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Numéro 4

Sommaire n°4

Édito

En mars dernier, Les périphériques vous parlent publiait un numéro spécial dans lequel étaient présentés un certain nombre d’arguments concernant la convocation d’États du Devenir.

L’homme disqualifié par Marc’O

Vers l’homme du devenir.

Prélude à une philosophie en acte pour des philosophes debout par Federica Bertelli et Yovan Gilles

Un théâtre des opérations : acte du devenir à l’université. Comment penser autrement et construire le devenir philosophique ?

Soldats non-uniformes par Christopher Yggdre

Cet article expose comment le type de lutte engagée dans le Chiapas par les communautés paysannes indiennes peut éclairer dans un certain sens le projet des États du Devenir.

Le repos du fakir par Gilles Paté

Une étude critique des espaces urbains est aujourd’hui nécessaire pour rendre clairement visible la stratégie sélective de la planification urbaine.

Théâtralité/politique : d’un certain mélange des genres par Yovan Gilles. Considérations à propos d’une stratégie politique à travers « la théâtralité ». Génération Chaos 2 : de la scène à la rue, à la vie.

Solo par Cécile Roma

Cet article épingle l’esprit de compétition dans un groupe musical.

Limites à la compétitivité ou l’obligation de révolte entretien avec Riccardo Petrella

Quel sens donner au mot compétition : éliminer ou chercher ensemble ? Échapper à un contexte déshumanisant, nouvelles perspectives économiques et sociales.

9 heures de clic par Ahmed R. Benchemsi

Les petits boulots des hommes disqualifiés.

La passion de l’ignorance des sages par Jérémie Piolat

Aperçus de la scène universitaire : la « non-relation » professeurs/étudiants.

L’impatience ranime ce que la patience a tué par Federica Bertelli

Sortir d’un cadre qui abolit son hors-champ. Penser autrement le devenir. Nouvelles questions.

Le travail hier, aujourd’hui, demain. Quel travail pour l’homme en devenir ? par Federica Bertelli et Yovan Gilles

A la recherche d’une autre manière de penser, nouvelles propositions en écho à L’homme disqualifié.

Les temps précaires de l’agriculture par Christine Chaufour-Verheyen

Sur le « théâtre des opérations » de l’agriculture. Constat et propositions pour d’autres modes d’actions (les agri-novateurs !).

Sortir de l’injonction consensuelle par Cristina Bertelli

« Le consensus mou » est une injonction de la bureaucratie pour assurer la normalisation de la société et la résignation des citoyens.

APPEL pour des ÉTATS DU DEVENIR

La musique d’ascenseur est descendue dans le métropar Thomas Belhom

« La musique adoucit les mœurs ». Comment apaiser les aspérités de la vie ?

Mise en jeu de la philosophie par Isabelle Stengers

Université d’Urgence à Bruxelles. La philosophie en acte dans un contexte d’expérimentation pour ne plus, entre autres, se cacher derrière des mots d’ordre.

Quel avenir ? par Eric Dacheux (SNESup)

La déclaration d’un membre d’un syndicat enseignant à propos des États du Devenir.

L’économie alternative et solidaire par Jacques Archimbaud

Penser l’économie autrement pour penser davantage la vie. Aperçu des initiatives existantes.

Les irréductibles solitudes entretien avec Maurice Mallet

La folie. Le principe d’exclusion. Avec l’antipsychiatrie, les premières formes de résistance à l’exclusion. (Ce texte rejoint en quelque sorte les analyses de L’homme disqualifié, sur un plan très concret et sans doute plus dramatique).



Mise en jeu de la philosophie

Je crois très important que la charte de l’Université d’Urgence ne puisse, en aucun cas, être confondue avec la description d’un possible idéal, qu’il resterait à accomplir. Le problème dont elle ouvre l’espace n’a pas de solution modèle. Il exige et il oblige. Il exige de ceux qui y participent qu’ils cessent de se réfugier derrière leurs bonnes intentions, derrière le sentiment que ce qu’ils ont à transmettre est en soi-même digne d’être transmis, ou au contraire derrière la croyance que le savoir à transmettre n’est jamais que le prétexte pour l’apprentissage de « compétences » plus générales, que ce savoir « illustrerait ». Ce qui signifie qu’il oblige à ce que le savoir transmis ne soit pas « interprété » : comme valable en soi, ou comme simple voie d’accès. Il oblige à ce que la question de la transmission-production ne soit pas évacuée, et avec elle la question du « devenir acteur » dans un monde qui vous précède, qui ne vous a pas attendu, et qui pourtant n’a d’autre avenir que celui que vous serez capables de construire.

Le problème de l’Université d’Urgence est donc une facette singulière du problème de la construction d’un présent qui ait un avenir. Il s’agit à la fois de ne pas confondre la facette avec le tout, et de ne pas oublier que c’est une facette, qui n’a de sens qu’à inscrire son caractère partiel dans la multiplicité des autres.

