Les périphériques vous parlent N° 4
HIVER 1995/1996
p. 14-15
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Soldats non-uniformes

Faudra-t-il que nous perdions tout, ou que la misère nous ait poussés jusque dans nos derniers retranchements, pour qu'à l'exemple des paysans guérilleros du Chiapas, nous reprenions soudain goût au combat politique authentique, celui d'une quête pour des buts de vie ?

Participant au développement du projet des États du Devenir, notamment à travers nombreuses rencontres avec des personnes ou associations qui en sont devenues parties prenantes, je n'ai cessé de chercher à savoir ce à quoi peut mener un tel projet. Je ne veux pas dire ce à quoi il nous amènera sûrement, disons que je me demande quelles perspectives peuvent être ouvertes ou se révéler à travers une telle entreprise. C'est paradoxalement à la lumière de la spécificité de la révolte des communautés paysannes indiennes du Chiapas au Mexique avec l'Armée Nationale de Libération Zapatiste, - ils se sont faits connaître un 1er janvier 1994 - qu'il m'a semblé pouvoir saisir certaines de ces perspectives. Suite à un documentaire diffusé en mars 1995 sur Arte : La véridique légende du sous-commandant Marcos de Tessa Brisac et Carmen Castillo, j'ai relevé quelques passages des entretiens avec le sous-commandant Marcos, passeur, porte-parole de la guérilla, qui m'ont particulièrement marqué. Le premier concerne l'approche même de leur mouvement : « Il ne faut pas idéaliser l'armée zapatiste, sinon on n'y comprend rien. »

Dans un Mexique tout entier organisé pour la zone de libre-échange avec Les États-Unis et le Canada, une fausse note est venue briser l'idylle libérale. Sacrifiés du développement économique, condamnés à disparaître, à mourir dans l'indifférence, ces communautés indiennes ont eu recours à l'argument des armes pour se faire entendre. Plus qu'à déchirer le silence, ils sont parvenus à créer une ouverture politique et culturelle dans laquelle toute une partie de la société mexicaine, jusqu'ici inerte, s'est engouffrée pour des revendications concernant « le travail, la terre, un toit, l'alimentation, la santé, l'éducation, l'indépendance, la liberté, la justice, la démocratie et la paix ». À la surprise de beaucoup, de « ces mots usés », ils ont réussi à extraire de la vie, un combat qui tient en échec toute une classe de financiers et de politiques persuadés de la solidité et la stabilité du régime politique et économique qu'ils voulaient imposer à tout le Mexique.

Parlant de ces paysans indiens « prêts à mourir pour leurs idées » et pour leurs vies, Marcos déclare : « Ils sont très humains, et il faudrait qu'ils puissent le rester, qu'ils soient moins longtemps des soldats et plus longtemps des êtres humains, même comme soldats d'un type nouveau. C'est bon pour eux et pour cette armée, c'est bon pour cette armée que son but le plus élevé soit de disparaître. Et le fait de comprendre et d'assumer que nous ne sommes ici que pour un temps et que dans le meilleur des cas cette arme et cette cagoule ne seront plus nécessaires, ce n'est pas pareil que de former une armée dont l'objectif serait de se maintenir au pouvoir. » Quand on évoque l'idée du devenir, on se heurte à tous ceux qui en dépit du prix à payer, il se chiffre en vies humaines, continuent à maintenir l'ordre des choses. Certaines des politiques que nous subissons, aujourd'hui, se justifient d'une rationalité et d'une connaissance aiguë, pour ne pas dire de « spécialistes », des phénomènes économiques, alors qu'à l'évidence, elles ne véhiculent qu'absurdités, ignorance et impuissance. À force d'en rester aux mêmes formes et au même fond, elles ne font que prolonger ou aggraver des situations sociales et culturelles invivables.

