Les périphériques vous parlent N° 1
JANVIER/FÉVRIER 1994
p. 4-8

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Ceux qui disent que
ça vous passera...

L'histoire ne recommence jamais exactement selon les formes précédentes. Mais ce qui reste toujours vrai, à travers toute l'histoire humaine, c'est le choix entre la peur qui engendre la résignation, et le refus de la résignation qui devient un moteur pour trouver des solutions là où ceux qui se résignent n'en trouvent pas.

Ceux qui vous disent que ça vous passera, c'est que ça leur est arrivé : de croire que sans être un puissant de ce monde, on peut intervenir dans son histoire. Il y a beaucoup de gens à qui ça n'est jamais arrivé. Le plus grand nombre, parce qu'ils ont été pris par la nécessité dite avec tant de force par l'expression populaire gagner sa vie. N'avoir de vie que juste ce qu'il faut pour être obligé de la gagner pour la conserver. Trimer, manger, dormir, juste pour avoir la force de continuer, et même pas d'espace pour la colère d'être dans une vie comme ça. C'est le destin ordinaire d'une proportion fantastique de la population planétaire, et de ceux qui dans nos pays passent les huit dixièmes de leur vie à la gagner en travaillant comme des robots et en se refaisant des forces pour continuer jusqu'à ce que la retraite les prenne de court, à ne savoir que faire de ce bout de vie en rab, quand, dans la force de l'âge ils n'ont appris qu'à la gagner, leur vie qui n'est pas plus qu'une survie. Ceux-là, c'est sans commentaire.

Certains qui la gagnent largement, leur vie, ont converti ce qui relève de cette très ancienne nécessité en appétit de pouvoir. Évidemment ce sont les plus forcenés à conquérir ce pouvoir, qui trônent aux plus hauts sommets des estrades où ils décident du destin des populations planétaires. On les voit causer de ces destins sur les écrans de télé, si convaincus de leur efficience qu'ils ne s'aperçoivent même pas, pour la plupart, qu'ils dévoilent leur impuissance à résoudre les problèmes relevant de leur compétence présumée que même, ils n'ont pas prévus. On est sidéré par leur manque d'imagination Qu'ils se trompent à chaque coup, n'a rien d'étonnant. Ni que certains représentants des plus hautes instances de l'État déclarent, tranquilles, à propos du chômage par exemple : « il n'y a pas de solution ». Même s'ils ajoutent : « il faut continuer à chercher » alors qu'ils savent qu'ils ne les trouveront pas, les solutions : c'est comme ça, c'est bien triste mais il faut s'y résigner.

Qu'on le dise avec des mots savants ou d'autres, l'espèce humaine s'est distinguée des espèces animales en ne se résignant pas, jamais, et ce fut à travers les millénaires un long apprentissage que les générations antérieures nous ont légué.

Entre nous, je vous trouve un peu injustes à l'égard de ceux qui en 68 ont opposé un refus à la résignation, même s'ils ont raté leur cible en s'inspirant de vieux modèles, et bien que moi aussi, qui suis de la cuvée précédente, ils m'aient souvent agacée. Les rêves de leurs vingt ans, ils ont mis un mouchoir dessus, mais cela ne signifie pas que sous le mouchoir, ils n'en conservent pas des petits bouts, comme des braises qui couvent sous la cendre. Quand ils vous disent que ça vous passera, peut-être espèrent-ils que ça ne vous passera pas. Même s'ils vous en parlent comme d'une maladie infantile. Ou : il faut que jeunesse se passe. Quelle drôle d'idée de tenir qu'avec l'âge, il faut accepter de renoncer. Que la bonne santé, c'est le renoncement. Ils disent aussi qu'ils en sont revenus. Pour arriver où ? Pour faire quoi ? Bonne question à leur poser : ah bon ! Ça vous est passé, vous êtes guéris, alors ça va ? Vous vous sentez mieux dans votre peau ? Ce peut être un moyen d'engager le dialogue.