C’est pourquoi il était intéressant de reprendre à son sujet un mot ancien, connoté, et dans une large mesure compromis et périmé comme « université ». L’université que nous connaissons est récente, elle ne ressemble pas du tout à celle du siècle passé, qui ne ressemble pas à la structure moribonde du 18ème siècle, qui à son tour n’a rien à voir avec le site médiéval. L’université est un bon analogue de la question de la transmission : elle a pour identité les espoirs, les luttes, les déceptions, les exclusions, les haines dont il s’agit de créer et d’agir l’héritage.

C’est pourquoi, aussi, il est très important que la charte de l’Université d’Urgence appelle à une auto-institution des cours-ateliers-laboratoires et sans modèle ni mode de fonctionnement unifié. Il ne s’agit donc pas d’un « organisme » doué de sa propre loi de fonctionnement, qui le séparerait des autres lieux où se construit l’avenir mais d’un être qui se veut fractal, capable de surgir n’importe où, au plus proche de toute autre initiative, dès lors que celle-ci se vit comme capable de contribuer à la question de la transmission-production de savoir. Il s’agit de l’autoproduction d’un être à facettes aussi multiples que l’ensemble à l’intérieur duquel elle s’inscrit, sans extérieur prédéfini, et auquel la charte prescrit un régime d’existence expérimental : pas d’épreuve ou de sélection pour appartenir à l’Université d’Urgence, mais le défi d’avoir à accepter ce que tous les autres produisent en tant que faisant partie de son propre présent.

L’atelier de philosophie, créé à Bruxelles, a été constitué en tant que partie prenante de l’Université d’Urgence par un collectif comprenant des étudiants, chercheurs et enseignants de l’Université de Bruxelles, mais aussi d’autres personnes intéressées à la pratique d’une pensée qui s’inscrirait, d’une manière ou d’une autre dans l’héritage de la philosophie.

Cet atelier vise un fonctionnement à long terme, et se doit d’être capable de ne pas se refermer sur le « noyau » des premiers participants.


LES MAUX DES MEILLEURS

"À quoi travaillez-vous ?", demanda-t-on à Monsieur K. Monsieur K. répondit : "J’ai beaucoup de mal, je prépare ma prochaine erreur."

(Bertolt Brecht : Histoires d’Almanach)




Quel avenir ?

par Eric Dacheux

- « Pour que le présent ait un avenir », c’est autour de ce slogan qu’une vingtaine d’organisations fort différentes (association de lutte contre le chômage, syndicat de chercheurs, mouvement d’éducation populaire, centre de formation musicale, etc. ont pu se retrouver et débattre librement de la meilleure façon de mettre en route les « États généraux du devenir ». Ceux-ci poursuivent quatre objectifs :

- Interpeller les pouvoirs politiques.
- Mettre en réseau des structures qui, jusqu’ici, œuvrent isolément.
- Poser de nouvelles problématiques sociales.
- Trouver des solutions à la crise actuelle.


Abattons les murs qui encagent notre devenir !
Pour atteindre ces objectifs, la méthode choisie est celle de la rédaction de « Cahiers du devenir » qui, plus que de simples recueils de paroles brutes, doivent devenir de véritables moyens de mobiliser tous ceux qui, à l’école ou dans les banlieues, à l’usine ou à la rue, se contentent d’une vie sans envie. « L’utopisme debout », s’est écrié l’un des participants, on ne saurait mieux résumer la saine ambition de ce projet.


En quoi ces « États généraux du devenir » concernent-ils le SNESup ? La première réponse est une totale affinité idéologique. En effet, ce mouvement naissant est avant tout un mouvement de lutte contre ce libéralisme sauvage qui partout, y compris au sein de l’Université, engendre précarité et exclusion. De plus, au cœur de ces « États généraux du devenir », se dessine une ambition qui se trouve également au centre de notre pratique professionnelle : aider les individus à passer du stade d’interprète (simple exécutant) à celui d’acteur (auteur de ses actes). Enfin, cette initiative nous concerne très directement, car nous sommes invités à collaborer activement à l’élaboration de « cahiers du devenir » au sein de chaque établissement universitaire.

Plus profondément encore, ces « États Généraux du devenir » doivent nous pousser à nous interroger sur nos pratiques syndicales. Premièrement, ce mouvement rappelle un truisme que certaines sections oublient trop facilement : l’Université ne peut se construire sans les étudiants. Ne commettons pas la même erreur que le gouvernement, dialoguons encore plus étroitement qu’aujourd’hui, avec les étudiants et leurs représentants. Deuxièmement, ce mouvement vient utilement nous rappeler que s’il faut continuer à se battre sur des revendications techniques précises, il faut sans cesse réinscrire ces démarches dans un projet global. Notre projet pour l’Université de demain. Troisièmement, cette initiative plurielle nous convie à penser autrement la lutte : il ne faut plus se polariser uniquement sur la nécessaire augmentation du nombre de nos adhérents, qu’il faut également apprendre à travailler en réseau avec les organisations qui œuvrent dans le même sens que nous. Or, le travail en réseau n’est possible que si chaque partenaire est suffisamment fort, suffisamment sûr de son identité pour s’ouvrir aux autres, sans pour autant renoncer à sa spécificité. Mais, sommes-nous bien sûr de notre identité ? Cette question peut sembler incongrue et fort abstraite. Pourtant, elle pose deux problèmes très concrets que le prochain congrès devrait permettre de résoudre : - Qui compose le SNESup ? Le SNESup de 1995, n’est pas forcément celui de 1993. Aujourd’hui, quelle est l’exacte proportion de jeunes et d’anciens syndiqués, de « stables » et de « précaires », d’hommes et de femmes, de provinciaux et de parisiens, etc. - Quelles sont nos véritables valeurs ? C’est-à-dire quelles sont, au-delà des différentes tendances, les idées que nous partageons tous et sur lesquelles nous pouvons rejoindre d’autres organisations ?

