Les périphériques vous parlent N° 1
JANVIER/FÉVRIER 1994
p. 46-48

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Il ne faut pas laisser
n'importe qui penser
pour le bien de tout le monde 

Et que de jeunesse enterrée dans ses murailles, que de forces inutilisées, perdues ici sans profit. (...) tous ces gens-là avaient en eux des ressources merveilleuses, ils étaient peut-être les mieux doués, les plus énergiques de notre peuple (...).” (Dostoïevski, Souvenirs de la maison des morts.)

Une nuit, Yvan Fitzgerald vécut une expérience à travers laquelle, il lui fut donné d'apprendre très vite un très grand nombre de choses, qu'aucune lecture n'aurait pu lui apprendre.

Pour une raison inexplicable, la moto, qu'il méprisait, et sur laquelle il occupait la place du passager arrière, dévia de la route, allant percuter un pont, à une vitesse telle, qu'Yvan passa par dessus et tomba vingt mètres plus bas après avoir tournoyé sur lui-même une bonne dizaine de fois.

Un fleuve passait sous ce pont. Il tomba dedans. Ce qui lui permit de ne pas mourir. Mais tandis que la moto percutait le pont et que, les yeux ouverts et conscient, il voyait devant lui le grand vide flou dans lequel il s'engouffrait, tandis qu'il chutait, sans savoir qu'il tomberait dans l'eau, il ne cessa de se répéter : « Je vais mourir, je vais mourir. Que pourra faire mon corps contre la pierre sur laquelle il va s'écraser ? »

À partir de cette nuit-là, sa vie changea. Il était mortel. À n'importe quel moment, il lui faudrait mourir, en impuissant, sans pouvoir rien y faire, sans avoir pu essayer de comprendre, sans s'être battu. Il ne l'avait pas seulement compris, il l'avait vécu. Il avait été si persuadé qu'il allait mourir, alors qu'il tombait, qu'il n'en revenait pas de vivre, ou plutôt, il ne réussissait pas à revenir à la vie.

Désormais, la conscience d'être mortel, de pouvoir mourir n'importe quand, sans même avoir le temps de s'en apercevoir, hantait chaque instant qu'il vivait.

Il faut commencer à désespérer de tout avant d'entrevoir l'espoir.

S'il prenait le métro, il se disait : « rien ne peut me prouver que dans la minute qui va suivre, je ne mourrai pas brûlé vif dans un incendie ? » Alors, il sortait du wagon. Mais le feu pouvait tout aussi bien provenir du quai de la station. Alors il gagnait la rue. Mais, après tout, là dans la rue, une voiture dont le contrôle aurait échappé à son conducteur endormi, pouvait à tout instant sortir de la route et venir l'écraser...

« Et si ce n'est pas maintenant, ce sera pour une autre fois, quand je ne m'y attendrai pas. Mais justement, je veux m'y attendre, je ne veux pas être surpris. »

Et sa vie ne consista plus qu'à attendre la mort, pour avoir au moins la possibilité de ne pas être pris au dépourvu comme un imbécile.

Ayant fait part de ce qu'il savait à ses parents, ceux-ci lui proposèrent d'aller voir un psychothérapeute qui pourrait...

« Qui pourrait quoi ? Un psychothérapeute pourra-t-il me convaincre que je ne vais pas mourir ? », rageait-il. « Non ! Alors que pourra-t-il pour moi ? Me consoler ? Mais peut-on consoler un condamné à mort ? Autant aller voir un curé. En effet, le psychologue possède, peut-être, le langage, les techniques pour soulager les douleurs, mais... »

Mais il ne voulait pas être soulagé de ce qu'il savait être son sort. Il ne voulait pas devenir un abruti qui a perdu la mémoire de son futur.

Rien ne lui semblait pire que ceux qui aident les hommes à mieux mourir. Comme ces condamnés à mort, auxquels on offre le dernier jour un repas comme ils n'en ont jamais mangé, et qu'on passe à la chambre à gaz après s'être assuré qu'ils ne souffrent d'aucun mal, pas même d'une grippe.

Pourtant, tout au long de ses souffrances, il avait eu le sentiment qu'il avait tiré de cette expérience traumatisante, un acquis irremplaçable.

En découvrant brutalement qu'il allait mourir, il avait découvert beaucoup plus, mais sans être capable de dire ce que c'était et comment il pouvait l'utiliser.

Il commença, alors, à espérer que sa souffrance pourrait s'atténuer s'il réussissait à formuler, à tirer profit de tout ce qu'il avait retenu de cette expérience, qui continuerait à l'écraser tant qu'il n'en trouverait pas l'usage.