Quand j'entends le sous-commandant Marcos souligner la défection de toute une partie de la gauche mexicaine, je me demande si le cynisme qu'il évoque n'est pas aujourd'hui un masque ou plutôt un prétexte pour éviter toute remise en question. « On ne s'attendait pas à trouver une gauche aussi cynique, dans ce pays : “tant pis, tout est perdu, maintenant chacun pour soi, et sauve qui peut” (...) Des gens qu'on avait vus il y a dix ans très radicaux, très révolutionnaires, très engagés, on les a retrouvés en fans du néolibéralisme. Pour nous, ça été très dur, dur à comprendre, pas pour la déception personnelle, mais nous ne comprenions pas. Nous ne comprenons toujours pas ce qui s'est passé en dix ans pour que les gens qui auraient dû savoir que ça valait le coup de lutter aient abandonné et que ceux qui n'avaient rien à gagner soient prêts à lutter. »

Exclus, exclos, esclaves
 
 

Les journaux pour une fois furent peu bavards. lls se contentèrent de rapporter les « faits » de ce jeune meurtrier de vinqt-cinq ans qui, avant d'assassiner deux hommes, commença par décapiter des pigeons. Il mettait les têtes de ces pigeons dans un bouteille où il les laissait pourrir, puis il respirait les effluves de la mort au goulot, cette sacrée odeur de la mort qui l'enivrait et qui dut lui composer un goût de meurtre dans la bouche. La vie est belle. À son procès il avoua avoir décapité une de ses victimes humaines après l'avoir tué. Il garda la tête avec lui quelques jours, lui parlait, s'excusait de son geste et lui fit une conversation macabre sur la vie et sur sa destinée. Cette dangerosité pathologique, dont la justice ne sut très bien parler, à vrai dire cette dangerosité de la jeunesse abandonnée à des occupations bizarres en période électorale, ne fit outre mesure que quelques bruits de couloir dans le grand hall du monde affairé où la vision comptable de l'existence absorbe le tumulte des désaxés. Ces crimes imprévisibles n'affleurent que très peu à la conscience de la ménagère préoccupée d'une seule chose : du maintien d'un pouvoir d'achat qui lui garantisse de vieux os. L'odeur des cadavres mêlée au remugle des plans d'épargne bloqués composent une société puante.

 

La vitalité des États du Devenir tient à la révolte qui motive ceux qui y participent. Ils ne se révoltent pas pour mieux survivre, mais d'abord pour vivre, pour l'opportunité de vivre, j'aimerais citer à ce propos Georges Bataille dans La part maudite : « Les hommes assurent leur subsistance ou évitent la souffrance, non parce que ces fonctions engagent un résultat suffisant, mais pour accéder à la fonction insubordonnée de la dépense libre. » Quoique G. Bataille l'utilise dans un tout autre sens, plutôt celui du don, je ne peux m'empêcher en citant cette phrase de faire le lien avec le concept de dépense développé dans le n° 2 des Périphériques vous parlent. Brièvement évoqué, la dépense, opposé à la consommation, c'est penser l'usage de ce que l'on se procure. À mon sens, la révolte implique aujourd'hui la dépense, et le don. Récemment un documentaire retraçait le parcours de « déclassés », sans domicile fixe, précarisés qui créaient une société des bas-fonds dans le seul refuge qu'ils avaient pu trouver : un tunnel de New-York; un de ces expulsés de la société concluait la fin du film en déclarant que « le seul moyen de tout garder, c'est de tout donner ». Pour vivre dans une époque en proie aux contradictions les plus absurdes, le seul moyen de garder la vie, la dignité, l'intelligence, bref ce qui fait de nous des êtres humains, c'est sans doute d'aller au bout de nos capacités de résistance, d'imagination pour un avenir à faire, et ceci même à partir de rien, de la misère la plus atroce. Cette révolte qui n'oublie pas le don, la possibilité du don, nous enseigne en premier lieu qu'il est impossible d'être à la fois un consommateur ignare soumis au marché, incapable de mesurer les conséquences de ses actes et un révolté qui veut conquérir un devenir.

