Les périphériques vous parlent N° 0
AVRIL 1993
p. 36-37

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Si vous vous posez la question : “Qui faut-il suivre aujourd'hui ?”, ce journal n'est pas pour vous.
La gestation
de l'inespéré


Voilà deux ans que je suis étudiante à Paris 8. Ce qui m'incite à vouloir créer avec d'autres étudiants un journal est autant lié à mon expérience universitaire qu'aux discussions, confrontations, échanges d'opinions que j'ai eu avec d'autres étudiants.

Ce qui m'a énormément frappée dès le début à Paris 8, sans doute parce que j'arrivais d'Italie, c'est la diversité des étudiants, la disparité des nationalités, l'ouverture vers les étrangers. Je me souviens au début d'un étudiant qui me disait que ce qu'il aimait le plus et qu'il n'aurait échangé pour rien au monde contre une autre université près de chez lui en région parisienne était justement cette particularité.

J'ai vite commencé à me balader dans les couloirs et à découvrir ainsi l'université. C'était le seul moyen de m'en sortir toute seule, et de ne pas rater le train, comme on dit.

Je n'ai pas mis beaucoup de temps à comprendre qu'il fallait me débrouiller toute seule, avoir toujours les yeux ouverts, fouiller dans tous les coins pour découvrir des cours intéressants, élargir mes connaissances en exploitant les différents départements, disposer de tout ce que l'université peut nous offrir. Je peux dire, maintenant, que cela en a valu la peine, le grand nombre de disciplines, de diplômes et de spécialisations m'auront permis d'alimenter ma curiosité et d'élargir mes connaissances au-delà de la formation ECAV.

Mais, si d'un côté, j'ai réussi à donner une conduite cohérente et enrichissante à mes études, ce n'est pas sans peine qu'il m'a fallu reconsidérer et relativiser « mon idéalisation » de la relation entre étudiants. « Chacun pour soi » m'est apparu être par excellence la règle des étudiants, suivie en deuxième par « sois mou et tais-toi ». S'agissait-il là d'un jeu universitaire, une sorte de private joke, ou bien alors y avait-il vraiment un problème ?

C'est à travers les différentes rencontres, que j'ai pu me rendre compte que, pris un par un, beaucoup d'étudiants ressentent la même chose ; ils ont une même exigence, celle de dialoguer, de sortir de leur isolement, d'échapper à l'attitude passive des cours, de les déborder, d'utiliser ce qui leur est offert, les voies qui leur sont ouvertes en cherchant à se positionner autrement, à se différencier justement de celui qui ne se positionne jamais et qui ne fait qu'avaler des cours qu'il digère mal. Tout compte fait, pourquoi ce doit être toujours le professeur qui incite les étudiants au dialogue, à avoir des initiatives ? « Ouais », répond l'étudiant las et découragé, intercalant des expressions du genre « y en marre », « c'est chiant la fac », quand encore il n'est pas cynique vis-à-vis de ses « camarades ». Les professeurs eux-mêmes ne manquent pas de cynisme vis-à-vis de leurs élèves.

J'ai beau observer les étudiants, je ne constate guère le plaisir d'apprendre. J'exagère peut-être, disons que leur plaisir est recouvert et « gentiment » refoulé sous des inquiétudes, des malaises, des malentendus, malentendus la plupart du temps avec soi-même : les étudiants savent-ils dans le fond ce qu'ils veulent et pourquoi ils étudient ?

Je suis convaincue que l'étudiant est aujourd'hui au « bout de son rouleau universitaire », et j'ajouterai qu'il s'en rend plus ou moins compte, du moins ses attitudes, ne fut-ce que sa façon de s'asseoir, en témoignent. Hélas ! aujourd'hui on finit toujours très vite par s'installer dans des habitudes, dans des mauvaises habitudes, des routines meurtrières conservant tout de même, pour apaiser sa mauvaise conscience, des mots critiques, des imprécations violentes, des paroles de révolte. Entre dire et faire il y a un monde, dit-on souvent. Cela est d'autant plus vérifiable que cette expression me semble être devenue une règle parmi nous. On se lamente, mais on ne bouge pas, on a beau critiquer, mais on se comporte comme tout le monde, conformément au consensus, conformément au consensus de la « démerde », du « chacun pour soi », des petites revendications.

