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Numéro 24 WEB
La production de soi dans le cadre du capitalisme de l’immatériel (à propos de André Gorz)
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Gorz définit la production de soi d’abord en opposition au travail contraint. Ce travail contraint qu’il qualifie "d’hétéronome" a une valeur purement instrumentale pour l’individu (il est le moyen de gagner sa vie, entre autres, mais pas seulement) : il est une valeur d’échange. Il n’a pas de sens en lui-même, c’est-à-dire qu’il ne mérite pas d’être entrepris en lui-même, mais tire sa raison d’être du revenu, en premier lieu, et du privilège symbolique conféré dans la société aux travaillants de tous acabits, qu’ils soient riches ou pauvres, qualifiés ou non.

Gorz réfère l’utilité du travail au fait qu’il ait d’abord un sens pour l’individu. Un sens qui ne soit pas extrinsèque au travail et dérivé de lui, comme toucher un salaire pour jouir d’un pouvoir d’achat, aspiration légitime en vertu de la nécessité, mais incapacitante du point de vue de la liberté.

Le travail comme autoproduction ou production de soi, au contraire, exprime le développement des libres capacités de l’individu lui permettant de se produire comme sujet singulier : c’est le travail vivant par lequel je me produis en produisant quelque chose, le travail pour soi qui bénéficie aux autres, à la société en dehors du cadre de sa monétarisation comme prestation et en marge de l’utilité sociale définie par le fait de se voir reconnaître un statut du fait même d’avoir un emploi.

La production de soi ne peut être confinée dans le domaine restreint et discrétionnaire du loisir ou du hobby. La société doit permettre le déploiement d’activités autonomes soustraites au rapport salarial au travail. Elle a donc pour condition le dépassement de la société salariale ou, du moins, de surmonter le rapport exclusivement salarial au travail. La réflexion d’André Gorz consiste, alors, à examiner les conditions objectives d’un tel dépassement dans le cadre de sociétés occidentales d’ores et déjà postindustrielles : l’automation de la production et la contraction du volume de travail tout au long du XXème siècle pour une production de biens et de services égale ou accrue, font que le système productif libère (enfin !) ou libérera de plus en plus de temps pour des activités autonomes, et pas seulement pour du loisir ; même si il est jouissif d’aller faire du ski, de faire bombance dans un bon resto ou de collectionner les godemichés (là n’est pas le problème).

Reste que André Gorz perçoit bien qu’il ne peut y avoir une dualité socialement objective entre le travail aliéné et le travail épanouissant par lequel l’être humain se réalise. La contrainte au travail est intériorisée de telle manière qu’elle n’apparaît évidemment pas comme aliénante et comme contraignante. Autre malice de cette contrainte : elle est vécue comme normale et désirable. Avoir un bon travail, c’est avoir un bon salaire, du pouvoir d’achat et tout ce qui s’ensuit. Mais il y a une raison à cela. Dans Métamorphoses du travail, l’auteur constate que, tout au long du XXème siècle, la production de soi (son idée ou son exigence) s’est déplacée du champ de la production (même si elle a été rendue impossible notamment par la confiscation des savoirs-faire ouvriers avec le Taylorisme) vers le champ de la consommation. Ceci, par l’octroi aux travailleurs d’avantages hors travail valant comme des compensations aux contraintes endurées et acceptées dans le cadre du travail fonctionnel ; ce dernier ayant une valeur essentiellement économique.

À la suite, la société de surconsommation (plus que de consommation d’ailleurs) n’aurait guère été possible si le système de production n’avait transformé le travail, dont la fin pour le salarié est l’obligation de gagner sa vie, en un moyen lui permettant d’accéder à une dépense restreinte, censée réparer les injustices et les préjudices moraux que les luttes ouvrières et sociales n’avaient jusque-là cessé de dénoncer. De la promesse d’un pouvoir d’achat rehaussé résulta le conditionnement de toute activité hors travail à cette fin : consommer toujours davantage.

