe nous livre ici des analyses sur le rôle social que peut remplir la photographie ainsi que la situation expérimentale que représente l’expérience sicilienne dans le prolongement et la logique d’autres expériences déjà engagées par lui avec sa fondation Aina [2], que ce soit dans des cités-banlieues ou des camps de réfugiés.

"Pourquoi Librino ?", me demandez-vous ? Je vois plusieurs raisons au fait que la cité de Librino soit devenue pour moi et mon équipe un de nos principaux projets pour cette année et l’année prochaine.

Une première raison concerne la situation urbaine de Librino. J’ai toujours été interpellé par l’existence de ce qu’on appelle les cités-dortoirs, ces grandes plaies de nos sociétés contemporaines, conçues pour mieux exploiter les gens. J’avais fait par le passé des études d’urbanisme et j’avais eu alors à me pencher sur le cas de ces ensembles urbains où les gens sont logés sans disposer d’espaces pour la vie commune, certainement par omission, mais aussi au motif d’empêcher toute forme d’émeute, de réunion. Tout cela est réfléchi. Ces gens sont parqués comme si on ne leur reconnaissait que le droit de rentrer dormir le soir pour repartir travailler le lendemain. Ce sont des sortes de poulaillers humains où la vie humaine est rétrécie à la dimension d’une simple force de travail. La situation de ces gens que l’on empile dans ces cages de béton me touche donc particulièrement. Librino représente, à mes yeux, l’exemple le plus maudit de ce phénomène diffus dans nos sociétés.

La deuxième raison concerne une réflexion engagée depuis des années avec mon équipe et avec ma femme Rachel, sur le rôle que la photographie peut jouer dans la vie sociale en dehors de sa reproduction dans les expositions, les livres ou les magazines. De quelle façon l’image photographique peut-elle devenir un vecteur important de changement social, en l’accélérant même, dans la mesure où elle touche les gens d’une façon immédiate à la différence d’autres médias ?

Une troisième raison, d’où découlent les deux autres, a été la rencontre avec Antonio Presti, un homme capable de tenir le flambeau d’une expérience, même si l’aide de son équipe est déterminante. Le type de projet qu’il a hasardé à Librino est à mon sens pionnier et novateur. Par sa nature, il n’est du ressort et de la compétence ni de gouvernements, ni d’instances internationales ou d’ONG. Ce type de projet requiert au contraire la détermination personnelle et l’autonomie d’un homme ou d’une femme capable d’aller au bout de ses idées en dépit des obstacles. Cela ressemble notoirement à ce que j’ai pu faire dans ma vie depuis quarante années à d’autres niveaux. J’ai une expérience globale de ce type de démarche lors d’interventions au Rwanda, aux Philippines, au Vietnam, en Azerbaïdjan, en Afrique du Sud... L’action d’Antonio présente une certaine similarité avec ma propre démarche dans un territoire insulaire, la Sicile.

Cependant la question préalable est la suivante : comment alors peut-on intervenir dans un lieu comme Librino ? J’ai déjà mis en œuvre des expériences dans des cités à Avignon durant toute une année ou à Pierrefitte en Seine Saint-Denis, ou encore dans des camps de réfugiés à Kaboul et ailleurs, dans un tout autre contexte bien sûr.

Je suis également très sensible dans ce projet aux aspects éducatifs du travail avec les enfants. Je suis rentré récemment de Jordanie où j’ai pu, dans un camp de réfugiés, former une soixantaine d’enfants à la photographie. L’éducation est la clef du changement, pas seulement pour les enfants, mais également pour les adultes et les communautés. Le travail entrepris ces deux dernières années par les enfants de Librino sur la Porte ou celui encore des enfants irakiens que j’ai formés, et qui ont réalisé un reportage photographique sur leur propre situation, et bien toutes ces actions font des vagues d’autant qu’elles sont relayées par les journaux et les télévisions en parlent.

Voilà à présent comment je m’imagine les phases de ma contribution à Librino.

Tout d’abord, l’idée d’un musée à ciel ouvert est une idée évolutive et révolutionnaire par rapport à la conception traditionnelle du musée. De la même manière, depuis plusieurs années, je me suis mis à exposer en plein air, en extérieur ; les photographies sont ainsi accessibles gratuitement et à toutes heures. Et j’ai de moins en moins le désir d’exposer dans les galeries.

Je photographie le peuple de la rue, j’estime donc que mes photos reviennent légitimement au peuple. Quand je me suis rendu la première fois à Librino au printemps dernier avec Rachel, Cristina et Antonio pour des repérages, la première phrase qui a suscité en moi l’envie de faire ce projet, a été la mise en garde d’Antonio lorsque nous nous sommes approchés d’une cité glauque dans une enclave maffieuse : "Attention Reza", me prévint Antonio, "ne sors pas ton appareil, ils vont nous tirer dessus !" Or, c’est un peu mon métier que de photographier des endroits parmi les plus dangereux. Je me suis dit qu’il fallait d’abord casser ce climat de peur. J’ai souvent utilisé la photographie en extérieur dans des endroits parfois pressentis comme hostiles. Ma conviction est qu’il faudrait échanger les armes contre des appareils photo pour les braquer sur le réel.

