Les périphériques vous parlent N° 0
AVRIL 1993
p. 18-19

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Fighting banlieues 

Tous les espaces dont nous disposons pour éventuellement nous rencontrer ne sont que des espaces de « transit ». À l'image du métro qui alimente la haine : ils font le transit entre des centres d'intérêts éloignés qui ne se rencontrent jamais.

Suivant les murs du tunnel traçant une ligne continue et régulière parallèle au train défiler, je découvris un sourire malin et me surpris à voir que c'était le mien sur la vitre. J'étais en train de me réimaginer autrement la scène qui venait de se passer avant de monter.

Une petite blonde décolorée était assise sur les genoux de son amie plus « fight ». Je passe, elle me lance une cacahuète. A ma question : « C'est toi ça ? », elle me répond : « Ouais ». « Pourquoi ? » ; « Parce que ça me plaît », dit-elle mâchant son chewing-gum. Je me baisse et ramasse le petit fruit sec et crasseux. Puis, me dirigeant vers elle, je lui dis : « Tu sais ce qui me plairait à moi ? C'est que tu la manges... Allez manges ! Manges-la ! », tout en la lui écrasant dans la figure jusqu'à ce qu'elle soit à genoux sur le sol.

Ce n'est pas comme cela que ça s'est passé. En différé, une fois seule, je peux refaire ces scènes, me battre à main nue, prendre mon élan et envoyer des magnifiques coups de pied brefs et claquants dans la face des attaquants...

J'en pleure parfois, m'en remettant pour le reste à marteler l'air de ma chambre.

Depuis quatre ou cinq ans, je rencontre pratiquement tous les jours le même « type » dans le métro. Aux Halles ou à la sortie de la gare de Saint-Denis, de la traversée du centre commercial jusqu'à l'Université, ou de Saint-Michel pour rentrer chez moi à Vitry. Il n'a jamais beaucoup changé.

Chaque fois que je le vois de loin, je sais exactement ce qui va se passer, ce qu'il va dire. C'est lassant.

Dans les transports en commun, nos corps s'entrechoquent, ou plus précisément nos cultures. Depuis notre première rencontre, je peux anticiper celles qui suivront. Ce type n'est jamais seul. Dès que nous nous apercevons, je sais quelles expressions vont sortir de sa bouche : « Putain, le stre-mon, la le-fo, mattes le style, che-lou, che-mo... » ; le pire à mes oreilles étant : « C'est quoi ça ? ». Le « ça » catalyse chez moi un réflexe avant-coureur d'agressivité, ça touche le nerf, le « ça » plutôt que « c'est qui elle ?  ».

Inévitablement je réponds ou tente de m'arrêter et de lui demander : « Pourquoi ? », essayant d'engager une conversation, de remettre en question la situation, de tenter de la comprendre. Mais c'est trop difficile. Je m'expose souvent aux coups lorsque, c'est plus fort que moi, je poursuis dans ;son langage jusqu'à ce qu'il n'ait plus de vocabulaire. On y arrive très vite.

Dans un train, un jour avec sa bande, il s'était assis à côté de quelqu'un qu'il interpella : « Allez qu'est c'ta, j'te dérange, j'te dérange ? Vas-y ! J'te dérange ? » Puis il lui mit un coup de tête alors que l'autre n'avait encore rien dit. Je le regardais avec insistance, y concentrant toute ma haine, et comme je l'avais cherché, il croisa mon regard et m'adressa : « Et toi qu'est c'ta à m'mater ? »

Je lui dis : « Parce que t'es beau ».

Il s'est très vite agité pour bondir sur moi. Ses amis le retenaient.

Ce qui ne l'a pas empêché de me taper sur la tête avant de sortir du train sans que je puisse réagir.

Il y a quelque temps, lui et ses amis me vitrifiaient des pieds à la tête, et riant violemment : « Eh tu sais ? Attends ! on dirait... la le-fo ! la, tu sais, à la télé ! la bella, macia, marcia... » Et je pensais dans ma tête : « Ca va sortir, Mit-sou-ko ». C'est ce qui est sorti.

