Aujourd’hui, c’est le photographe et photo-reporter mondialement connu Reza, président de l’association « Aina », qui assure la direction artistique d’un projet photographique pilote unique dans ce quartier réputé pour être l’un des plus complexes d’Europe du point de vue de ses composantes sociologiques.
Nous rappelons que le quartier de Librino est issu d’une expérience architecturale, économique et sociologique des années 60 qui a échoué, aujourd’hui délaissée par les institutions et le gouvernement. De quartier idéal, du moins conçu comme tel à l’image des villes nouvelles françaises, il est devenu un quartier défavorisé, précocement délabré.Trafics en tout genre, criminalité, manque d’accès à l’éducation et à la culture, isolement, précarité et enclavement le caractérisent actuellement. Les lieux publics en son sein, pensés à l’origine comme des espaces de rencontre à destination des habitants, sont vides, désertés. Le quartier semble être à l’abandon. Cependant, à lui seul, il regroupe 15% de la population de Catane, soit plus de 80 000 habitants.
Le problème du quartier de Librino n’est pas unique, le besoin primordial de lien social de la population non plus. On retrouve très fréquemment ces mêmes problèmes, à quelques nuances près, dans tous les quartiers populaires du monde. Ce qui nous semble ici insigne est la manière de lui trouver des solutions, dont la nature est redevable en grand partie à la créativité, à l’énergie débordante d’Antonio Presti, initiateur d’activités artistiques, culturelles et sociales multiples depuis 25 ans en Sicile, et très actif à Librino depuis une dizaine d’années.
Dans cet article, nous vous présenterons l’avancement du projet, qui consiste en deux grandes phases :
- La création d’un laboratoire de photographie. Elle circonscrit une période de formation, d’éducation, de production in situ impliquant une quarantaine de photographes et une centaine d’adolescents. Elle aboutira à la production de plus de 30 000 photographies sur 2010 et 2011.
- L’ouverture du musée Terz’Occhio Meridiani di Luce, disséminée sur plusieurs sites à Librino, - une grande majorité en plein air - destinés également à l’itinérance dans d’autres lieux en Sicile et en Europe. Ce musée sera inauguré avec une exposition multi-supports à partir de 2012.
La rencontre
La rédaction des Périphériques vous parlent est associée à ce projet sicilien. Nous avons été à l’origine de la rencontre entre Antonio Presti et le photo-reporter Reza (dont nous avions également publié un entretien dans le dernier numéro Web à propos de son implication dans ce projet lien). Ce dernier a aujourd’hui en charge toute la partie du musée concernant la photographie et les arts visuels, ainsi que les aspects pédagogiques du projet. Cette rencontre à permis la naissance d’une collaboration entre deux personnalités étonnantes à plus d’un titre.
Reza cultive une vision « mondialiste » du monde à travers son regard de photographe. En écho à la pensée d’Edouard Glissant, on le dirait pratiquant du Tout-Monde, facilitateur de « créolisation des cultures ». Il œuvre partout dans le monde, ses photo-reportages sont diffusés dans 112 pays. Et le voilà aujourd’hui à Librino faisant le pari de la créativité à activer dans le cadre de processus d’apprentissage et de production. Il nous rappelle aussi que la tendance mondiale est à la diminution du corps enseignant, laquelle est proportionnelle à l’augmentation des jeunes populations. Les pays européens, dont France et Italie en tête, se donnent la main pour la réduction du corps enseignant. Dans le monde, 50% de la connaissance emprunte aujourd’hui les canaux et langage de l’image, en s’imposant avec force à travers la photographie, la vidéo, Internet... Apprendre à lire les images, c’est aujourd’hui alors apprendre à apprendre. Cela il faut savoir l’enseigner et bien l’enseigner.
Pour Reza, encore, ce sont toujours les protagonistes des événements ou des situations dramatiques qui sont les plus aptes à nous parler au monde. Quand il entreprend de former à la photographie des jeunes dans les camps des réfugiés, suite au génocide au Rwanda, afin qu’ils photographient les autres enfants peuplant ces camps, qui regroupent 3500 familles, il a à l’esprit que la photographie est un langage qui dépasse l’esthétique pour induire des usages sociaux dont les effets sont considérables.
