Les périphériques vous parlent N° 2
AUTOMNE 1994
p. 26-28
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Arguments et propositions

Le long terme et la métaphore de la quête

“Gérer la crise” dans le cadre du court terme, du conjoncturel, n'engage qu'à conserver les choses en l'état. Ce qui fonde au contraire une civilisation, une culture, c'est le long terme, le fait de donner un projet à son futur. Le long terme, lui, engage à une quête. De quelle nature est-elle ? C'est ce que nous dévoile la métaphore de “la quête du Graal”.

Nous l'avons vu, nous faisons de l'expression « la jeunesse est son devenir » un objectif fondamental. Une exigence politique, le moteur même « d'Objectif jeunesse » Avancer le mot « fondamental » demande en la circonstance à l'expliciter.

Envisager pour la jeunesse « un présent qui ait un devenir », c'est soutenir que le court terme ne suffira pas à lui donner consistance. Le court terme, c'est ne chercher qu'à conserver « les choses en l'état ». Disons que l'état des choses représente autre chose que « la réalité des choses » perçue comme la réalité à laquelle il faut bien se soumettre. La réalité n'est au mieux, bien sûr, que l'idée que l'on peut s'en faire. Ajoutons que l'idée que l'époque lui donne n'est pas l'idée que nous nous en faisons. La réalité est mouvante, et c'est dans son mouvement même que nous voulons la saisir, l'accompagner, parce que c'est seulement dans ce mouvement que chacun peut être lui-même réel, en mouvement.


- Le meilleur moyen de détruire la jeunesse ?
 
- La réduire à son court terme.
 

La perspective du court terme est cette réalité qui impose au jour le jour une « nécessité » qui réduit chacun à se soumettre aux circonstances, à se résigner à n'être que « l'objet des circonstances » dans une vie qui n'a plus d'autre objet que d'attendre chaque jour le jour suivant.

Les perspectives qui s'élaborent à partir du long terme sont autres. En premier lieu, elles se fondent d'un choix : un choix de vie. Le choix de faire sa vie à partir des circonstances, non plus considérées comme « la fatalité » à laquelle nul ne pourrait échapper, mais comme occasions de faire chemin. Ce qui fonde le long terme, c'est le fait de se donner un projet.

On pourrait avancer que toute culture, toute civilisation, est l'histoire d'un projet fondamental se réalisant. Toutefois il nous faut nuancer un peu cette proposition et ajouter que toute civilisation se définit moins à travers la réalisation d'un projet à long terme, un projet préalable, que par son histoire (l'Histoire) pour réaliser bien ou mal ce projet. Une civilisation, ce sera au bout du compte toute l'activité menée à partir d'un projet, son développement en somme. Que les objectifs proposés au départ soient atteints ou non est une autre histoire qui appartient à la spéculation des historiens.

Ce que nous voudrions en l'occasion retenir, c'est le fait que toute civilisation, culture, d'une part se construit à partir d'une vision, d'un projet à long terme (c'est là même la définition du long terme), et que d'autre part, toute politique qui propose un programme pour régler les problèmes à travers le court terme conduit implicitement ses auteurs à masquer les perspectives d'avenir, condamne en somme les sociétés qui s'y abandonnent au déclin.

Nous voudrions maintenant, un court moment, aborder cette problématique du long terme sous un autre angle. Nous avancerons d'abord que le long terme, de soi, engage à une quête, et à la suite, que la métaphore de la Quête du Graal, nous semble, en la circonstance, particulièrement apte à éclairer notre propos.

Quelqu'un n'arrivera jamais au prochain village s'il compose le parcours de ses plus petites parties - sans compter les incidents. La vie est dès lors trop courte pour faire ce parcours. Mais l'erreur se cache ici dans le “quelqu'un”. Car dans la mesure où on décompose le parcours, on décompose aussi celui qui le fait. Et supprimer l'unité de la vie, c'est aussi supprimer sa brièveté. Aussi brève qu'elle soit. Cela ne fait rien, car celui qui arrive au village n'est plus celui qui avait pris le départ. (Walter Benjamin, Essais sur Bertolt Brecht, Ed. Maspero).

Nous prêterons au mot quête un des sens non religieux que la métaphore de la « Quête du Graal » véhicule sous la forme de cette question implicite : « qu'est-ce que le Graal contient ? », puis à travers cette réponse : « le sang, sang de la vie ». Le Graal, par cette question et sa réponse, exprime cette idée : retenir la vie dans le cadre du vivant, de l'impossible. Le Graal, « un contenant qui cherche son contenu, » il faut le chercher, il faut le trouver, et tout compte fait, il faudra l'inventer. « L'objet de cette quête » ne se trouve qu'à l'inventer, au bout de sa recherche. Par là l'existence humaine se présente comme la longue recherche d'un manque fondamental, que nul ne peut nommer qu'en le cherchant et en le trouvant, à chaque étape de son existence.

Mais la longue Quête des « Chevaliers de La Table Ronde » ne cesse de nous le répéter ; chaque « trouvaille » ne fait que dégager un nouveau manque fondamental; manque qui renvoie sans cesse à un autre espace où il prend une autre forme, où il pose une nouvelle énigme, où il fonde un nouvel espoir, un nouveau départ. Quête éternelle. Quête de l'éternelle jeunesse, à laquelle les hommes qui l'entreprennent s'épuisent sans doute, mais par là même se donnent un dessein, un devenir, une vie. Et c'est cela, rien que cela la jeunesse.

La métaphore de la Quête du Graal, à travers toutes ses vicissitudes, expose sous sa forme épique le tragique de « la passion de la vie ». Nous ne nous attarderons pas plus longtemps sur cette « Quête ». Nous conclurons que cette métaphore, ouvertement (dans le sens qu'elle « ouvre un chemin ») symbolise tout fondement d'une culture, d'une civilisation, et que par là, elle est un modèle utile pour accompagner tout projet qui vise un devenir.

C'est dans le cadre même de la civilisation et de la culture qui en est l'expression, que l'activité humaine, engendrant les critères qui assurent son développement, peut « faire Histoire ». Nous retiendrons, par conséquent, que l'objectif « un présent qui ait un avenir », invite la société globale, les responsables, les institutions, à prendre en compte les perspectives à long terme dans le cadre des activités au présent. La politique du court terme, du « sauve qui peut les meubles, on verra bien après », nourrit l'exclusion.

Somme toute, demandons-nous face à toute proposition et à toute décision, en un mot, à toute politique : quel est son devenir ? Tout compte fait, quand les Punks criaient ‘‘No futur’’, ils ne faisaient qu'annoncer que toute l'activité yuppie - le culte du fric - des années 80 libérales, cette frénésie de gagner de l'argent pour gagner de l'argent ou de chercher son plaisir dans la consommation de « produits idéalisés », toute cette « activité forcenée » ne dégagerait aucun devenir.

Réaffirmons-le, c'est à travers le long terme que se bâtit une culture, que s'édifie une civilisation, que prospère une société, une économie, que se « fait l'Histoire ».


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 3 juillet 03 par TMTM
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