En définitive, ces « États Généraux du devenir » nous apprennent que parmi toutes les questions qui traversent notre syndicat, il en est une sur laquelle le prochain congrès du SNESup doit absolument se pencher : quel est notre projet ? Que pouvons-nous mettre en œuvre pour que, dès maintenant, « le présent ait un avenir » ?

(Texte paru dans le bulletin d’informations du SNESup de mai 1995)



L’économie alternative et solidaire

Dans le cadre de ce texte je présenterai l’expérience du Réseau de l’Économie Alternative et Solidaire, le REAS, mouvance de création d’activités et d’innovation sociale qui s’est organisée en France, réellement depuis 1992, mais renvoie à des expériences déjà plus anciennes. Cette même mouvance existe dans la quasi-totalité des pays industrialisés sous des appellations différentes d’« économie volontaire », d’« économie d’en bas », d’« économie populaire », d’« économie communautaire ». Les réalisations que je vais évoquer ici ne forment qu’une catégorie de réponses, et une seule parmi toutes les réponses nécessairement cumulables, parmi les façons d’accompagner, ou d’orienter les mutations à l’œuvre dans nos sociétés. Je commencerai par décrire l’histoire et la réalité de ces expériences, notamment celles du REAS. Puis, je ferai un commentaire, ou une interprétation possible, une vision un peu plus globale dans laquelle il est possible de les situer, la place au fond qu’elles peuvent avoir dans une représentation plus vaste du changement social.

Le terme d’Économie Alternative est contemporain des mouvements de la jeunesse de la fin des années 60, c’est-à-dire des moments de première contestation culturelle du modèle de croissance dit « de consommation » qui a traversé les pays riches, jusqu’à la moitié des années 70, et cela y compris aux USA.

La notion d’Alternative est alors clairement positionnée comme volonté de vivre, travailler, consommer autrement, d’échapper à la massification, à l’uniformisation, à la standardisation des modèles dominants dans la société urbaine. Dans cette volonté de critique du progrès, voire du progressisme, se mêlent allègrement des références théoriques de haut niveau - je pense à une certaine tradition marxiste américaine, issue de l’École de Francfort - des surgeons d’utopie ouvrière ou socialiste du 19e siècle, des doctrines ruralistes pas toujours très aguichantes ou des philosophies d’origine exotique liées à l’appétit de voyage qui se développe dès cette époque. Le tout bien sûr, dans un contexte de développement des luttes de libération nationale (Viêtnam, Palestine, Afrique...), de crises déjà patentes du communisme réellement existant, de montées des luttes sociales contre le Fordisme et pour l’égalité raciale ou du droit des communautés immigrées.

Une deuxième génération constitutive de ces mouvances de l’économie alternative naît au moment des premiers symptômes de « crise » des sociétés développées, au milieu des années 70, sous l’effet de ce qu’on a appelé le - puis les - chocs pétroliers.


Dépenser plutôt que de consommer : dépenser n’est-ce pas l’autre sens du mot échanger ?


Au-delà de l’analyse des faits eux-mêmes, ces chocs ont eu un important effet psychologique, puisque pour la première fois, ils remettaient en cause l’hypothèse incontestée depuis la guerre, d’une croissance continue et régulière de nos économies.

Depuis 81, en France face aux solutions « par en haut », incarnées par la gauche majoritaire, une partie des militances de la petite gauche a opéré un déplacement, un repli ou un recul, sur les thématiques moins idéologisées d’expérimentation, beaucoup plus axées sur la proximité, la micro-entreprise et sur le territoire comme nouveaux espaces du changement social.

J’ai le souvenir d’un numéro de la revue Autrement dont le titre était « Les Révolutions minuscules », et qui décrivait bien, outre celles qui surnageaient de la période précédente, ces innovations : habitat autogéré, coopérations nouvelles à la campagne, entreprises d’écotechnologies, médecines alternatives, lieux de vie, radios et supports de communication, toutes ces réalisations s’adressant à un public d’ailleurs à la fois plus âgé et plus instruit, trouvent alors leur correspondance avec la popularité montante du tiers-mondisme.

Cette deuxième phase est à la fois plus pragmatique, plus réaliste, plus technicienne, plus encline au compromis avec l’institution classique.