Ce sera en plus ma première exposition en Italie. Librino est un lieu un peu insolite et provocateur, car on s’attendrait à ce que Reza expose plutôt à Rome, à Milan, en tout cas dans des endroits guindés et prestigieux pour lesquels j’ai toujours eu des propositions comme dans le reste de l’Europe. Je me suis dit que ces gens-là de Librino, enfermés dans un quartier peu ou pas desservi par les transports en commun, et où les femmes mettent trois heures pour aller faire leurs courses à Catania, devaient être les destinataires de mes photos. Le fait que j’expose à Librino fera déjà parler la presse italienne.

J’envisage d’abord, comme amorce à une démarche ultérieure impliquant les habitants de Librino, une grande exposition de mes photos. Il me semble important, au préalable,
que tous ces gens voient les photos et lisent les textes d’un homme qui a vu toutes les guerres du monde et assisté aux pires souffrances de l’humanité, en des endroits bien plus dangereux que leur quartier. Je suis convaincu qu’ils seront désarmés par ces images et qu’ils pleureront. Et ils verront également que cet homme vient à eux simplement, que ce n’est pas un baroudeur, mais une sorte de grand-père qui leur parle. Ayant pris la mesure de ce que j’ai fait et vu, ils n’oseront pas me tirer dessus. Et la photographie apparaîtra à tous ces jeunes et moins jeunes comme autre chose qu’un instrument policier de dénonciation ou d’espionnage, car c’est souvent ce qu’ils en croient. Je montrerai également des films sur ma vie et mon travail que je ferais traduire en langue sicilienne par des gens qui maîtrisent la langue locale.

Ensuite, nous mettrons en place une étape éducative qui consistera à former à la photographie une vingtaine de jeunes de Librino qui seront à leur tour formateurs d’autres jeunes, qu’ils envisagent ou non de devenir photographes. Ce processus aura lieu après que les gens aient vu l’exposition qui leur donnera l’envie de faire des photos.

Je demanderai à ces jeunes de faire des photos de leur famille. Je proposerai ensuite la création d’un concours de photographies avec un jury composé de personnalités du monde artistique ou de la chanson, des artistes Rocks, lequel décernera un prix à l’un de ces jeunes photographes.

Je prévois, ensuite, une publication qui établisse une sorte de carte d’identité multiple des familles de Librino avec la présentation textuelle de ces familles témoignant de tout ce dont ils ont envie de témoigner. Mais, au sein de cette publication, je mélangerai ces portraits des familles locales avec d’autres portraits de gens issus de différentes régions du monde.

Certains tirages agrandis de cette publication habilleront des surfaces aveugles d’immeubles.
Le choix des photos sera fait par les habitants après démarchage et consultation dans la ville.
Après cette grande exposition, je proposerai un éclatement de cette exposition qui se disséminera dans toute la ville : dans les commerces, les écoles, l’église. Nous organiserons une procession pour la distribution de ces photos, une sorte de rituel comme l’affectionne Antonio Presti drainant des milliers d’enfants dans tout Librino. Les quatre vingt photos retenues et numérotées seront visibles à quatre vingt endroits distincts. Les visiteurs qui voudront voir ces photos, munis d’un catalogue, précisant chacune leur emplacement, seront donc conviés à une déambulation, une itinérance dans Librino.

Il me semble que la photographie doit rentrer dans la vie des gens, sur leur lieu de travail, chez eux. Elle doit y rentrer comme vecteur d’expression sociale. Par ailleurs, je pense qu’avec un tel dispositif, les gens de Catane viendront voir l’expo alors qu’ils n’avaient aucune raison de se rendre à Librino, mais plutôt de bonnes raisons de ne pas y aller.
Et dans vingt ans, j’en suis sûr, nous aurons des photographes de Librino couvrant les réalités du monde entier.

Pour conclure, je dirais que j’ai la conviction que l’art est seul en mesure de réparer des traumatismes humains. Et, au-delà de Librino, je dirais que le processus engagé est une expérience/laboratoire utile et "exportable" qui pourrait inspirer et stimuler d’autres actions dans les banlieues d’Europe et d’ailleurs.

[1Photographe majeur de ces dernières décennies, Reza a été obligé de s’exiler pour fuir la répression qui suivit la révolution iranienne de 1979. Son regard témoigne de tous les conflits à travers le monde.

[2"Aina, dont la vocation est humanitaire, mène pour et avec les acteurs locaux des actions dans les domaines de l’éducation, de l’information et de la communication en mobilisant des volontaires internationaux et des experts locaux hautement qualifiés. Sa mission est de favoriser le processus de démocratisation et de participer à la construction ou à la reconstruction de la société civile dans les pays où elle est présente. Les actions d’Aina s’inscrivent dans le respect des droits de la Femme, de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme, de la Déclaration des Droits de l’Enfant et des coutumes de chaque pays d’intervention. Ses actions s’adressent à l’ensemble de la population sans discrimination de sexe, de religion ou d’origine. Aina s’attache particulièrement à impliquer les femmes et les enfants dans ses actions."