Par ailleurs, dans le cadre de l’économie moderne, de l’économie de la connaissance, la nouvelle révolution capitaliste appelle de ses vœux la production de soi. Le nouveau management sollicite des individus des ressources, des qualités, des aptitudes, des compétences qui ne sont plus liées seulement à la qualification technico-professionnelle, mais liées à des aspects sensibles et cognitifs. André Gorz avait bien conscience, en rédigeant L’immatériel, que la production de soi pouvait être falsifiée, tant qu’on la lie uniquement au revenu du travail capté par le capital et subordonnée à lui. On fait appel aujourd’hui à la créativité des agents économiques, à la mobilisation de leurs capacités imaginatives, créatives et d’autoresponsabilisation. Ce ne sont plus de salariés, mais des entrepreneurs d’eux-mêmes souscrivant à leur propre flexibilité, et qui se perçoivent désormais comme du capital vivant qu’il faut faire fructifier. Le travail ne tire plus sa valeur de sa durée, mais de dimensions immatérielles et de capacités subjectives d’engagement et de relationnel recensées par les départements des Ressources Humaines. Tout cela, André Gorz le savait et l’a décrit.

Il est certain que le cadre salarial du travail offre également un champ à la créativité humaine, conciliée ou négociée avec la contrainte au travail. Et la notion de production de soi est inséparable de cette inquiétude : comment concilier la nécessité de travailler avec l’expression de soi ? C’est là une question qui relève de la politique et des revendications sociales, mais elle a aussi comme limite l’état de dépendance matérielle dans laquelle chacun se sait être immergé. Dans les situations où la contrainte au travail paraît dominer sans partage, subsiste malgré tout pour l’individu, à l’insu même de la finalité du travail, une forme de production de soi qui est le détournement de cette contrainte à laquelle il semblait pourtant impossible de se dérober. Cependant, dans le cadre du travail fonctionnel, où les aspirations personnelles sont secondes par rapport aux exigences de la production, l’expression et la production de soi ne président ni à la définition, ni au motif initial de la tâche qu’il faut accomplir, au boulot dont on doit s’acquitter et pour lequel on est payé. Le travail implique de la créativité et de la production de soi, mais les dimensions subjectives dont elles relèvent, ayant trait au désir, demeurent les auxiliaires de l’efficience socio-économique et du profit. "Faites votre travail et si vous en tirez de la satisfaction et du plaisir, eh bien tant mieux pour vous !"

On peut aujourd’hui maquiller la flexibilité, le travail discontinu en activité, en multiactivité ou en production de soi, quand le gommage de la référence à la société salariale, entend moins émanciper le salarié des rapports de sujétion, qu’à entériner la suspension des droits sociaux inhérents au salariat moderne. Ces droits, requalifiés aujourd’hui en "prérogatives", quand ce n’est pas en "privilèges", sont remis en question par un marché du travail de plus en plus compétitif, impliquant de découvrir constamment les "gisements d’emplois" qui sauveront la société du chômage de masse sous l’effet de la déqualification de l’emploi industriel. Tout cela André Gorz le savait également, mais pas forcément certains de ses détracteurs qui l’avaient mal lu ou, du moins, qui omettaient de mentionner les précautions qu’il prenait lui-même par rapport à l’interprétation possible de certaines de ses thèses par les nouveaux théoriciens du flexi-capitalisme à visage très humain ou trop humain.

Au-delà du débat sur la "fin" (relative) du travail, le besoin d’alternatives à une situation qui met en question le modèle salarial du travail/emploi, doit porter la réflexion sur des terrains autres que ceux qui opposent aujourd’hui (et souvent à juste titre) les tenants de la flexibilité et de la dérégulation du droit au travail aux défenseurs d’une sécurité salariale héritée de la société industrielle. Et c’est cette voie qu’André Gorz s’est proposé d’explorer pour imaginer un mode de travailler autrement, enjeu à la mesure des défis écologiques du XXIème siècle.

Yovan Gilles

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