L’intervention de Reza à Librino s’inscrit dans la continuité de trente années de travail dans les quartiers populaires du monde entier, comme au Cap en Afrique du sud, ou encore en France dans la banlieue d’Avignon et de Pierrefitte (93). Sans parler de l’association Aina qu’il dirige et qui dispense des formations aux médias en Afghanistan, pays d’intervention privilégiée de Reza et de son équipe.
Antonio Presti, lui, est un artiste, « guerrier de l’art », un bâtisseur qui aide les artistes à fabriquer des Drama artistiques ou des œuvres spécifiques dont le peuple de Sicile, d’un quartier, d’une école sont toujours les destinataires. Il œuvre localement et pense mondialement. Il est convaincu que la « beauté », diffusée à l’échelle d’une ville, fait retour sur chaque habitant en lui permettant de comprendre des valeurs qu’il méconnaîtrait sans elle, comme le partage, ou la reconnaissance d’une identité collective.
ALIGN=right HSPACE=9 VSPACE=9 TITLE="La place de Librino">Il n’est pas un collectionneur qui expose ses œuvres, mais un passionné qui depuis 25 ans incite les artistes du monde entier à venir en Sicile, à inscrire leur travail sur le terrain social sur lequel il a décidé de continuer à œuvrer contre vents et marées, en ces terres d’une Italie profonde peu encline au développement de la création artistique.
Reza et Antonio Presti savent que la nature et la dimension du projet comportent des risques et supposent un engagement très fort. Ces deux personnalités aiment à relever des défis. Mais ils savent aussi que la réussite du projet, vu le contexte d’un quartier dangereux que Librino, s’appuie sur deux facteurs cruciaux : d’une part, la confiance des habitants acquise par Antonio Presti à l’issue des années d’interventions artistiques et culturales dans les écoles, d’autre part, l’expérience pédagogique unique de Reza, de par ses formations dans le monde. Sans ces deux choses, le projet aurait été tout à fait théorique et utopique.
Ensemble nous avons longuement précisé la méthodologie de travail pour avancer concrètement dans la réalisation du projet. Il s’agit de valoriser le quartier et de créer des liens sociaux par la sensibilisation et la formation des habitants à l’art et en particulier à la photographie, il s’agit encore de créer un grand musée international des arts visuels, selon une conception qui valorise toujours le destinataire ou le sujet même de l’œuvre, puis enfin de créer un centre de formation international aux nouveaux métiers de l’image. Nous voudrions transmettre l’idée de ce projet pilote à des acteurs sociaux et à des collectivités territoriales d’Europe et du monde afin qu’ils puissent en faire leur foin comme on dit, sur leur propre territoire. Voilà l’ambition du projet, qui est aussi l’ambition de la fondation Fiumara d’ARTE d’Antonio Presti : un défi, une utopie, une folie que celle de vouloir renverser l’approche habituelle avec laquelle on parle de développement. Pas d’argent, pas d’économie comme moteurs de croissance, mais de l’éthique, de la culture et de l’art.
Parenthèse sur la créativité
Il est beaucoup question de créativité dans ce projet. Si nous-mêmes avons été les artisans de la rencontre entre Antonio Presti et Reza, c’est parce qu’il nous a semblé d’emblée que l’idée fondatrice de la démarche allait dans le sens de nos propres objectifs fondateurs : développer les expressions de la créativité et de l’autonomie, individuelle et collective, de la citoyenneté, de la relation entre la société, la culture et les productions artistiques multidisciplinaires qui la vivifient. Et Librino élargit l’horizon de ce travail.
La démarche de Librino parie sur la créativité et sur la mise en place de méthodologies capables de la stimuler. La mise en jeu de la créativité en est même l’élément primordial indispensable. L’art, la créativité, la création, l’éducation, sont de grands mots et il est facile d’en faire des stéréotypes dans le cas de Librino. Ces vocables ont des sens biens différents selon les époques et les sociétés, mais elles prennent un sens tout particulier dans le cadre du projet de Librino. Il nous est toujours apparu que la création tend à désigner l’objet artistique, le produit fini de l’art. La créativité indique, comparativement, le processus créatif se référant à l’usage artistique, à l’activité, à la pratique. Création et créativité sont deux mots nous permettant de saisir l’activité artistique et la mise en jeu des moyens pour parvenir à un résultat, une production (artistique). Création et créativité se fondent dans un même mouvement. Néanmoins, en général, notre culture vise à nous montrer le résultat (ce qu’on appelle alors « la création ») comme la seule matérialisation de l’œuvre et de la créativité qui la sous-tend. Nous dirons même que notre époque fétichise toujours le « résultat artistique » laissant délibérément dans l’ombre le processus de créativité.