J'ai constaté à plusieurs reprises que souvent on justifie sa propre passivité et inaction par une espèce de mépris de l'université, considérant que ce qu'elle peut nous apporter ce n'est que de l'amateurisme, du « petit », du peu importe ou du n'importe quoi. On dédaigne la possibilité de faire des films à la fac, d'écrire dans des ateliers, de collaborer avec des gens, de commencer des travaux de recherche. On se dit que ce n'est pas « professionnel », on tourne le dos, le visage hautain. Je m'oppose avec ardeur à cette attitude. Il est pathétique, ridicule, je dirais même scandaleux, d'entendre l'étudiant proclamer tour à tour son amour compatissant, son indifférence, son mépris pour l'université. Il ne manque jamais de critiquer l'université, mais en même temps il est prêt à tout pour s'assurer les bonnes grâces du professeur - il faut bien qu'il obtienne son U.V. quand même ! En fait, cela signifie qu'on a autant d'estime pour l'université qu'on en a pour soi-même. L'université pourrait être, c'est peu dire, formidable pour la formation, la recherche et la production.

Qu'on en finisse avec les mots et les ambiguïtés. Soit, l'on est satisfait de l'état actuel des choses, soit, si on le critique, on va jusqu'au bout et on s'engage dans une activité, dans une pratique qui cherche à proposer des solutions, ou du moins à apporter quelque chose de constructif.

Étudiante à l'université, je ne peux que vouloir m'engager dans le monde universitaire, je ne veux pas être une zombie, un automate, une mutante ; je ne veux pas être une exclue. Je me pose des questions. C'est pourquoi j'aimerais que ce journal soit l'occasion de possibilités inédites, qu'il ouvre un champ de liberté pour donner à ces questions toute leur consistance face au flou et à la superficialité ambiants.

Ce journal représente pour moi une nécessité dans le cadre universitaire, nécessité qui m'apparaît de la même nature que cette envie qui m'a toujours habitée d'apprendre et d'utiliser ce qu'on m'apprenait, d'élargir mes connaissances à travers des cours différents, d'exploiter activement mes études. C'est pourquoi encore je pense qu'il peut devenir une exigence pour chacun, dans la mesure où il se donne l'objectif de développer, d'élargir et de favoriser les potentialités et les possibilités de tous.

À quoi est dû le malaise des étudiants et des professeurs ? Ne faudrait-il pas développer d'autres rapports entre eux ? N'y aurait-il pas une autre manière d'envisager l'enseignement ? Quel type d'enseignement forme, au mieux, l'étudiant et donne une raison d'enseigner aux professeurs ? Comment prendre en compte au maximum la personnalité de chaque étudiant, lui apprendre à avoir une attitude active et productive, lui faire venir l'envie d'apprendre ?

Les questions ne finissent pas de s'enchaîner les unes aux autres, l'université reflétant dans son microcosme la complexité de la société. Voilà nos questions, les questions de quelques étudiants qui se sont réunis et qui cherchent à trouver des solutions, en essayant de découvrir des voies, d'inventer des parcours ! Les objectifs que le journal se donne ne sont rien d'autre que les moyens dont il se dote pour questionner et pour introduire à une pratique. Je le souligne encore, ce sont là nos questions et notre manière de les envisager. Nous ne tenons pas à rivaliser avec les responsables et spécialistes de l'éducation qui, plus ou moins régulièrement, soulèvent des problèmes, effectuent des analyses, proposent des solutions.

Si je ne sais pas que je ne sais pas
je crois que je sais
Si je ne sais pas que je sais
je crois que je ne sais pas” (Les nœuds de R. D. Laing.) Si je ne sais pas poser les problèmes, je ne peux pas porter les problèmes sur un terrain où il devient possible de les résoudre. Si je ne sais pas formuler clairement les questions, je ne peux donner de bonnes réponses. Il n'y a pas de bonne réponse à une mauvaise question.
 

Ce que nous voulons, c'est pouvoir nous exprimer - pourquoi pas autrement - sur un espace nouveau que nous nous proposons d'inventer. Ce sont là, si vous nous le demandez, nos ambitions.

On aura compris que nous ne voulons pas faire un journal ni pour nous faire plaisir, ni pour spéculer une fois de plus sur des questions rabâchées par l'université, ni pour immortaliser ou au contraire épingler le savoir qu'on y distribue. Nous voulons faire ce journal pour élaborer, à travers des questionnements de toute sorte, les éléments d'une réflexion et une pratique qui prennent en compte les exigences de chacun, les mutations de notre société, la crise actuelle, le développement de l'université elle-même. C'est parce que nous estimons que notre développement est lié à la remise en question de l'université à la lumière des bouleversements et des crises actuelles, parce que nous avons des choses à dire, non pas à énoncer, à dénoncer, à constater, mais à dire dans l'enjeu des activités qui peuvent y être véhiculées, c'est pour tout cela « simplement » que nous voulons faire ce journal.

Federica Bertelli


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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