C’est à ce moment qu’apparaît en France la première forme organisée de coordination d’économie alternative à travers l’ALDEA, Agence de Liaison de l’Économie Alternative, « petit village » en Castillan. Son propos essentiel est alors d’outiller, notamment à travers les problèmes de financement et de capitalisation, les nouveaux entrepreneurs.

Vers la fin des années 80, ce mouvement qui s’est progressivement sédimenté, s’enrichit d’une troisième vague d’initiatives concrètes, plus populaires, issues de la montée désespérante du chômage et de la grande pauvreté.

Où rencontre-t-on ces nouvelles initiatives concrètes ?

Dans les banlieues désertifiées, où se cumulent les effets désastreux du chômage et de l’urbanisme délirant des années 60-70 : avec comme groupes centraux les femmes, les jeunes.
Dans les zones rurales abandonnées, où les élus locaux essaient de faire vivre les pays, les communes, les artisans, les exploitations agricoles.
Dans les zones rurales plus vivantes, mais où la question est posée à de nombreux agriculteurs surendettés d’échapper à la liquidation pure et simple par la mise en œuvre d’une agriculture réellement paysanne et d’un certain degré de pluriactivité.
Dans les territoires de mono-industrie traditionnelle, où les stratégies de fermeture avec arrosage de primes au départ, sont de plus en plus contestées par leurs effets sociaux différés et où se cherchent des processus de reconversion et de diversification industrielle.
Parmi les chômeurs qui, le dos au mur, sont presque obligés d’entreprendre par eux-mêmes parce que leurs critères d’âge, d’appartenance communautaire, ou de diplôme ne correspondent pas à ceux qu’on impose désormais à l’embauche.
Parmi les travailleurs sociaux, sur lesquels la gestion passive des dépenses pour l’emploi, la subordination aux logiques clientélistes ou institutionnelles pèsent de plus en plus dans un contexte d’atonie généralisée des marchés locaux du travail.
Avant d’en venir à une mise en discussion de la signification, et de la portée possible d’un tel mouvement, je voudrais donner quelques explications sur la forme organisée, je n’ose évidemment dire consciente, de ces mouvances, et plus précisément sur la tentative que représente le REAS, en France, pour les doter d’un certain degré de visibilité et d’une véritable capacité d’impact.

La coopérative REAS, l’Union d’économie Sociale REAS, est née en 1992, c’est donc tout récent, de la rencontre entre plusieurs structures nationales ou locales d’appui à la création d’activités et aux initiatives locales. Elle se définit comme une coopérative d’initiatives économiques de citoyenneté, et se présente sous la forme d’une sorte de groupement d’Intérêt Collectif, avec plusieurs facettes :

C’est d’abord une boîte à outils financiers : on y trouve des instruments correspondant tous à des valeurs voisines, et ayant pour vocation d’apporter des moyens à des porteurs de projets qui pour toute une série de raisons (manque de surface financière personnelle, côté atypique ou dérangeant du créneau choisi), n’ont pas accès au crédit classique. C’est le cas des clubs « CIGALE » (Club d’Investisseurs pour une Gestion Alternative de L’Épargne) qui drainent de l’épargne pour faire de la prise de participation en capital minoritaire : il en existe cent en activité en France. C’est le cas des cagnottes Solidarité-Emploi, collectant du don pour faire du prêt d’honneur sans intérêt à des chômeurs. C’est le cas des sociétés de Capital Risque du type Autonomie et Solidarité dans le Nord, Filières en Bretagne, Garrigue à Paris, qui ressemblent pas mal à des initiatives similaires au pays Basque Nord et en Corse, et qui atteignent un certain seuil de capital et de souscripteurs (3000 pour Autonomie et Solidarité dans le département du Nord). C’est le cas aussi de Génération Banlieue, qui a pour fonction de venir en appui au démarrage de projets dans des quartiers déshérités. D’autres outils thématiques sont en préparation, du même type, pour le financement de la distribution de l’agriculture biologique, des technologies en énergies renouvelables, ou de labels musicaux alternatifs. Nous réfléchissons aussi à un projet de Banque Européenne des Citoyens et des Régions pour l’an 2000. Tout cela pour notre réseau (mais il y en a d’autres) représente environ 10 000 épargnants ou donateurs pour un total collecté en 1994 de 7 à 10 millions de Francs. La collecte augmentant d’environ 30 % par an.
On estime à 1500 micro-entreprises les réalisations encore vivantes que nous avons financé, représentant 7000 emplois, et à six fois plus celles que nous avons aidé à venir au monde par des dispositifs de conseil et d’appui indirect.
Une deuxième facette de notre intervention est la mise en pépinière ou en réseaux locaux de ces créations d’activité. Nous disposons ainsi d’un dispositif de 140 correspondants et relais qui ont pour vocation de faire surgir, accompagner, organiser ou financer les initiatives, en leur ouvrant des espaces de mutualisation de moyens, de réseaux d’échanges de savoir, d’appel à la compétence bénévole, de mise en relation avec le tissu local.
Nous sommes ainsi amenés par la force des choses à développer une troisième facette qui touche à ce qu’on appelle ici ou là de l’expérimentation sociale, c’est-à-dire la prise en compte des montages nécessaires à la constitution d’un environnement favorable à l’initiative. Après avoir réalisé les premières émissions d’obligations associatives en France, après avoir mis en place des expérimentations sur la pluriactivité, nous essayons actuellement d’examiner les difficultés liées à la couverture sociale des exclus (complémentaire maladie, mutuelles locales d’habitants). Et sur un tout autre registre, celles qui touchent au partage volontaire du travail et des revenus à travers deux expériences réalisées, l’une à Lyon dans le cadre de l’Université du temps choisi de François Plassard, et l’autre à Cergy dans le cadre de l’Association ALICE.
Dans tout ce que nous faisons, nous rencontrons à chaque instant la complexité, l’interdépendance du local et du global, le formel et l’informel, l’articulation des stratégies individuelles et des Il n’est pas étonnant que notre Réseau, dans sa facette réflexive ou dans sa dimension politique rencontre les réflexions qui se conduisent ici ou là sur les thèmes de la transversalité (Morin, Passet), sur celui du codéveloppement durable (Ignacy Sachs, Serge Antoine) sur les problèmes du don (Alain Caillé et le MAUSS), et du travail (Robin, Gorz, ...) ou du revenu (Bresson).]

