Les périphériques vous parlent N° 0
AVRIL 1993
p. 15-17

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Synergies


Peut-on nouer des liens de travail, de recherche, de réflexion inter-fac, inter-disciplines, inter-générations... En quoi cela peut apporter un enrichissement ? Comment décloisonner les champs d'action ? Autant de questions qui pourront être abordées sous cette rubrique.


À ne savoir qu'en faire 

Savoir en différé, voué à stagner au fond des têtes déformées ! Ou bien plutôt, dépasser ces fonds usés et englués : intégrer son savoir, c'est se rendre capable de jouer avec ces connaissances agglomérées avec le temps.

« L'université est un milieu fermé, une institution non adaptée aux exigences de l'entreprise ».

Tels sont les lieux communs sans cesse ressassés et véhiculés comme s'ils étaient des vérités, des données de fait auxquelles il est impossible de remédier. Impossible d'y remédier puisque véhiculant des idées, des fonctionnements qui nous sont trop habituels, qui appartiennent à la tradition !

Seulement, on ne peut se déterminer à vivre dans cet amalgame de décalages permanents, de ces difficultés d'adaptation entre les lieux de « formation » et les lieux de « production ».

L'université nous est donnée comme le lieu de formation, d'instruction, d'acquisition de toutes nos connaissances, après quoi, rempli de ce savoir, l'individu doit pouvoir « s'adapter » au monde du travail.

Cependant, cette adaptation trop souvent perçue comme une simple mise en application du savoir « théorique » devient la difficulté: d'une part la décrépitude, l'ennui, la mort à petit feu du jeune salarié, d'autre part l'insatisfaction du chef d'entreprise devant ce personnel non motivé. « Non motivé » n'est pas le terme exact. Les individus sortant de l'université seraient plutôt « mal motivés »: là où le travail de production commence, la formation cesse ! Résultat incontestable des systèmes économiques de nos sociétés avancées !

En 1990, les dépenses de formation des entreprises françaises représentent 3,1 % de la masse salariale. Cet effort dans l'air du temps est indéniable. Reste à rendre compte des résultats de ces journées de formation que l'on propose (impose) aux salariés. « Dans les petites entreprises, la politique de formation ressemble le plus souvent à une absence de politique », me disait récemment un jeune technicien. « Dans la boîte où je travaille, on a envoyé des salariés dans un centre de formation, pendant huit jours ; ils sont rentrés déçus ; ça s'était mal passé.

Mais à aucun moment, préalablement à ce temps de formation, les objectifs n'avaient été établis. Il est nécessaire que les formateurs, les salariés et les chefs d'entreprise se mettent d'accord sur les objectifs de la formation, la méthode. La formation, c'est une certaine capacité à maîtriser une situation en cas de problème ponctuel dans l'entreprise ».

Cette réflexion happée au fil d'une conversation révèle bien, à mon avis, la situation problématique dans laquelle les entreprises sont engagées. Certes, il y a volonté de formation, mais est-ce suffisant de se contenter de cette volonté, du bon vouloir d'un chef d'entreprise à « offrir » quelques journées de formation à ses salariés ? Non, évidemment, dans la mesure où ce moment de formation n'est bien souvent qu'un savoir en différé, un savoir « qui peut toujours servir » mais qui, en réalité, ne sera jamais utilisé, jamais repensé, seulement voué à stagner au fond des têtes déformées.

Ainsi vivotent les petites entreprises, ainsi perdurent dans cette impossibilité d'avancées personnelles, les salariés dans ces boîtes ; d'autant qu'il n'est plus question pour la plupart d'entre eux (ceux qui ont appris « sur le tas », comme on dit) d'oser une nouvelle expérience dans une autre entreprise. En effet, dans un contexte où les diplômes universitaires sont institués et fonctionnent (ou du moins, perdurent à l'état de derniers résidus) comme signe distinctif de l'ultime reconnaissance sociale, il n'est guère pensable de parler de savoir « fait maison » ou ailleurs ! Même si actuellement des initiatives visant à créer des ponts entre les savoir acquis dans le cadre d'une expérience, d'un travail et les savoir ou connaissances de type universitaire, scolaire s'édifient petit à petit, reste la question du référent. Pourquoi le savoir académique serait le seul, unique et véritable référent apte à rendre compte de tout type de savoir ?

Ou en reformulant la question : qu'en est-il du savoir ? Cette valeur absolue, cette seconde peau de laquelle il nous faudrait nous recouvrir, sans aucun doute, puisque c'est elle qui sera apte à rendre honneur ou désespoir auprès de nos prétendus amis, ou ennemis tout aussi bien ! Il serait de bon aloi de commencer par faire la distinction explicite entre savoir (théorique) et savoir-faire (technique), mais pour le fondement même de mon questionnement, je m'en dispenserai : j'opposerai plutôt pour les besoins de cette explication savoir et connaissance.

Créons des groupes professeurs / étudiants pour y poser le problème de l'enseignement. Professeur interprète ou professeur acteur ? est la première question.
Il y a des professeurs qui prennent les étudiants pour leur gagne-pain.
Il y a des étudiants qui attendent de leurs professeurs qu'ils leur donnent un gagne-pain. Nous ne mangerons pas de ce pain-là.