Or, le type de travail artistique qui est mis en jeu à Librino valorise d’une manière très importante les processus qui le fondent : d’une part le processus de production, la créativité en acte mobilisant des dizaines de photographes et la population et, d’autre part, le processus de mise en visibilité publique du résultat, disons les manières d’exposer, de faire circuler es œuvres, de leur donner des usages différents dans le cadre du musée. L’idée même de musée est largement débordée, puisqu’il s’agira d’un constant processus d’élaboration et de modification des œuvres, de changement de destinataires, d’éclatements géographiques et de circulations.
Pour le dire autrement encore, cette action, avec son laboratoire de formation et de production privilégie la question des usages et des processus de production, en donnant aux termes « créateur », « création », « créativité », un sens social concret pour une population qui les perçoit souvent comme dénués de sens ou apanages d’une élite. Il s’agit là d’une expérience prototypale. C’est pourquoi la compréhension de la dynamique de ce projet passe par la nécessité d’en saisir le sens et les modalités de développement particuliers. Et il y a lieu d’abord de comprendre les mécanismes de l’action elle-même pour arriver à comprendre les idées qui la structurent.
Le laboratoire de photographie
Il s’agit de former, d’éduquer, de rendre autonomes à travers la mise en place d’un processus qui durera plusieurs mois. En novembre 2009, plus de quarante photographes siciliens, plus génériquement des « artistes visuels », puisque le travail de certains d’entre eux déborde le cadre de la photographie, et dont l’âge se situe entre 25 et 40 ans, ont été choisi sur la base de leurs productions photographiques ou visuelles, par rapport à la qualité de leurs projets, certains ayant déjà exposé, réalisé des reportages, des installations ou publié des livres de photographie. S’y ajoutent 20 étudiants des Universités de Catane. À partir de juin 2010, ils participeront à des ateliers réguliers (des workshops aiment à dire les Italiens) avec Reza. L’objectif réside dans la mise en place d’un grand laboratoire de photographie visant, dans une première phase, à valoriser les compétences artistiques de chacun et, dans une deuxième phase, de développer des compétences pédagogiques et éducatives pour former des jeunes du quartier de Librino à la photographie et les accompagner ensuite dans les productions prévues dans le cadre du laboratoire et du musée.
- Reza et d’autres membres du jury lors de la sélection des photographes siciliens en novembre 2009
Chaque photographe mènera un projet artistique personnel dans Librino et avec les habitants tout au long de 2010, sous la direction artistique de Reza et en coordination avec la fondation Fiumara d’Arte. Il s’agit en quelque sorte d’une « légion » d’artistes visuels qui investira Librino, en délivrer un récit visuel reflétant la sensibilité de chacun.
Mais ce que nous soulignerons ici est le travail pédagogique in situ intense qu’une partie de ces artistes développeront avec les adolescents de Librino. En effet, parmi l’ensemble des 40 artistes visuels, une vingtaine a été identifié en tant qu’« artiste visuel éducateur ». Chacun d’entre eux, en plus du développement de son projet photographique personnel sur Librino, prendra en charge cinq adolescents (filles et garçons) pendant plusieurs mois pour les former à l’usage de l’outil photographique et pour ensuite les accompagner dans la production de photographies qui en découlera.
Seront formés au total 100 filles et garçons âgés entre 13 et 17 ans, qui ont été sélectionnées par les associations du quartier. Ils seront en grande majorité originaires de Librino, mais participeront également au laboratoire des adolescents issus de la ville de Catane, afin d’éviter d’opérer une discrimination positive en faveur des jeunes de Librino, qui serait préjudiciable au projet. Les apprentis photographes suivront pendant plusieurs mois une formation à partir d’un programme pédagogique dirigé par Reza et conduit sur place par les artistes visuels éducateurs. Au terme de la formation, les filles et les garçons auront acquis une capacité technique optimale et une maîtrise de l’outil photographique. Mais plus encore, naturellement, puisque l’objectif est de les accompagner progressivement dans leur transformation et dans leur éducation.