Voilà qui fait le lien avec quelques éléments de réflexion que je voudrais proposer pour, au-delà du groupe REAS lui-même, interroger l’émergence de ces nouvelles formes d’activités économiques, essayer de les expliquer, de façon à ce que leurs apports aient une fonction positive pour toute la société, ce qui, vous le verrez, n’est pas spontanément évident.

On pourrait tout à fait se dire en effet : « voilà une nouvelle variété d’économie informelle, comme il en a toujours existé dans les périodes de crise ou de dépression cyclique ». (Ainsi par exemple a été interprétée l’énorme masse de travail au noir qui a été plus ou moins tolérée par l’État italien et les grandes firmes pour amortir le choc des restructurations des années 69/71. Par un mécanisme de soufflet, la croissance offre ensuite les moyens de ces activités, une fois triées, d’être blanchies et de rentrer dans l’économie formalisée.)

On peut également - et on sera également en partie dans la vérité - se dire « voilà une économie interstitielle », c’est-à-dire une économie qui passe là où les autres ne passent plus ou pas encore : précisément parce qu’elle est plus légère et moins capitalistique, plus flexible par le nombre d’acteurs mis en mouvement, elle peut servir de chien truffier, contribuer à repérer des nouvelles demandes non satisfaites, les solvabiliser, faire émerger des marchés et des innovations. [Une variante de cette dernière interprétation avec laquelle elle se croise d’ailleurs, est parée de la meilleure intention du monde, puisqu’elle entend lutter contre l’exclusion sociale et le chômage (Notons-le au passage, il y a des exclus c’est bien connu, mais pas d’exclueurs !). Cette variante, reconnaissant l’intérêt et la productivité sociale des nouvelles formes d’auto-organisation économique, entend au fond les promouvoir et les institutionnaliser comme marché intermédiaire du travail, comme une sorte de deuxième marché de l’emploi (on parle alors d’activité) pour tous ceux qui se trouvent « out » des formes classiques d’insertion, et de la principale d’entre elles, le salariat.]

Il y a dans toutes ces interprétations une part de vérité et une façon de bien indiquer les enjeux des années qui viennent : mais elles ont toutes en commun de se situer dans un cadre, dans un modèle d’accumulation et de création de richesses, qui d’après moi, connaît de sérieuses pannes et cela de façon durable, probablement irréversible.

Il faut s’arrêter à ce point sur la nouvelle donne sociale, marquée d’après moi, par trois éléments fondamentaux : les pannes de la société salariale, la crise des formes antérieures de régulation et dans ce cadre, la crise de la gestion des coûts.

D’abord sur les pannes de la société salariale. Je partage pour ma part tout à fait le point de vue de Jacques Robin, selon lequel la révolution informationnelle, en modifiant les conditions mêmes de production de la valeur, en la centrant non plus sur l’énergie et la force mécanique mais sur la maîtrise et la fabrication de l’information, transforme le travail, le raréfie relativement, le polarise entre un haut captateur de savoir et de temps et un bas chargé, comme disent les marxistes, de la réalisation de la valeur et du coup soumis à la concurrence et fortement fragilisé. Dans ces conditions, l’incitation auprès des chômeurs sur le thème « formez-vous, cherchez et trouvez du travail », masque la réalité durable d’un surnombre de candidats par rapport à l’offre possible dans le cadre du marché de l’emploi salarié classique.