Après Madonna, après l'hiver, avant l'été, j'eus droit à Deelite. Si je comprends bien, il a fallu attendre Deelite pour que mon étrangeté ait pu être tolérée. Bien que ponctuellement le « ça » ait évolué vers le « elle », cette image de Deelite, créature féminine, lui donne le référent pour me qualifier, le « rassurant ». Pourtant, le « type » n'arrivera jamais à me rattraper, poursuivant l'ombre d'une image qui a déjà du retard.

J'aimerais que nous analysions ensemble la situation, mais l'échange de mots ne peut jamais se poursuivre. Quand je sens venir la phase physique, je commence à avoir très chaud. Même si je lui réponds dans son langage, je l'amène très vite à justifier, nourrir sa nervosité et ce pourquoi il me tape. Il y gagne toujours à sa manière, car terrorisée, j'arrête le processus dans lequel je devrais me risquer. J'ai parfois anticipé l'agression, provoquant le « type » en premier. Ce que j'ai regretté bien vite.

Chacune de nos rencontres sont des situations standards, identiques entre elles qui fonctionnent toujours de la même manière.

Les transports en commun sont des espaces vides, compartimentés en zones, en classes, qui véhiculent les mêmes images, tics et autres signes d'appartenance à tel ou tel groupe.

C'est le seul espace commun qui nous fait nous rendre visibles à l'autre, malgré nous. Chacun y poursuit son chemin dans sa banlieue, sa ville. Nous n'allons pas dans les mêmes directions, nous n'y trouvons pas les mêmes buts.

Nous n'avons pas de projet ensemble.

Si je ne veux pas être contrôlée par ce type, il ne faut pas que j'ai une pointe d'eye-liner en trop, pour ne pas être remarquable.

Je n'arrive jamais à être indifférente au fait qu'il me différencie. Il me verse ce qu'on lui verse dessus, tout en me « vérifiant », me testant, il me contrôle comme le contrôlent les autorités. Il vient de sa banlieue pour aller en boîte, en ville dans un espace clos, un « chez lui » en ville. Et moi, je n'ai pas d'autres intérêts pour aller en banlieue à part rentrer chez moi.

Les transports publics sont donc paradoxalement les lieux d'événements accidentels. Malgré moi, je suis obligée de voir ce « type ». Mais à chacune de nos invariables « rends-comptes », je n'arrive pas à parler avec « l'individu ». Nous créons et subissons les murs « invisibles » des images qu'il se fait de moi et de celles que je ne peux alors m'empêcher de me faire de lui, de ce qu'il me donne constamment à voir. Valeurs-classe, contre-valeurs (j'ai le ticket ou je ne l'ai pas).

Les transports en commun sont des espaces attentes. Est-ce que le « type » a tout de même un petit désir de se renseigner sur moi ? Je n'ai que deux options : soit je lui réponds dans son langage (le « toi-même ») en faisant attention à ne pas faire référence à sa mère - cela le mettrait hors de lui - soit je tente d'échanger des informations, de trouver des solutions pour que cela ne se reproduise plus.

Ce qui, dans les espaces vides, relève de l'impossible. Nous ne nous voyons que conformément à ces circonstances.

Je ne peux le rencontrer. Seule mon enveloppe « étant différent » est visible. Je suis risible parce qu'inclassable ou classable dans le non classable, dans le non conforme à son uniforme classé X. Car dernièrement il avait la casquette et le livre de Malcolm X dans les mains, ce qui pourrait peut-être l'occuper autrement que lire mon maquillage ou me classer « intellectuelle », comme lorsqu'un jour je lisais. Je ne porte pas les baskets avec le pantalon, le collant, le blouson qu'il faut, qui représentent LE look.