Le programme prévoit que, dès leur formation technique terminée, filles et garçons aillent directement sur le terrain, accompagnés toujours par leur « tuteur photographe », pour produire des photos. Mais quelles photos ? Chaque jeune aura préalablement choisi 300 personnes de son entourage, des membres de la famille, des voisins, des amis, des commerçants. Un processus long, difficile, qui demande un suivi intelligent de la part des artistes visuels éducateurs qui les accompagneront à chaque étape, avant tout des qualités humaines et, osons le dire, « psychologiques ». Pour ne pas parler d’une motivation sans borne, requise d’office.
Il est difficile imaginer concrètement ce travail quotidien au cœur de la population. Il s’agit d’un processus générateur de créativité, d’échange, de parole, qui ne se fera pas dans la facilité. Beaucoup de familles de Librino ont certains de leurs membres emprisonnés. Il faudra s’expliquer, obtenir les permissions, avancer malgré tout. Une communauté se constituera vraisemblablement parmi ces 30000 personnes photographiées. 30000 personnes c’est la taille d’une petite ville ! Chaque adolescent donnera une identité publique à chaque personne qu’il photographiera, constituant, de facto, une cartographie d’identités bouleversant Librino, non seulement parce que les inévitables croisements seront productifs, mais aussi parce que les 30000 photographies réalisées par les adolescents, auxquelles s’ajouteront les productions des artistes visuels et celles de Reza seront, on le verra, exposées dans Librino et ailleurs, et également mise à la disposition des internautes sur le Web. Nous prévoyons une production qui dépassera 50000 images.
Une formation qui vise la trans-formation et l’éducation
Des ateliers spécifiques requérant la présence tant des artistes éducateurs que des jeunes seront conduits par Reza avant que les artistes prennent en charge directement la formation des adolescents. Le travail sur le terrain, avec les jeunes, sera long et complexe puisqu’il s’agira dans un premier temps de les former à l’usage et à la maîtrise de l’outil et, dans un deuxième temps, de faire émerger - dans le sens littéral du terme - leurs possibilités créatives et esthétiques afin que ces derniers aient confiance en eux et deviennent capables d’entreprendre cette longue série de démarches pour photographier l’entourage et la famille.
Je parle ici sciemment de formation et de trans-formation. Viser une formation qui soit aussi transformation signifie intégrer à la formation des éléments pédagogiques capables de développer chez chacun sa capacité à aller à la rencontre de l’autre, en tant qu’il est sujet agissant, et non interprète et exécutant, arbitrant ses propres choix, définissant des contenus. C’est cela aussi la démarche du laboratoire de photographie de Librino.
Voilà donc un travail en profondeur touchant l’individu lui-même au-delà du savoir-faire et d’une simple formation technique. Enseigner la photographie recouvre ici tout un apprentissage de soi et de l’autre au cœur du processus. Cela s’apparente tout naturellement à de l’éducation, dans le double sens de transmettre un corpus de connaissances (savoir et savoir-faire) et des valeurs considérées comme faisant partie d’une culture commune afin que ces jeunes deviennent des « citoyens responsables », et changent eux-mêmes. L’idée et le souhait est qu’ils puissent s’ouvrir à autres choses qu’au destin de petits délinquants tracé pour eux par l’environnement maffieux de Librino.
L’autonomie
Donner à ces jeunes la chance de se découvrir, d’accéder à leur créativité, est la condition de leur autonomie. L’autonomie est la faculté d’agir par soi-même en se donnant ses propres règles de conduite, c’est la liberté de choisir de son propre chef sans se laisser dominer par les tendances sociales dominantes, données pour naturelles, ni se laisser dominer de façon servile par une autorité extérieure. L’autonomie ne peut se construire que dans l’éducation. La première forme d’autonomie consistera, pour les jeunes de Librino, à devenir capables d’agir dans leur environnement social selon les termes de l’engagement pris dans le laboratoire de photographie. L’autonomie, la connaissance d’un métier et la confiance en soi sont les conditions de tout développement humain.