Un deuxième élément fondamental est la crise des formes antérieures de régulation économique. Il y a bien sûr en premier lieu la mondialisation. L’apparition d’un espace économique mondial unifié, nécessité d’ailleurs par les énormes masses de capitaux que consomme la révolution informationnelle, et par la taille des marchés indispensables pour leur rentabilisation, ne s’est pas accompagnée de la mise en place de règles correspondantes en matière de circulation du capital, de protection et de localisation du travail, du commerce. La récente négociation sur le G.A.T.T., a fait ni plus ni moins que d’entériner les rapports de force existants dans le cadre d’un gigantesque accord de libre échange. Le résultat est évidemment une extraordinaire pression sur les maillons faibles des circuits économiques, à savoir le Sud bien sûr, (on assiste à un processus d’apartheid social mondial généralisé), les parties fragiles des forces du travail au Nord, la paysannerie insuffisamment productive, et bien sûr la contrainte écologique, la nature comme chacun sait ne se plaignant pas sur le coup.


En France, pendant que les commandos anti-lVG font leurs premières armes, on parle déjà de suppression des allocations familiales à toutes les femmes qui se feraient avorter. Maréchal, nous voilà ! Par pitié, ne tirez pas sur les femmes enceintes. Pape et ta cohorte de chrétiens, poseurs de ciboires dans les hôpitaux de l’assistance publique, si vous donnez la vie avec tant de magnanimité, c’est peut-être parce que vous ne savez pas qu’en faire. Laissez donc les femmes s’employer à autre chose que la reproduction sexuée. Et tous, citoyens, faisons reculer ces armées de bites impétrantes et communiantes qui parmi tes légions, Seigneur, depuis des siècles s’acharnent sans répit à inséminer la femme pour la livrer aux rigueurs du foyer.


Il convient donc d’inventer de nouvelles règles et d’imaginer d’une façon ou d’une autre des formes de Welfare state mondial. C’est tout l’enjeu des combats politiques pour un ordre mondial plus juste, le démantèlement de la sainte trinité FMI, GATT, Banque Mondiale, l’installation d’un Conseil Mondial de Sécurité Économique, la négociation pour l’émergence d’une trentaine de zones économiques régionales aptes à reformer des marchés locaux, l’application, malgré leurs difficultés, d’une écotaxe mondiale sur les émissions de CO2 et d’un impôt, proposé par le prix Nobel James Tobin sur les gains des capitaux spéculatifs qui, d’après une évaluation récente, rapporterait environ 150 milliards de dollars par an.

Mais la taille des espaces, la difficulté et peut-être le danger qu’il y aurait à penser pour l’instant des formes de gouvernement mondial, nous incitent à concevoir les interdépendances et les nouvelles règles d’une façon différente.

Cela d’autant plus que le schéma de la réparation par l’État des dégâts causés par le marché se heurte aux seuils atteints par les externalités produites en permanence par ce système. Par externalité, vous savez qu’on entend les coûts réels supportés pour la production d’un bien donné et qui ne sont pas intégrés dans la formation du prix immédiat, mais financés d’une façon ou d’une autre par l’aval, c’est-à-dire par le contribuable, ou les générations futures... Or, ces externalités, le coût du chômage, le coût de l’apartheid social mondial, le coût des guerres de maintien de l’ordre, le coût écologique, croissent de façon exponentielle alors même que les responsabilités se diluent et les circuits s’opacifient.

La question qu’il faut désormais traiter, en tout cas si on est dans une logique de changement social, est celle de la réinternalisation des coûts cachés, ou pour parler d’une manière un peu plus compréhensible de prévenir plutôt que de guérir. Limiter les externalités à la source, autant que faire se peut, telle est la condition indispensable désormais de tout progrès social.

Cette tentative, c’est justement celle qu’essaie d’effectuer chez nous l’Économie Alternative et Solidaire, celle à laquelle sont confrontées chaque jour les réalisations dont j’ai parlé au début.

Ce que font quotidiennement, dans des logiques de défense et d’auto-organisation, des groupes sociaux, des territoires, victimes des logiques dominantes, c’est de faire réaliser des économies à toute la société, en produisant une relation qualité/prix (au sens où on entend le prix d’intérêt général) de haut niveau.

L’économie nouvelle de citoyenneté peut donc être présentée à la fois comme économie porteuse d’un nouveau modèle d’insertion au travail et comme économie de précaution.

Ses apports, pour autant en effet qu’on tente de les apercevoir et de les évaluer à d’autres armes que les critères habituels, sont à cet égard très importants :

Tentatives pour compter autrement, pour éviter de faire supporter au fournisseur, au client et au sous-traitant les coûts invisibles ; pour équilibrer, à travers la notion de commerce équitable, le partage de la valeur sur toute la filière entre producteur, distributeur et consommateur ;
pour choisir des technologies appropriées au territoire, présentant un bon rapport capital investi/emplois créés ;
pour articuler des modes d’insertion et des temps variés dans le travail pour équilibrer échange marchand, troc, don ;
pour associer salariés-clients dans la prise de décision ;
pour mobiliser les communautés dans le processus de capitalisation ; tentatives enfin pour associer, dans la définition du revenu d’activité comme dans la fixation du prix, vente de produits ou de services sur le marché et appel au financement public ou à la fiscalité volontaire.