Évoquant l'histoire de la guérilla - ils n'étaient que six à l'origine - le sous-commandant Marcos raconte comment ils ont dû apprendre à écouter les paysans indiens, parce que le langage et le contexte culturel étaient différents des leurs. Un des éléments essentiels de la coordination pour les États du Devenir me paraît être cette qualité de l'écoute. Elle est nécessaire dès l'instant où nous nous situons dans le cadre d'un projet qui s'articule et se développe à partir des spécificités, des différences de chacun. Bien peu, je crois, peuvent se vanter d'avoir appris, cultivé cette qualité de l'écoute qui finalement amène à comprendre que « l'autre » ne soit pas le responsable de ses frustrations, mais celui avec qui chacun va partager la vie.

En famille, dans nos écoles, et dans beaucoup d'autres espaces sociaux, ce qui s'apprend de fait, j'ai envie de dire « de soi », c'est la couardise, la crainte de l'avenir, le « en avant comme avant ». Certes « l'avenir n'a jamais été aussi incertain », mais justement c'est lorsque les lendemains sont inconnus qu'il nous faut apprendre à l'inventer. Le rôle, la responsabilité de chacun n'ont peut-être jamais été aussi déterminants pour l'avenir. Le pire qui peut advenir, c'est notre aveuglement sur les raisons profondes de notre désarroi, de notre ignorance face à une situation radicalement nouvelle. La débâcle des certitudes, en soi, n'a rien d'effrayant, c'est l'idée que l'on se fait de cette débâcle qui nous fait peur, nous en faisons une réalité redoutable : l'avènement d'une société qui va faire de nous des étrangers sur une terre étrangère, nous poussant à nous accrocher aux idées vieilles de sécurité, de stabilité, d'autant que l'obsession du confort moral et matériel, du conformisme nous pousse à percevoir la précarité de l'existence comme les effets d'une crise passagère et non comme le mouvement inéluctable de l'Histoire elle-même. Nous assistons à un impressionnant retour à ces valeurs qui ont fait le vichysme, le pétainisme ou autres formes politiques de la lâcheté, de l'abandon. N'est-ce pas ce que confirme un sondage du CCA rapporté par le journal Le Monde du 20 septembre 1995 ? Il dévoile que « 59 % (du public interrogé) (contre 22 %, cinq ans plus tôt) affirment partager l'opinion selon laquelle « il vaut mieux ne pas sortir des sentiers battus, suivre les règles plutôt que de montrer sa différence ». L'heure serait plutôt « à attendre avant d'innover » (85 %), (...) et à « encourager les étrangers à repartir chez eux » (59 %). Cette sensibilité conservatrice est particulièrement nette pour ce qui concerne l'emploi féminin. En 1995, 54 % des personnes que le CCA a interrogées considèrent qu'il est préférable de « favoriser les femmes au foyer plutôt que de favoriser leur travail ». À l'heure, où les sciences nous invitent à reconsidérer totalement notre vision du monde et de l'homme, il peut sembler paradoxal qu'une majorité se replie et s'immobilise dans l'attente d'un retour du « bon vieux temps ». C'est une réalité qu'il ne faudra pas oublier dès lors que l'on évoquera le mot « résistance ». Car c'est bien ce qui s'annonce : une vague réactionnaire à laquelle tous ceux qui veulent encore espérer en leur devenir ne pourront manquer de s'opposer.

J'ose encore espérer que ce qui bouleversera nos vies, ce ne sera pas la précarisation et ses cortèges de populations sinistrées, mais la mobilisation de nos capacités de proposition, d'imagination, d'initiative, pour devenir vivant, pour ne pas se laisser gagner par la médiocrité, rejeté dans une difficile survie ou la folie.

Pour conclure, je voudrais citer encore une phrase du sous-commandant Marcos, que nous pourrions faire nôtre pour les États du Devenir : « Nous ne voulons pas qu'on hérite de nous le culte de la mort. On veut laisser en héritage le culte de la lutte. Et comme on dit ici, pour lutter, il faut être en vie, morts on ne peut plus lutter ! » Échapper aux réalités douloureuses du quotidien, se plonger dans la résignation, s'abandonner à la mort lente, ces tentations hantent l'époque, mais cet état d'esprit ne saura ôter à certains le goût de la vie. Faisons qu'ils deviennent très vite la majorité.

Christopher Yggdre


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 3 juillet 03 par TMTM
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