ALIGN=right HSPACE=9 VSPACE=5 WIDTH=500 HEIGHT=400 TITLE="Rachel et Réza">Ce sont les conditions fondatrices visées par le Laboratoire du musée de la photographie de Librino.
C’est par la production que notre formation s’exerce, que notre trans-formation s’opère et s’accomplit. C’est en produisant 300 photographies chacun que les 100 adolescents apprentis photographes de Librino, nous l’espérons, construiront leur éducation, bâtiront leur savoir, vivront le dépassement de soi que cela suppose, géreront les relations, les échecs, jouiront des succès, créeront les conditions techniques pour contourner les difficultés rencontrées, opéreront les choix esthétiques, les défendront, les assumeront. Et ce sera le rôle des artistes visuels éducateurs de les accompagner et de les aider à se révéler à eux-mêmes.
Le travail que développe depuis 10 ans Antonio Presti dans les écoles avec les enfants et avec le corps enseignant (lien porte et photo) en est une des garanties. Les familles ont confiance dans les actions de sa fondation. La générosité d’Antonio et son investissement financier détaché de tout aide publique est bien connu par la population. C’est sur le terrain d’une telle confiance que Reza interviendra. Par ailleurs, le travail de formation accompli par Reza dans plusieurs pays témoigne de son don de formateur hors pair et également de sa conviction profonde que des jeunes vivant dans des conditions extrêmes sont amenés à faire preuve de davantage de créativité que les autres pour s’en sortir. Existence/résistance, c’est bien cette notion qui pousse au-delà d’eux-mêmes les êtres à résister et, par ce biais, à créer comme dit Deleuze. On compte aujourd’hui dans le monde des dizaines de photographes reconnus qui ont grandi l’appareil à la main après avoir rencontré Reza très jeunes sur leur chemin. Sa fondation, Aina, qui forme les femmes et les jeunes Afghans aux métiers des media nous permet aujourd’hui de connaître l’Afghanistan à travers leur regard.
Cette méthode suffira-t-elle à contribuer à changer le destin des jeunes de Librino ? Antonio Presti et Reza en font en tous cas le pari.
ALIGN=right HSPACE=9VSPACE=9>Cela nous amène à l’année 2011, lors de la phase de l’ouverture du musée Terz’Occhio meridiani di luce. Un grand nombre de photographies (et également plus généralement de productions visuelles) se seront cumulées d’ici la fin de l’année 2010 : les réalisations photographiques de chacun des quarante artistes photographes impliqués dans le Laboratoire avec Reza, les 30000 photographies des habitants produites par les 100 filles et garçons auxquels s’ajouteront les clics spécifiques de Reza. Une radiographie d’ampleur des habitants, des lieux, des situations du quartier aura été établie, alimentant un fonds d’archives à destination du musée.
La sédentarité du musée fermé sur lui-même est une idée obsolète, notamment dans le cadre d’une initiative comme celle de Librino. Le consommateur et le destinataire clients sont sans doute à minorer dans une société qui a nivelé les cultures. Pour penser un musée à dimension non patrimoniale, il fallait sortir de l’enclave du musée, imaginer un processus de créativité circulaire et changeant dans sa manier, non plus de montrer, mais de faire participer, de faire comprendre et de faire partager. L’idée du Musée Terz’Occhio meridiani di luce est celle d’un musée évolutif, interactif et multi-supports, conçu pour l’accès libre à ciel ouvert. L’idée, encore, est celle d’une exposition permanente d’œuvres s’adressant à la population, mais en même temps qui, par sa qualité et son originalité puisse attirer le public du monde entier.
Librino est un quartier dortoir de la périphérie de Catane, en Sicile. Il ne faut pas l’oublier. Ce n’est pas un lieu évident pour y découvrir des œuvres contemporaines. Mais Antonio Presti en a fait un site où les interventions d’artistes, de poètes, de philosophes travaillant avec la population et les écoles ont modifié la perception que les médias et le pays en avaient. En inscrivant la pratique artistique au cœur même de la cité, en puisant dans le poétique les ressources propres à une prise de conscience sociale collective. Ce musée naît donc sur un terrain difficile mais déjà ouvert à l’intervention artistique, je tiens à le souligner.