L’argent ne fait pas le bonheur. Le bonheur ne fait pas de l’argent. Argent et bonheur ont la même peau. C’est une peau de tambour. Pour faire du bruit il faut taper dessus. Donnez-nous en pour votre argent et ça sera votre bonheur.


Dans tous ces apports, que produisent la nécessité ou la volonté de rupture, résident des solutions dont la portée est loin d’être locale ou réductible à la micro-initiative qui les fait surgir ;ces solutions disent des choses à toute la société.

C’est au fond, tout le compromis social construit il y a une cinquantaine d’années que nous incitent à réinterroger par en haut la crise actuelle du productivisme, et par en bas les pratiques qui tentent d’anticiper sur les régulations futures.

Les questions qui se posent alors, sont celles de savoir si ces pratiques sont compatibles avec les cadres économiques et entrepreneuriaux actuels, et s’il n’est pas opportun, pour avancer, d’envisager de sérieuses réformes de ce côté-là aussi.

A ces deux questions, la réponse est non pour la première et oui pour la seconde.

Les initiatives alternatives qui tentent de réintroduire du sens dans la logique économique, ne peuvent parfois survivre qu’au prix soit de tricheries avec les règles dominantes (exemple : utiliser les ASSEDIC comme revenu de base, faire travailler volontairement des retraités bénévoles dans des entreprises...), soit d’auto-régulation qui amène à faire pression sur les rémunérations ou sur les temps, ce qui rend ces initiatives à la fois sympathiques et d’une capacité d’attraction très relative, puisqu’il est dur de faire carrière ou d’y amasser du capital...

Les exceptions notables et pas rares, concernent les secteurs où l’avance technologique, le niveau élevé d’investissement immatériel, ou les combinaisons paradoxales produisent des valeurs ajoutées fortes : informatique, culture, artisanat, commerce rare, écotechnologies...

Si le problème est effectivement posé du développement de cette autre économie comme alternative ouverte au plus grand nombre, alors il devient urgent de considérer qu’elle est une réponse, parmi les autres comme je le disais au départ, à intégrer aux politiques d’ensemble. L’exigence soulignée ici, aboutit non pas à demander à l’État de prendre en charge lui-même une telle intégration, mais à ouvrir des espaces et des cadres nouveaux, diversifiés pour cette économie-là.

Le REAS a déjà eu l’occasion de proposer, pour aller dans cette direction, la mise en place d’un statut de l’entreprise du troisième type, d’une fiscalité et de modalité d’épargne populaire adaptées, des modalités de reconnaissance et d’évaluation de ce troisième secteur d’activités, intermédiaire entre les deux autres, hybridant des formes aujourd’hui séparées de propriété et de pouvoirs comme l’association, la coopérative, l’entreprise classique et le service public.

Certes, de telles réformes entraînent et exigent une forte modification des comportements et des mentalités, mais elles n’imposent rien à personne et peuvent ouvrir des espaces de pluralité et de saine compétition entre les logiques différentes.

Partis de l’histoire récente de nos sociétés, et des mouvements contre-culturels et sociaux qui la traversent ou l’ont traversée, nous en venons tout naturellement au problème de la démocratie, et plus précisément celui de la démocratie économique.

Nous avons - nous, eux, ils, vous - échangé de la sécurité, de l’accès à la consommation, contre de la délégation économique. La perte au moins partielle de cette sécurité, à laquelle peu de groupes échappent même dans le noyau central productif, le déficit d’appartenance que provoque la réduction des pouvoirs des instances habituellement repérées, par exemple les États-Nations, mais aussi les partis, les syndicats, nous invitent à reconquérir par nous-mêmes des espaces nouveaux d’autonomie et de contrôle, alors que nous avons à repenser les solidarités lointaines. C’est cette articulation que nous propose de repenser l’économie alternative et solidaire.

Y a-t-il une alternative à l’Alternative ? J’ai de graves craintes à ce sujet. Au pessimisme de l’intelligence qui ne voit les ruptures s’opérer que dans le fracas de la rupture et des guerres, fussent-elles désormais de basse intensité, je préfère évidemment l’optimisme de la volonté et l’aphorisme de Mark Twain qui dit : « ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ! »



Les irréductibles solitudes

L’HISTOIRE

Les périphériques : Dès la fin des années 60, s’est produit une importante évolution des institutions médicales s’occupant de la santé mentale. Une véritable révolution. Pouvez-vous retracer ce mouvement, avec Basaglia en Italie notamment et les autres ? Quelles en ont été les conséquences ? Qu’est-ce qui a changé ? Qu’en est-il de la situation aujourd’hui ?