Si le savoir académique (universitaire) est irrémédiablement posé comme référent à notre niveau de compétence individuelle, il est indispensable d'en faire une brève esquisse afin de donner la possibilité à tout un chacun d'en user !

Je suis étudiante depuis quatre années et je peux dire que le système d'enseignement supérieur est principalement basé sur l'acquisition d'une culture ; culture dans le sens d'un accueil possible d'un certain nombre de connaissances ; d'ailleurs très grand nombre de connaissances. Cet enseignement consiste donc ni plus ni moins à l'inculcation d'un certain nombre de théorèmes, de propositions, de pensées, d'événements etc.. Et ceci, on l'appelle « savoir », le Savoir. Le savoir ayant quand même une finalité bien précise, celle d'une intégration dans la société, doit pouvoir se donner les moyens de rendre les individus intelligents et aptes à produire. Bien souvent, justement, on s'en plaint: les jeunes enseignants ont les connaissances requises mais ne parviennent pas à transmettre le savoir, les jeunes ingénieurs ne connaissent pas les réalités de l'entreprise, les jeunes politiciens ne connaissent pas la vie sociale effective. Mais cette attitude est normale et légitime car on est en droit de demander de l'étudiant, après qu'il ait passé un, deux ou dix ans de sa vie dans une institution qui détient l'ensemble (ou presque) du savoir, qu'il soit un être formé, c'est-à-dire élevé et constitué en tant que détenant telles connaissances, capable de les utiliser à bon escient.

Seulement, l'institution universitaire n'est pas à proprement parler un lieu de formation des individus. C'est un lieu où on peut lire les « grands auteurs », où on peut écouter et recopier des cours, intervenir de temps à autre sur un désaccord de compréhension. L'enseignant intervient dans ce lieu pour apporter le savoir, les connaissances qu'il laisse à disposition de ses étudiants ; il leur demande de rendre compte de ce qu'ils ont reçu. L'étudiant joue son rôle tout aussi consciencieusement: il essaie de redire la plus grande partie possible de ce qu'il a entendu. Mais à aucun moment, l'étudiant n'est supposé réellement intégrer ces connaissances ; les intégrer, ce serait se rendre capable de jouer de ces connaissances, agglomérées avec le temps. « Jouer avec », c'est disposer son esprit comme individu ouvert, et non pas immuable, afin que des connaissances nouvelles puissent pénétrer et bouleverser (à des degrés divers) l'ordre établi, tous les préjugés, ou présupposés édifiés selon une échelle de valeurs, elle-même intouchable en raison de sa durabilité. Après cette première mobilisation, il en est une autre, celle qui consiste à redonner à cet état de fusion un certain ordre : porter un jugement, se positionner (de façon déterminée mais non pas stable) par rapport à ces nouvelles données ou plutôt, voir comment ces nouvelles données viennent contredire les préacquis, en quoi elles permettent au sujet pensant de se remettre en cause lui-même et par là même, lui permettent de réévaluer son comportement ; l'ajuster pour lui donner les moyens de s'affronter lui-même, pour se révéler davantage en tant qu'être humain, individuel se développant dans un milieu. Cette réflexion, dont l'individu devra faire l'effort, fera elle-même surgir d'autres questions, d'autres difficultés, d'autres disharmonies, mettant ainsi le cerveau à dure épreuve, et le laissant toujours en questionnement, donc dans un état instable, ainsi ouvert aux secousses : les agents extérieurs, c'est-à-dire les autres individus, la vie quotidienne, l'entourage collectif et politique.

Cependant, bien que toujours en éveil, l'esprit humain par ces remises en question successives, pose aussi des jalons, ces jalons desquels naîtra une nouvelle contradiction qu'il lui faudra dépasser.

Et même ces jalons seront susceptibles d'être ébranlés !

Mais en fait, à chacune de ces nouvelles épreuves, ces moments nécessaires à la formation de l'être humain, du nouveau se construit. Même si les fondements de cette construction sont d'un ciment friable, ils ont existé, ils ont permis un travail de l'individu, puis une construction : son identité propre qui se manifeste également extérieurement par un comportement, une prise de position dans la société, un jugement sur son entourage amical, familial ou social.

Ce processus de formation de l'individu en tant qu« 'appartenant à une communauté », en tant qu« 'exerçant une activité » (quelle qu'elle soit) sur une partie du monde (voisin, travailleur, scolaire), ce n'est pas du ressort de l'université !