Il se dit que si quelqu'un, à travers une activité, pouvait lui montrer les moyens d'en faire usage, alors tout ce qu'il avait compris, deviendrait le moteur d'une existence extraordinaire.

C'est à ce moment précis, et dans cette disposition d'esprit, qu'Yvan rentra dans sa première année d'université de l'art, persuadé qu'on accordait en ce lieu, à qui le désirait, la possibilité de découvrir « les mystères de l'existence ».

Yvan Fitzgerald pensait trouver dans la fréquentation des cours, des professeurs et des étudiants les moyens d'utiliser ce qu'il avait découvert.

Il ne voulait obtenir des professeurs aucun soutien moral, aucune compassion pour son malheur. Il croyait, en revanche, que la plupart des professeurs prêteraient l'oreille à ses propos, à ses interrogations inquiètes. Il croyait qu'ils l'aideraient à développer la « pensée révolutionnaire » à laquelle, selon lui, ils devaient conduire.

Mieux, il s'imaginait que les professeurs avaient pour vocation d'aider chaque étudiant à dévoiler ce qu'il a d'unique à exprimer, au risque de mettre l'université en péril.

Il pensait d'ailleurs que même les professeurs les plus cyniques, les plus pessimistes, n'exerçaient leur profession que dans le seul dessein de rencontrer des jeunes comme lui, avec lesquels faire un usage vivant du savoir.

Il s'attendait à ce que les professeurs suscitent pendant et après les cours de telles rencontres, à ce qu'ils prêtent attention à leurs étudiants et à leurs questions, pour découvrir ceux qui venaient chercher dans leurs cours une raison d'exister.

À peine entré à l'université, il commençait déjà à se servir de ce qu'il avait compris, à inventer les bases de la réflexion et des idées sur lesquelles il s'imaginait qu'il allait travailler dans l'année qui suivrait, en collaboration avec d'autres étudiants et avec l'aide des professeurs :

« L'homme pourra réellement devenir homme, lorsque tous les hommes auront compris qu'être humain signifie d'abord être mortel. Lorsque, chaque homme se sera mis en condition de connaître la certitude qu'il va mourir, alors seulement, l'humanité pourra devenir humaine. »

La première déception d'Yvan, fut celle de constater qu'il n'existait aucun lieu oaugrave; les professeurs et les nouveaux étudiants qui le désiraient, pouvaient se rencontrer.

C'est à nous les jeunes qu'il revient d'assurer l'avenir de nos aînés.

Quelquefois, à la fin du cours, il voyait bien partir à la cafétéria de vieux étudiants avec un professeur, autour duquel se formait un cercle fermé, signifiant clairement à Yvan qu'il n'était pas invité.

Et le simple fait d'imaginer par quelles bassesses il lui faudrait passer pour entrer en contact avec ce professeur, lui ôtait l'envie d'aller lui parler.

De plus, il dut s'avouer qu'il ne voyait pas bien en quoi le contenu du cours pouvait concerner son projet.

Il n'avait a priori rien contre la déconstruction scénaristique d'un film de Rohmer, ou l'étude d'un livre de Bazin ou de Descartes, mais le fait que ces travaux avaient pour fin la confirmation de la valeur de leur objet et non l'expression de ceux qui les étudiaient, l'en dégoûta à jamais.

Certaines fois, il avait voulu intervenir sur tel ou tel sujet, mais il apprit très vite à remarquer, lorsqu'il parlait, les mouvements de tête des étudiants qui allaient consulter sur le visage du professeur l'attitude qu'ils ils devaient adopter.

Certains même, se mettaient à ricaner, avant qu'il ait commencé à parler, préjugeant de la réaction méprisante du professeur à l'égard de l'ambitieux débutant, qui bégaye quand il tente de s'exprimer.

Une ou deux fois, il essaya d'engager la conversation, à la sortie d'un cours, avec un professeur solitaire. Mais, le professeur était toujours las, pressé, il déviait systématiquement la conversation sur le strict contenu du cours.

Finalement, il se dit que les professeurs n'avaient pas envie de pousser les étudiants à dire ce qui leur était vital, de les aider à affirmer leur singularité, et qu'à force de ne pas avoir envie, ils avaient fini par croire que rien ne pourrait sortir d'original, de vital de l'université.

Yvan se dit que les professeurs ne voulaient rien entendre de la vie dans l'université, car leur vie était ailleurs, leur vie avait quitté l'université.

Lors d'un cours, il s'efforça pourtant de faire part de ce qu'il avait compris, d'exposer ses idées sur la mort, sur le néant, en des termes embrouillés... Mais on l'écouta à peine.