Selon toute occurrence, dans un premier temps ce dialogue bifurquera. Les illusions perdues. Pour ce que ça a servi. Vous laissez courir. Il y aura bien un moment où surgira comme un nénuphar des eaux croupies d'une mare, les souvenirs du temps où ça tenait au ventre votre interlocuteur. Peut-être dira-t-il quelque chose comme : bon, c'était une aventure... Sous-entendu : qui a mal tourné. Ne laissez surtout pas passer cela : bien qu'il soit galvaudé, le mot aventure est un très beau mot. L'aventure, c'est ce qui advient quand on s'embarque vers l'inconnu. Toute aventure au sens où je l'entends est un apprentissage. Il arrive toujours quelque chose quand on part en aventure, ne serait-ce que la découverte de ses propres possibles. Et ce n'est pas parce qu'une aventure a mal tourné que d'autres ne se profilent pas à l'horizon, pour ceux qui se sont débarrassés de l'idée qu'ils ont une seule vie, allant de son début à sa fin comme une rivière de sa source à son embouchure. Chacun d'entre nous a des quantités de vies qu'il découvre, un peu comme en montagne des paysages nouveaux après ceux qu'on laisse derrière soi. L'aventure est toujours là pour ceux à qui ça n'est pas passé en dépit des échecs qu'ils ont enregistrés. Ils se sentent pousser des ailes à l'idée de prendre un nouveau départ, en se donnant d'autres atouts pour ne pas échouer.

Qui peut dire que la vie a un but, tant que la mort, à son heure, viendra pour interdire à quiconque d'atteindre quelque but que se soit ?

Reste le mouvement, la traversée.

C'est un peu ce qui m'est arrivé quand j'ai lu le numéro 0 des Périphériques. Dans ma lettre envoyée au journal en mai dernier, je n'ai pas employé au hasard le mot bonheur que j'ai rarement l'occasion d'utiliser dans son sens fort. Je n'ai compris qu'après coup ce que signifiait l'autre mot de relève, venu au fil de mes doigts courant sur le clavier. Quelque chose qui pourrait se traduire par : enfin. Il me semble maintenant que depuis des dizaines d'années j'attendais cela : la relève de ceux qui affrontent leur destin en mettant dans leur jeu toutes les chances pour en être des acteurs efficaces. Il suffit presque de le vouloir et déjà ils sont dans le bonheur d'être pleinement humain parce que être humain, c'est cela.

Je l'ai appris il y a cinquante ans, et je ne l'ai jamais oublié. Ça ne m'est pas passé. Peut-être parce que ce n'était pas un rêve, mais l'affrontement d'une réalité de l'époque, pas tellement différente tout compte fait, de celle qui semble bloquer toute perspective d'avenir aujourd'hui. Apparemment plus dramatique. Bien plus simple. Pour le fond, de même nature. Et maintenant, oubliez tout ce que vous avez lu sur la Résistance avec un grand R, et surtout que les résistants étaient des héros. C'est un mot qui ne veut rien dire, en tout cas pour aucun de ceux que j'ai connus. À cette époque, comme pour vous aujourd'hui, c'était un choix entre la résignation et la colère contre l'intolérable.

L'histoire de la Résistance en France, a été faussée par le rôle des forces armées alliées, ce qui a permis de laisser supposer que sans elles, elle n'aurait pas pesé lourd, la Résistance. Elle l'a été aussi par la représentation héroïque de ceux qui y ont participé, qui me rebrousse le poil. Elle masque qu'ils étaient des gens ordinaires, pas particulièrement courageux mais dont la colère a été plus forte que la peur. C'étaient des gens qui, simplement, ont cru que, en dépit de leur petit nombre et de l'écrasante force des allemands, ils pouvaient gagner. Et si les forces militaires alliées n'avaient pas emporté le morceau en Europe, ils y auraient mis le prix mais ils n'auraient pas lâché, comme depuis cinquante ans, on le voit partout dans le monde, où les forces militaires les plus colossales ont été mises en déroute par des petits bonshommes et des petites bonnes femmes de rien du tout, qui avaient décidé d'être les acteurs de leur destin. Ce que j'ai appris pour le reste de ma vie, c'est qu'en dépit de toute raison raisonnable, l'obstination et l'imagination de petits groupes créant des effets de boule de neige, peuvent l'emporter.

À l'époque, personne ne nous disait que ça nous passerait. C'était selon : ou bien nous étions des bandits, ou bien des inconscients qui n'avaient pas compris qu'il n'y avait qu'à se résigner : se résigner à l'ordre nazi qui prévoyait notamment l'élimination pure et simple de peuples entiers qui, selon les critères nazis, souillaient l'humanité, et qui s'y employait avec une rigoureuse méthode. Il y avait aussi la variante du péril que nous représentions pour les innocents. Je me suis toujours demandée ce que voulait dire le mot innocent, à une époque où sont morts cinquante-cinq millions d'humains dont on peut estimer que 95 % l'étaient, innocents. Faute de télé, c'était ce que développaient à la radio et aux actualités projetées dans les cinémas, les messieurs qui acceptaient impavidement de livrer à la Gestapo des cargaisons d'indésirables en se prévalant des bontés particulières que leur soumission vaudrait aux français. C'est ce qu'on appelait le vichysme. Bien entendu, il y avait ceux qui adhéraient aux principes nazis, mais pour l'essentiel, le vichysme, c'était la résignation.