Fonctionnant de façon plutôt renfermée sur elle-même, elle ne peut prétendre faire réfléchir, comprendre les individus sur cette dimension indispensable dans notre état « liberté, égalité, fraternité », celle du recouvrement de la liberté de chacun, la permission et le besoin de vivre sa vie en société. Cette liberté n'est pas un présupposé, elle s'acquiert. Elle se prend et se comprend par une réflexion, un travail : elle nécessite le savoir. Le savoir pourrait alors se définir comme ce processus d'élévation, ce processus par lequel la connaissance, l'événement viennent nourrir l'individu pour le rendre lui-même « en action » ; en être ni réfléchissant à la manière d'un miroir, ni absorbant à la façon d'une éponge, mais plutôt en être véhiculant un passé, réceptif à un entourage dans toutes ses dimensions, acteur de sa vie et comme être social : responsable (en partie) de celle des autres. C'est pourquoi la « formation » ne saurait distinguer connaissances venant de l'extérieur et intégration particulière de l'individu. Et c'est ainsi que les acquisitions de type scolaire n'ont pas nécessairement une activité plus importante, plus effective que les acquisitions de type socioprofessionnel sur le processus de formation. Et c'est ainsi que cette opération visant à opposer formation et production perd sa consistance.

Ce qui m'amène à dire que la mise en place, dans le réseau productif de formations continues multiples est certainement positive, dans la mesure où elle permet une ouverture (étrangère, extérieure) aux salariés, mais reste contradictoire ; en faisant des lieux de production des lieux où l'on ne se forme pas, l'entreprise productive n'est autre qu'une institution niant une partie de l'être humain, ses huit heures par jour sur son lieu de travail. Or, c'est à seule fin de se satisfaire, de se réaliser que l'individu travaille ; c'est un besoin à l'accomplissement humain, à la vie de tous les jours. Ainsi, pour dépasser cette apparente contradiction, il faut renouer avec l'idée que le travail peut être aussi formateur. Il est tout aussi utile que les autres moments de la vie à la formation de l'individu.

Ce qui n'exclut aucunement, au contraire, les temps d'interaction entre ces différents lieux (école et lieu de production), mais qui rend moins absolue l'échelle universitaire du savoir, ce qui la relativise.

Il faut plutôt la regarder comme une échelle parmi d'autres, un référent quant à un certain type de connaissance. Au-delà, une multitude d'autres échelles, que l'individu se doit de considérer pour une démarche de formation de lui-même. Et la « formation continue » cesse alors d'être cette idée de connaissance autre, détachée de son contexte ; la formation continue, en ces termes, devient la formation indispensable et illimitée de chacun, lui donne la possibilité d'être acteur de son propre développement, et par la même sa place en tant qu'individu dans la société, son lieu de vie, sa vie quotidienne, ses rapports avec autrui.

Conquête d'une nouvelle possibilité de vivre. Les répercussions sur l'institution universitaire sont du même ordre. Il faut bousculer certains présupposés de l'éducation, il faut se débarrasser de cette mauvaise tendance qui vise à essayer de pré-professionnaliser les étudiants tout en les maintenant dans la figure du savant académique.

Il faut concevoir l'institution universitaire comme un lieu où connaissance, recherche et production sont indissociables. Produire, c'est-à-dire rendre active sa formation, réaliser dans et pour le monde sa démarche de recherche.

On pourrait proposer à l'étudiant une réflexion soigneuse sur son savoir. Réfléchir sur les connaissances acquises ultérieurement, les analyser afin d'en déterminer la consistance, afin d'en voir les répercussions sur l'individu, afin qu'il se rende possesseur de son propre savoir.

C'est aussi prendre en compte les transformations actives, les évolutions profitables dans le champ de sa vie courante, de son activité sur le monde.

Ce moment se doit d'être un « débroussaillage » intense, afin d'en repérer les failles, les ouvertures ou plutôt les sites vivants et créatifs où viennent se greffer de multiples branches, brindilles pointant vers le haut.

Ces brindilles sont non seulement les terrains d'accès au plaisir intellectuel, spirituel ou individuel, mais aussi à la joie d'en disposer avec son environnement.

Mieux se révéler à soi-même et aux autres.

Dans les faits cela pourrait se traduire par un parcours universitaire plus adapté à chacun : il n'y a pas nécessairement des scientifiques, des littéraires ou des artistes, il y a des êtres pluriels à qui il convient mieux de ne pas s'enfermer dans un type de connaissance. Chacun ayant ses préférences personnelles, il lui faut les garder et les préférer plus que jamais afin de les mettre à profit: faire émerger de soi ses qualités propres au travers des autres, ceux avec qui l'on partage des moments de sa vie.

En particulier, à l'université, on pourrait imaginer des petits groupes composés librement (étudiants, enseignants et tout intervenant éventuel), où chacun pourra faire part aux autres de sa propre expérience, suscitant alors une interaction extensive entre les uns et les autres. Chaque personne sera plus apte à comprendre davantage les réalités de telle ou telle activité (professionnelle...) et à prendre position sur les répercussions possibles de son acte personnel.

Ainsi, un professeur ne sera pas l'enseignant d'une connaissance, mais un individu travaillant dans un groupe et interlocuteur privilégié sur un domaine particulier de la connaissance.

Ceci, afin de donner la liberté à chacun de choisir son chemin de connaissance, de le faire évoluer à souhait, dàns une situation de continuelle interaction entre tous.

C'est une formation qui serait élévation par et pour soi et les autres.

Anne Cheptou


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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