Les Baskets sont censées représenter quoi ? Une jeunesse, la liberté ? Pour cela demandons à ceux qui en portent. La plupart de ces chaussures très symboliques coûtent très cher et je ne pense pas que tous ceux qui en portent puissent se vanter de les avoir volées. Certains ont même dû se crever au travail pour pouvoir s'en payer une paire. N'y a-t-il pas là une contradiction énorme ?

Payer le prix de sa liberté pour en conquérir le symbole. Le « type » traîne des pieds, support publicitaire idéal de Nike ou Reebok, son image de ma(r)que consommant l'image de sa propre exclusion : « À quoi ça sert de lutter puisque Nike est pour nous. Nous avons le monopole du look ».

LA TÉLÉ

Il pense : la télé ne peut en rien m'informer.
La question qu'il faut se poser devant toute image télé est : qu'est-ce-que ça cache ?
C'est là la meilleure façon de regarder la télé.

Il perpétue la France qu'il rejette, se conformant à l'ordre établi, celui de « l'étant-jeune » de la mode qui correspond exclusivement à une classe d'âge. Il aura beau écouter du rap, reprendre les discours de ses groupes préférés, il ne pourra s'empêcher de plaquer sur moi ses préjugés préfabriqués dictés par les clichés des clichés télé qui ont vite fait de transformer ses problèmes sociaux de banlieue en produits de marketing. Faut-il que Malcolm X soit lancé sur le marché pour que ce type s'y intéresse ? Si Malcolm X ressuscitait, plutôt que de réclamer ses droits d'auteur, il dirait probablement : « Vous ne m'avez pas compris. Seriez vous pire que mes Oncle Tom contemporains ? Je ne suis pas une marque de sweat-shirt ou de briquet. Que ferez-vous lorsque l'Amérique n'aura plus besoin de vous et moi pour exporter et écouler à travers le monde son surplus de marchandises obsolètes ? Vous mettrez X dans le tiroir. » Et, terrifié, il retournerait bien vite dans sa tombe.

Avant de m'aborder, de me saborder, je crois que ce type ne s'est pas interrogé sur ce que je pourrais bien être, sur ce que je pourrais bien faire dans sa vie. Nous sommes sans doute concernés par certains problèmes qui nous touchent tous les deux. Nous sommes victimes de ces murs invisibles derrière lesquels nous nous retranchons, autant que de murs visibles : ceux des espaces urbains. Ce « type » n'est-il pas récupéré par ce qu'il critique (encore faut-il qu'il sache ce qu'il critique), ne va-t-il pas s'en prendre à ceux (moi par exemple) qu'il ne connaît pas, qui s'opposent comme lui à cette structure d'exclusion ? Ce « type » est attaché à des signes qui étouffent sa liberté, celle qui nous permettrait d'accéder à notre mutuelle prise en compte. Nous avons pourtant des manques, des angoisses en commun, et certainement aussi des choses à faire. Mais je crois qu'au-delà même de mon « allure » physique, quelque chose agace ce « type ». Il n'arrive pas à m'attraper. Cette image du passé qu'il s'est faite de moi, se heurte au présent. Je suis vivante. Cette image l'empêche de me découvrir vivante au présent. Elle nous empêche de nous découvrir. L'agressivité est peut-être le seul moyen que nous ayons trouvé pour nous faire remarquer, pour se faire voir l'un à l'autre, se faire connaître. Elle masque peut-être un très lointain désir de nous rencontrer.

Tous les espaces dont nous disposons pour éventuellement nous rencontrer ne sont que des espaces de « transit ». À l'image du métro qui alimente la haine : ils font le transit entre des centres d'intérêts éloignés qui ne se rencontrent jamais.

Où pouvons-nous nous rencontrer ?

Mais attention, il ne s'agit pas de demander à celle ou à celui que l'on rencontre de s'en remettre à une tolérance mutuelle trop molle.

Il est dans notre intérêt de ne plus perdre notre temps et notre énergie à nous affronter. Comment pourrions-nous affronter l'époque ensemble ?

Kim Ohio


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 25 avril 03 par TMTM
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