Tout ce qui pouvait être dit dans ce lieu, aussi vital soit-il, semblait devoir ne pas être entendu.

Il savait que pour faire changer cela, il aurait dû faire violence. Mais ses propos, encore maladroits, n'auraient pu lui permettre de justifier cette violence. Il aurait été ridiculisé.

Nous ne pouvons pas faire ici le récit de tout ce qui aggrava irréversiblement le désarroi d'Yvan. Nous dirons simplement qu'au bout de quelques mois de ce traitement, Yvan sentit s'approcher, avec horreur, le moment oaugrave; il lui faudrait se résigner à n'être qu'un étudiant parmi les autres étudiants, qui eux-mêmes se sont résignés à n'être que des étudiants parmi tant d'autres.

Et comme en matière de savoir universitaire, il n'en connaissait pas plus, et peut être même moins que la plupart des étudiants, il fut progressivement persuadé qu'il était ignare, inculte, qu'il ne valait rien, et qu'il lui faudrait étudier patiemment pendant dix ans, au moins, avant de songer à développer une pensée réellement personnelle, qu'il lui faudrait tout lire, tout voir, et avec ça, tout apprendre de toutes les techniques répertoriées, de l'art, de la littérature, du cinéma, avant de pouvoir espérer créer quelque chose qui n'avait pas encore été créé.

Alors, Yvan Fitzgerald décida de se détourner de la connaissance, de refouler ce qu'il savait, de renoncer à essayer de comprendre, et de devenir bête.

Néanmoins, sans pouvoir le formuler, il savait encore ce qu'il savait. Chacune de ses actions portait l'empreinte d'un mépris radical de la vie telle qu'elle est donnée à vivre. Il se mit à concevoir la vie comme une longue agonie que même la mort ne pourrait jamais soulager. Au contraire, la mort rendait cette agonie encore plus douloureuse, puisqu'elle en était la cause, et que ce qu'elle réservait était pire.

À se répéter qu'il allait mourir, et à connaître l'horreur de cette situation, il haïssait la vie, mais ne pouvait même pas désirer l'abolir.

Ce qu'il advint d'Yvan Fitzgerald ne nous intéresse pas. Disons qu'il erre quelque part dans la nature, la tête pleine de sales idées. « À chaque fois que je considère le fait que je vais mourir, la vie m'apparaît si absurde, affreuse, faible ! Alors, la retirer, serait-ce à des millions d'individus à la fois, est-ce vraiment pire que la vie ? », se disait-il.

Dans l'invitation silencieuse d'Yvan Fitzgerald, les professeurs étaient appelés à jouer un rôle fondamental dans l'existence de leurs étudiants.

Et ils n'ont pas saisi cette opportunité.

Qu'ils sachent combien il est dangereux de laisser penser, tout seul dans son coin, celui qui a touché de trop près à l'absurdité tragique de l'existence. Mais, les professeurs n'y peuvent rien. Ils ne sont pas responsables.

Quant à Yvan, il aurait dû comprendre que ce qu'il désirait de l'université, n'était pas à attendre, mais à construire.

LA PATERNITÉ DE LA PENSÉE

On remontrait à Monsieur K. que chez lui le désir était trop souvent le père de la pensée. Monsieur K. répondit : “Il n'y jamais eu une pensée dont le père ne fut pas un désir. Quel désir ? C'est sur ce point seulement qu'on peut discuter. Il n'est pas nécessaire de soupçonner qu'un enfant pourrait ne pas avoir de père pour soupçonner que l'établissement de la paternité est difficile.”
(Bertolt Brecht)

Comme il est dommage qu'Yvan n'ait pas compris combien les parents virtuels de notre génération sont irresponsables.

Ont-ils été responsables de leurs désirs, de leurs rêves de jeunesse, et des nôtres ? Sans doute, la plupart d'entre eux ne se sont jamais remis d'avoir rejoint l'institution qu'ils avaient violemment combattue, et dans laquelle ils étaient rentrés pour la changer.

Et, ils l'ont changé, c'est vrai. Mais le temps passe...

Et à la place de la bureaucratie militaire qu'ils ont expulsée, ils ont instauré la terrible bureaucratie des babas-cool.

Si seulement, Yvan avait pu comprendre tout cela, alors sans doute, aurait-il entendu le murmure de cette jeunesse qui s'éveille aujourd'hui, et qui n'est encore qu'un bégaiement maladroit, qui a du mal à se frayer un chemin à travers les résonnances moites de la résignation dans laquelle a été étouffée la jeunesse des années 80.

Jérémie Piolat


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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