Puis, les résistants sont rentrés chez eux, ceux qui avaient survécu. On a passé tout ça à la moulinette et de nouvelles augures ont entonné une nouvelle antienne, celle du progrès des techniques qui allait apporter à tout le monde, tout et le reste. Cela aurait pu être vrai si les messieurs et quelques dames qui avaient endossé le rôle de décideurs, ne s'étaient pas débrouillé pour que ces progrès pris en compte selon les vieilles recettes qui ne marchaient plus, conduisent tout droit à la crise actuelle. Passons sur l'aveuglement des futurologues ne s'avisant pas que des pans entiers de la clientèle de l'Occident devenaient concurrentiels et sur quelques bagatelles dans la même logique aveugle : prime aux spéculateurs, champs mis en jachère dans le continent occidental entouré d'un océan de misère, le tout débouchant sur les gâchis actuels, pour lesquels paraî t-il, il n'y a pas de solution. Même un lycéen sait que pour résoudre un problème, il faut poser correctement les questions et que les mathématiques n'ont avancé que comme ça : en posant autrement les questions d'un problème réputé insoluble. Ce qu'essayent de faire les Périphériques s'attaquant à ce sac de nœuds. Mais ne passons pas sur le mythe de la Sécurité développé parallèlement, avec à la clef des populations d'assistés qui, naturellement, sombrent dans la panique quand l'État Providence ne tient pas ses contrats. Il y a cinquante ans, c'était déjà le leurre d'une sécurité relative obtenue en acceptant les renoncements les plus ignobles qui annihilaient les forces pour riposter à la menace nazie. Il est vrai qu'alors, cette menace était visible, l'ennemi circonscrit. Actuellement les menaces réelles qui sont déjà là, se redoublent de la peur qu'elles inspirent. La peur ne se discute pas. On a peur ou non, ce n'est pas affaire de décision. Mais la peur obture toute chance de trouver une solution à ce qui la provoque, et ceux qui la subissent sont dépossédés d'un essentiel humain qui décide de leur liberté. Il y a cinquante ans, pour ceux dont la colère a été plus forte que la peur, ce fut une expérience inoubliable : échapper à la peur et à la honte de soi qu'elle engendre c'est déjà devenir acteur de son destin. C'est la liberté, vécue existentiellement. C'est pour cela que ceux qui ont été fusillés après avoir été torturés sont morts en chantant. Ceux qui ont laissé une trace de leur dernier moment n'ont exprimé aucun regret. Car, le sachant ou ne le sachant pas, ils avaient atteint leur plus grande dimension dans cette aventure qui fut aussi une histoire d'amour, dans la solidarité que chacun avait avec tous ceux qui se battaient pour que triomphe la vie. Pour en finir avec les turpitudes qui empuantissent notre monde depuis presque toujours et qui, à ce moment-là, comme aujourd'hui, avaient pris des formes plus exacerbées. Aussi, pour ceux qui comme moi ont eu la chance de survivre, était-ce grande pitié de voir nos enfants et nos petits-enfants désapprendre ce que nous avions su dans ce temps-là, dans l'abondance des biens, payée au prix fort de la déperdition de valeurs humaines essentielles.

LA PERPLEXITÉ DE DIEU

“Or malheureuses, les bêtes se mangent entre elles et les dieux cruels condamnent les mortels à la mort.” (Serres, Préface à Les arbres de connaissances)

Si Dieu est immortel, alors il ignore ce qu'est la mort. Il ne sait pas que les hommes meurent. Il s'étonne de les voir disparaître.

Il s'étonne qu'on les enterre.

Que vont-ils chercher au fond de la terre ? se demande Dieu. Il s'étonne encore plus qu'on les brûle. Où partent-ils en fumée ?

Dieu ignore la mort, c'est pourquoi les hommes le fascinent. C'est pourquoi, il les maintient en vie. Pour les observer, pour comprendre ce qu'ils vont chercher dans la mort.

QUEL EST LEUR SECRET ?
se demande Dieu.

Si, finalement, en cela, nous avons été vaincus, c'est que nous étions empêtrés dans des idéologies, des modèles du passé. Si obnubilés par le monstre nazi, que lorsqu'il a été vaincu, nous avons mis du temps à nous apercevoir qu'il renaissait partout, sous des formes très proches ou différentes. Que d'autres modèles devaient être inventés en faisant appel à toutes les ressources de l'intelligence, un objectif tout de même plus satisfaisant que celui qui cinquante ans plus tôt, ne laissait d'autre alternative à ceux qui ne se résignaient pas que mourir ou tuer, alors qu'ils n'étaient pas des assassins.