Ce « musée non muséal », est en train de se chercher et de se trouver, pas à pas, réflexion après réflexion, les réponses à apporter aux bonnes questions seront trouvées nous l’espérons. Pour le moment, limitons-nous à ce qui est d’ores et déjà prévu :
- Montage de l’exposition de Reza « Une terre, une famille » sur la place principale de Librino (la place de l’Eléphant), une place à l’abandon en l’état actuel et qui sera réhabilitée pour l’occasion. (C’est comme y faire une expo en un endroit où la police même n’ose entrer).
- Un jury international aura entre temps choisi le meilleur projet artistique parmi les 40 artistes visuels ayant travaillé à Librino, dont les oeuvres seront exposées sur la même place aux côtés de celles de Reza .
- Une exposition sur les façades aveugles des immeubles bordant la place.
Entre 10 et 20 façades aveugles d’immeubles autour de la place de l’Eléphant seront habillées avec des panneaux photographiques d’une hauteur de 20/30 mètres reproduisant des œuvres réalisées par Reza, mêlant des portraits des habitants de Librino et d’autres d’habitants du reste du monde.
Sera présentée également une sélection des meilleures productions réalisées par les adolescents apprentis photographes. Ces façades seront éclairées la nuit. Ce sont les prémisses du musée puisque, à terme, des photos géantes, mais également des poèmes ou des vidéos projetés sur une centaine de façades aveugles d’immeubles de Librino, constitueront la partie fixe du musée Terz ‘Occhio meridiani di luce.
- Création ad hoc d’une grande structure capable d’accueillir la projection d’une sélection des 30000 photographies réalisées par les adolescents photographes et des travaux visuels réalisés par les 40 photographes. Ces œuvres seront exposées selon des modalités et des critères de sélection encore à définir. Le titre des travaux sera en résonance avec l’exposition de Reza Ma terre, ma famille .
Au terme de l’exposition de Reza sur la place, l’ensemble des œuvres sera exposé dans les commerces du quartier, dans les lieux publics et éducatifs en guise de musée permanent disséminé dans le quartier. Cette exposition éclatée reprend un projet déjà réalisé par la Fondation d’Antonio Presti dans plusieurs villages de Sicile. Il s’agissait de faire accueillir les œuvres directement dans les maisons de villages, permettant ensuite aux visiteurs, à des périodes fixes dans l’année, de visiter ce Musée chez l’habitant . C’est une formule qui attire encore beaucoup de visiteurs étrangers avec succès. La mise en place de navettes est prévue afin d’acheminer les visiteurs dans la ville.
Sur un tout autre plan, nous caressons l’hypothèse d’imprimer les 30000 photographies des habitants et d’en donner une copie à chaque personne photographiée, avec l’authentification de la fondation Fiumara d’Arte et de Reza. Ce serait là une manière de retour symbolique des œuvres dans les maisons habités par les sujets photographiés.
Pour ce qui concerne les dotations du musée, nous prévoyons en l’état la création d’un archive virtuelle de toute la production attenante au projet.
Une ouverture vers le monde
Une plate-forme Internet accueillera le fond en dotation au musée et l’ensemble des informations, des images, des articles, des vidéos du musée. Ce site sera en accès libre, mais l’objectif principal est de permettre l’accès au fond photographique qu’il abritera à d’autres musées ou institutions dans le monde, et surtout à d’autres artistes afin qu’ils puissent retravailler les images chez eux pour les réintroduire ensuite dans le processus artistique local de Librino. En effet, des façades aveugles d’immeubles seront équipées pour permettre la projection en temps réel de ces œuvres artistiques ré-élaborées et/où créés sur Internet par des artistes travaillant à partir des archives.
Une sélection des meilleurs travaux artistiques produits par les photographes siciliens impliqués sera exposée en rotation en divers lieux en Sicile, dont le premier est Caltagirone à la Galerie Luigi Ghirri. La visée est de multiplier et de favoriser des expositions dans d’autres musées nationaux et internationaux.
D’autres productions accompagneront naturellement le laboratoire et la naissance du musée : des publications, des documentaires, des études universitaires, dont notamment les Laboratoires expérimentaux de l’Université de Catania, section langue et littérature étrangères et section de Lettres et Philosophie. D’autres universités italiennes rentrent progressivement dans le projet.
