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Numéro 23 WEB
L’ergonomie au travail
par Yannice Clochard [photo de Andrea Paracchini]

Sommaire->Dossier : Travail et Démocratie

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Les questionnements et les perspectives que je développerai ci-après sont façonnés par ma pratique d’ergonome et d’analyste du travail et, en partie au moins, partagés avec les collègues du cabinet dans lequel je travaille.

1. Le travail : un impensé dans l’entreprise elle-même

Lorsqu’on s’interroge sur les raisons de l’absence du travail dans l’espace démocratique, une première explication consiste à regretter que l’entreprise soit considérée comme une enclave privée dont le débat public n’aurait pas à se mêler. Mais force est de constater que le travail n’est pas seulement un "impensé" dans l’espace public, il l’est également dans l’entreprise elle-même. Le travail est le grand absent des discussions et des réflexions des protagonistes de l’entreprise, dirigeants comme représentants des salariés.

Pour être tout à fait exact, plutôt que d’absence, il serait plus juste de parler d’une vision dramatiquement pauvre du travail, qui se limite bien souvent à la tâche demandée, au contrat de travail, aux horaires, au salaire. Mais cela revient au même dans la mesure où cette vision appauvrie du travail laisse dans l’obscurité ce qui s’y joue d’essentiel.

Les entreprises fonctionnent donc "à l’aveugle", sans réfléchir à ce qui constitue leur principal richesse : le travail. Avec les conséquences délétères que nous connaissons. L’absence de crise n’indiquant d’ailleurs pas que le travail soit davantage pensé. Aujourd’hui la gangrène de la pression du temps empêche toutes les organisations de penser le travail même celles dont le profit n’est pas la seule obsession.

2. Le travail : un objet complexe

L’ergonomie s’est développée sur fond de taylorisme en faisant la démonstration qu’aucun travail, même le plus standardisé, ne pouvait se résumer à une pure exécution des consignes. Il y a toujours un écart entre le travail prescrit et le travail réel. Même organisé scientifiquement (OST), le travail regorge d’imprévus, de variabilités qui bouleversent en permanence la procédure prévue et convoquent les travailleurs à exercer leur intelligence pour que la production sorte quand même : aménager la prescription, faire des choix, prendre des décisions, inventer des solutions, mettre au point des stratégies, développer des collaborations et de l’entraide...

Loin d’être pure exécution, le travail se présente ainsi comme un usage de soi, comme un "destin à vivre" auquel nul n’échappe. En choisissant telle façon d’agir, on se choisit soi-même. L’impossibilité d’anticiper totalement le déroulement du travail rencontre alors le besoin vital de tout être vivant de déposer sa marque sur son milieu. Conformément à la définition que donne Canguilhem de la santé : vivre en santé dépend de la possibilité d’imposer au milieu ses propres normes de vie. À l’inverse, être entièrement soumis aux normes du milieu se révèle être quelque chose d’invivable, de pathologique.

Quelle que soit la situation, le travail présente toujours cette double facette : il est toujours pour partie "exploitation", usage de soi par d’autres, toujours pour partie "réalisation", usage de soi par soi.

3. Rendre visible le travail n’a rien d’évident

Appréhender la complexité et l’épaisseur du travail n’a rien d’évident. Non seulement lorsqu’il s’agit du travail des autres, mais également pour son propre travail. Demander à un travailleur d’expliquer son travail ne suffit pas pour en mettre à jour la complexité. La description qu’il en fait se limite la plupart du temps à une présentation sommaire de la tâche demandée. Ce n’est que par le biais de méthodes et de questionnements spécifiques que l’on parvient à déplier, patiemment, toutes les circonvolutions du travail pour, progressivement, en dévoiler toute l’étendue.

Divers raisons peuvent expliquer cette difficulté d’accéder au travail.

Tout d’abord, ce qui se révèle pour l’observateur attentif comme des ingrédients de la richesse du travail, apparaît au premier abord comme des détails anecdotiques auxquels personne ne s’intéresse habituellement dans l’entreprise. Remarquer ces "détails" du travail dépend de l’intérêt, de la curiosité, du regard que l’on porte au travail. Il faut d’abord être convaincu qu’il y a quelque chose à y apprendre avant d’entrevoir sa richesse.

Ensuite, si l’on s’accorde pour considérer que ce qui se joue d’essentiel dans le travail n’est pas dans les prescriptions, mais dans la confrontation de ces prescriptions aux aspérités du réel, le travail apparaît alors comme la gestion ici et maintenant des problèmes qui se posent au travailleur. Le travail est donc en grande partie insaisissable parce que fugace. Le plus souvent, on se contente d’appréhender le travail par le biais de ses résultats et des traces qu’il laisse. Pourtant, on ne comprend rien du travail si l’on ne prend pas la peine d’examiner, avec le travailleur, la multitude des micro-décisions que son travail l’amène à prendre à chaque instant, de reconstituer avec lui les alternatives qui se présentent, les choix qu’il fait, au nom de quelles valeurs il fait ces choix, les débats internes que ces choix occasionnent...

Enfin, tout dans le travail n’est pas directement "verbalisable", ni "conscientisable" par le travailleur lui-même. Demandez à un opérateur de vous expliquer comment il repère, aux bruits que fait sa machine, que celle-ci va nécessiter tel réglage. Une partie du travail est constitué de sensations, d’automatismes qui s’incorporent progressivement dans le corps du travailleur au fil de l’apprentissage et ne sont pas facilement accessibles. Là encore, y accéder demande que l’on y consacre le temps et l’attention nécessaires. L’observation du travail se révèle bien souvent comme le seul moyen de repérer la mise en œuvre par le travailleur de ces savoir-faire dont il n’a plus conscience pour essayer de les analyser avec lui.

4. Comment fait-on pour parler du travail ?

Plutôt que des proposer des propositions d’actions concrètes à ce stade, je préfère soumettre à notre réflexion collective quelques points de vigilance :

  • Il ne s’agit pas seulement de "sortir" le travail de l’entreprise pour le soumettre au débat public : le travail n’est pas davantage pensé dans les entreprises elles-mêmes.
  • Il ne suffit pas de demander aux travailleurs de parler de leur travail pour qu’ils en restituent la complexité. Cela passe par un travail spécifique de mise à jour de cette complexité, qui requiert :
    • du temps,
    • des concepts pour penser le travail,
    • une médiation et des outils pour le révéler (techniques d’entretiens, confrontation des travailleurs à des photos ou vidéos de leur travail, à des séquences d’observation, méthode de l’instruction au sosie, théâtre... beaucoup de chose restent sans doute à inventer dans ce domaine).
  • Il est très difficile de parler du travail "en général" sans perdre ce qui s’y joue d’essentiel, l’épaisseur du travail ne se révélant que dans la description microscopique d’une situation singulière. Un moyen de contourner cela est peut être de raconter des histoires singulières de travail (dans ce domaine également, tout reste à inventer).

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