L'histoire ne recommence jamais exactement selon les formes précédentes. Mais ce qui reste toujours vrai, à travers toute l'histoire humaine, c'est le choix entre la peur qui engendre la résignation, et le refus de la résignation qui devient un moteur pour trouver des solutions là où ceux qui se résignent n'en trouvent pas.

Il me semble que le plus important du message des Périphériques tient à la lucidité de l'analyse qui conclut à la nécessité d'affronter l'instabilité, dans un monde en pleine turbulence. À y regarder d'un peu près, cette instabilité qui implique l'imprévisible, et qui implique d'apprendre à lui faire face, en ré-inventant constamment des ripostes, est une donnée de toute l'histoire humaine, que nos sociétés satisfaites de leurs prouesses ont oubliée. C'est même le plus beau de cette histoire des humains accédant à leur statut d'homme en affrontant les « imprévisibles » qui ont jalonné leur parcours. Quelle prodigieuse aventure masquée par les manuels racontant l'Histoire comme si ce qui a eu lieu ne pouvait avoir eu lieu que comme ça, exception faite pour les brillants capitaines se taillant des empires par des massacres, et sans laisser voir que les périodes de crise aiguë sont propices à l'enfantement de l'avenir. Ainsi, pour la civilisation occidentale, le tournant pris au 16ème siècle en moins de vingt ans, qui a décidé de plus de quatre siècles de son histoire. La nouvelle échéance dont tout le monde sent bien qu'elle se dessine là, aujourd'hui, et qui exige cette fois la plus extrême vigilance de l'intelligence et de l'imagination pour dénouer les nœuds embrouillés par des décideurs fonçant aveuglément sans avoir apparemment compris que le prodigieux bond en avant des techniques exigeait une refonte radicale des structures sociales et des mentalités.

Il n'y a pas besoin d'être économiste ou sociologue (peut-être est-il même préférable de ne pas l'être) pour comprendre qu'on ne ravaude pas un tissu usé jusqu'à la corde. Tout est à ré-inventer, tout. Cela prendra du temps, et cela exige une mobilisation de toutes les intelligences. Mais quel prodigieux enjeu pour ceux qui relèvent le défi. Pour la première fois dans l'histoire, les progrès des sciences et des techniques ouvrent effectivement sur la possibilité pour les hommes d'échapper à la fatalité imprimée dans le langage par l'expression gagner sa vie. À condition, évidemment, de ne pas laisser les margoulins de la résignation brouiller les cartes. Un enjeu culturel puisqu'il passe par l'approche intelligente de processus à ré-inventer. Mais l'intelligence n'est pas l'apanage de pseudo-élites qui ont assez démontré leur impuissance pour faire déjà figure de dinosaures. La culture n'est pas non plus un canton réservé à des initiés s'ingéniant à en conserver la maîtrise, et qui jouent un nivellement par le bas notamment par l'intermédiaire des médias, dépossédant ceux qui n'appartiennent pas à leur caste de l'atout majeur de l'espèce humaine tenant à son intelligence créatrice. Le déploiement de toutes les intelligences est l'atout actuel de nos sociétés, comme la houille, le fer, l'électricité l'ont été pour les sociétés industrielles. La culture elle aussi doit s'emparer d'héritages qui ne se résument pas à ceux d'intelligentsias ressassant les mêmes problématiques. Elle aussi est à ré-inventer, notamment par ceux qui subissent de plein fouet les transformations remodelant le monde, et qui ont le choix entre les subir ou les affronter : intelligemment. Ça fait du travail sur la planche, et ce n'est pas près d'arrêter.

Ceux qui vous disent que ça vous passera, avaient dans la tête un modèle qui généralement avait nom révolution. C'est fini, la révolution qui règle tout (non sans massacres) et, une fois ses buts présumés atteints, se repose sur ses lauriers (pour le meilleur bénéfice de ceux qui s'en emparent). Le pouvoir à l'imagination de vos aî nés de 68, c'était une belle idée, à condition de se donner les moyens de l'inscrire dans la réalité en ne confondant pas rêve et imagination.

Quant à moi, dans cette année anniversaire de celle de mes dix-huit ans, je peux regarder sans amertume les photographies ou les images laissées dans ma mémoire par ceux qui, il y a cinquante ans cherchaient cela. Oui, c'était cela, même s'ils ne l'avaient pas élucidé. La relève est assurée, je peux leur sourire : ça ne m'est pas passé, je repars et de nouveau j'ai vingt ans, avec l'équipe des Périphériques.

Catherine Claude


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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