La politique du don
À Librino, il s’agit de rendre visible ce qui était destiné à être anonyme et, en même temps, à changer les mentalités et les pratiques à travers la culture et l’activité artistique. On l’aura compris, il ne s’agit pas de porter « l’œuvre d’art » ou « l’artistique », dans la périphérie ou de réhabiliter un quartier à travers des perfusions de culture dans un corps malade. Il s’agit de penser l’art dans sa complexité d’aujourd’hui, à contre courant de l’individualisme dominant et pour un destinataire (une population) impliqué, en mouvement. Il s’agira ensuite de voir de quelle manière cette population confinée dans un coin de Sicile est capable de faire émerger une vision et une pratique artistique qui dérogent aux idées reçues tant sur les musées que sur les périphéries. Cela, seul l’avenir nous le dira.
- « Librino, - raconte Antonio Presti, - comme toutes les périphéries du monde, je crois, est un lieu dans lequel les habitants ont été habitués à demander, comme si « demander » était la seule condition existentielle de leur vie. Les municipalités font très peu pour ces lieux, qui louvoient toujours dans des conditions de détresse. Cette injonction constante à demander est paradoxale, puisque de toutes les façons, la demande fait toujours d’objet d’une désillusion au point que, même si ces périphéries sont aujourd’hui habitées depuis trois générations, elles n’arrivent pas à devenir de plein titre parties intégrantes de la ville. Dans cette « logique de la demande », ces populations ont été toujours trahies. Quand nous sommes allés proposer notre idée de musée et de changement à Librino, la plus grande difficulté à été celle de dépasser leur désillusion. Nous avons pu avancer parce que nous étions forts d’une expérience locale de plus de 10 ans dans laquelle nous avons maintenu toutes nos promesses. Le musée ne surgit donc pas dans le vide, mais il arrive après un long chemin au bout duquel notre Fondation s’est donnée à elle-même la mission de réaliser le musée et de le construire avec la complicité et la participation de la population.
Nous avons renversé la vapeur : nous avons basé notre travail sur la notion de « don » comme notion même de partage. Nous avons donné beaucoup aux habitants de Librino, ils ont appris à accepter et à respecter le don. Aujourd’hui on leur demande de partager avec nous, d’échanger nos dons, de participer et de défendre l’idée du musée. Cela fonctionne puisqu’une forte confiance s’est établie entre nous et un grand respect réciproque caractérise nos actions. La population est aujourd’hui complice et partante, elle nous confie ses enfants et nous ouvre les portes de ses maisons. On peut mesurer ce que cela signifie dans une ville où la délinquance et la violence sont les ressorts pour survivre. Cela est très enrichissant pour nous, même si la responsabilité et l’obligation de résultat n’en sont que renforcées. »
Un Musée « devenir des différences »
Antonio Presti pose des questions de construction commune, de respect, de partage. Il évolue et il règle cela à travers sa manière particulière de voir les choses, mais il pose avant tout la question du rôle de l’œuvre d’art et de l’activité artistique, de la culture et de la créativité comme vecteurs de transformation sociale, dans une périphérie destinée à demeurer silencieuse, dans une Sicile destinée à être négligée. Nous-mêmes, aux périphériques, nous oeuvrons à notre façon depuis des années dans ce sens. C’est donc tout naturellement que notre soutien au projet de Librino s’est manifesté.
ALIGN=left HSPACE=9 WIDTH=500 HEIGHT=400>Nous pensons que l’art est le meilleur des moyens qu’a la société pour se représenter, s’imaginer, se donner un devenir. Il est invention incessante pour sortir de la vision qu’on se fait de la vie, pour en forger d’autres à la mesure des possibles, à travers une activité interactive, créatrice et multidisciplinaire. Il représente encore la capacité de sortir du cadre des modèles et des critères dominant l’époque.
Depuis une trentaine d’années les bouleversements du monde n’arrêtent pas d’effrayer. Dans ce mouvement rapide, des nouvelles pratiques culturelles se font jour autant que de nouveaux concepts. Mais, parallèlement, et à contrario, des pans de plus en plus larges de populations sont écartés des cultures et des expressions artistiques, pour ne pas dire de la culture tout court. Qu’ils le soient par les guerres, par les logiques marchandes, que ce soit en Afrique ou dans les pays d’Asie occidentalisés, ou en Europe, le démantèlement des lieux de vie et de parole est constant et consternant. L’art et les formes culturelles qui s’y rattachent s’éloignent du quotidien des populations, et dans les quartiers les plus démunis cela est encore plus radical.
Nous voulons contrarier cette tendance, je dirais cet état de fait. Pour ce faire, il nous faut apprendre à changer les critères à partir desquels nous nous posons aujourd’hui la question culturelle et la question artistique. Il nous faut apprendre à changer de logique, recourir à d’autres critères, à d’autres systèmes d’évaluation, inventer d’autres modes d’interroger les productions culturelles et permettre aux populations de se les approprier.
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Sortir d’une logique signifie très banalement en utiliser une autre. C’est bien cela que fait la fondation Fiumara d’Arte en attribuant à l’art un rôle esthétique et social. Dans le cadre d’un musée, par exemple, comprendre le changement de logique impose de s’ouvrir aux questionnements suggérés directement par les populations sollicitées, en se préservant de toute idée de parachutage de l’œuvre dans la banlieue. Nous voudrions faire de Librino la vitrine d’un processus qui implique les populations dans une prise de conscience directe de ce qu’est l’art, ses conditions de production, la compréhension de la créativité qui en est à la source. C’est pourquoi ce musée - qui n’en est pas un en quelque sorte - se propose de défiger le regard sur les œuvres.
Le musée se construite à l’image Schéhérazade qui, dans les contes des Mille et une nuits, raconte ses histoires nuit après nuit en temps réel. C’est une œuvre gigantesque, une entreprise colossale, un défi artistique, technologique, économique. Mais c’est avant tout l’aventure humaine de ceux qui vont se rencontrer, se croiser, converger dans cette volonté de ne pas se laisser endormir, mais bien de se réveiller, d’éveiller, de pousser à l’insomnie, à la vie, à la recherche. Comme dans les Milles et une nuit encore la beauté du musée aura pour corrélat la transversalité et la multiplicité des récits, imbriqués les uns dans les autres, indissociables et pourtant singuliers.
Chaque fable des milles et une nuit est fabuleuse et exceptionnelle en soi, mais leur beauté singulière réside dans le tableau général qu’elles composent et cet effort de restituer à la vie ce qui était destiné à mourir.
Les cultures de la Méditerranée ont marqué l’imaginaire occidental. Homère nous a décrit es danses d’Ulysse aux confins des îles lointaines. Et, à mon sens, Librino est aujourd’hui insufflé par ces récits mythiques et archaïques, surplombés par les figures de Zeus, d’Héphaïstos ou d’Apollon. Librino prolonge le voyage sans fin d’un Ulysse moderne qui porterait d’une rive à l’autre la conscience des rêves qui ne jettent jamais l’ancre.
La Sicile, malgré les évidences contraires, regorgent de gens qui résistent et se battent contre la résignation aux logiques affairistes et maffieuses. Vouloir faire aujourd’hui de ce petit bout du monde un lieu d’expression artistique internationale, c’est faire écho passé par le ressort d’ un nouveau rêve, le plus bel hommage que la Sicile puisse rendre à son passé : en sortir. Christophe Colomb découvrira l’Amérique malgré l’intention première de se rendre aux Indes. Que serait-il arrivé au Monde s’il n’avait entrepris un voyage aussi aventureux ? L’histoire nous apprend que le devenir est devant nous et son sens se découvre à nous en chemin.
Cristina Bertelli
Note :
Il serait erroné de parler du projet de Librino comme d’un projet humanitaire. C’est un projet humain, social, un projet artistique et culturel tout à la fois. La différence avec un projet de type humanitaire est fondamentale. Les projets humanitaires sont liés aux secours d’urgence portés aux populations, comblant des lacunes structurelles par rapport aux besoins fondamentaux. Ils n’ont d’autre sens que de répondre aux urgences et aux situations de nécessité. La visée des projets humains et sociaux, quant à elle, est au contraire de donner la possibilité aux femmes et aux hommes de trouver et de développer par eux-mêmes les conditions pour satisfaire leurs besoins, que ces besoins soit liés aux conditions de survie ou à la qualité de leur vie.