Maurice Mallet : En ce qui concerne la folie et l’aliénation, l’Italie a un système juridique différent du nôtre. Eux, ils ont rompu carrément avec le moule institutionnel et brisé l’idée de l’enclave. Schématiquement, l’idée maîtresse de Basaglia était qu’une nation civilisée ne peut évoluer qu’en intégrant ce qu’on appelle ses « tares », c’est-à-dire qu’il ne faut pas exclure pour soigner, mais intégrer. Par là, il a voulu un petit peu dénoncer la notion de confort social que représente le fait d’enfermer le malade mental pour être tranquille dans sa ville. Je dirais qu’au départ, en France, ça ne se justifiait pas tout à fait de la même façon. Si l’on parle des siècles précédents, à un moment donné de l’histoire, en France on a rangé les enfants dans les écoles, on a mis les déviants en prison et les fous à l’asile. C’était le bordel !, on a essayé de ranger les choses. En fait, mettre les fous à l’asile a été soutenu par un discours idéologique qui affirmait que pour soigner quelqu’un il faut l’exclure de son milieu familial, il faut l’avoir sous la main, l’observer, le contenir. Au départ, les responsables français ont trouvé avec ce discours relativement simple des justifications suffisantes pour décider, au niveau budgétaire, de construire un hôpital psychiatrique par département. Certains se sont construits dans les anciennes léproseries et d’autres de toutes pièces, comme l’hôpital de Ville-Evrard. Le problème des années 60, c’est qu’avec l’expérience de la guerre, l’expérience de la philosophie aidant, l’idée a fini par passer qu’un individu c’était aussi quelque chose de l’ordre de l’inconscient et qu’à partir du moment où on enfermait quelqu’un, on n’avait peut-être pas toutes les données pour pouvoir analyser son comportement. Au début, c’est la deuxième guerre qui nous apprend des choses : devant la montée du nazisme et les tentatives d’extermination visant le malade mental, certains directeurs d’hôpitaux et médecins ont vidé les hôpitaux psychiatriques - pas celui de Ville-Evrard en tout cas. À la fin de la guerre, on put faire un constat étrange : certains patients étaient morts de cette expérience, d’autres s’étaient intégrés et d’autres encore sont revenus tout simplement. À ce moment-là, on a découvert qu’il y avait peut-être une possibilité d’intégrer, même sans soigner. On s’est aperçu également que des gens isolés depuis très longtemps à l’intérieur d’une institution finissent par se modeler au modèle institutionnel et par créer une forme de pathologie nouvelle qui se greffe sur la pathologie initiale. Dans ce cas, on est incapable de dissocier ce qu’il en est de la pathologie d’origine - ce qui a amené le patient à l’hôpital -, de la pathologie provoquée par la ritualisation de leur vie dans l’institution et la normalisation définie par le traitement de la psychose.

Un autre élément important, c’est l’avènement dans les années 50, avec le Larieptil, des neuroleptiques en France. Ce médicament va pouvoir contenir le désordre psychique et maîtriser l’agitation psychomotrice. Ce qui était dangereux pour la société, c’est que le fou se débattait dans sa folie, il était dangereux, combatif. Ce médicament va combattre cet aspect du problème, par contre il a un énorme inconvénient, il crée des troubles secondaires : des plafonnements du regard, des gestes incontrôlés. Là aussi donc, il faut être très attentif à ce qu’il en est de la pathologie initiale et ce qu’il en est des médicaments qui eux-mêmes apportent un désordre d’expression. À partir du moment où ces médicaments arrivent, c’en est un peu fini de la violence initiale dans l’institution, celle qui engage à contenir un patient dans des limites acceptables, mais alors s’installe cette autre violence qui consiste à donner quelque chose à quelqu’un qui va quelque part lui couper l’expression physique. D’un autre côté, couper cette expression physique permet quand même l’émergence d’une parole : à partir du moment où il n’y a plus que le discours, le corps s’étant calmé, on peut enfin entendre quelque chose de l’ordre du discours fou sans en subir la violence. Donc, à partir des années 60, il y a cette idéologie qui se met en place qui affirme, que pour éviter que le patient prenne des attitudes institutionnelles et crée une nouvelle pathologie, il faut essayer de retrouver le chemin initial des soins, c’est-à-dire le milieu familial, le tissu social. Dans les années 60, on a inventé donc ce que l’on appelle la psychiatrie de secteur. Malheureusement, cette nouvelle politique visant à rapprocher le patient de son secteur d’origine et qui mettait ainsi en jeu une autre « idéologie de soin », est devenue au niveau de la loi, simplement un découpage géographique. Prenons le département 93, on l’a découpé en 16 zones géographiques qui font environ 100 000 habitants, chaque zone correspondant à un secteur d’origine. Ainsi, Ville-Evrard est un lieu sur le 93 dans lequel on soigne des patients du 93. Un autre point non négligeable, c’est le fait qu’il ait fallu attendre 1990 avant que la première circulaire légale de la psychiatrie de secteur soit ratifiée, alors qu’elle datait de 1960. Cela veut dire tout simplement qu’il y avait ceux qui étaient d’accord avec cette politique-là et ceux qui ne l’étaient pas et que le secteur subissait une sectorisation alimentant des idéologies de soins contradictoires. C’est un point important parce qu’il montre que soigner un malade ne dépend pas seulement de la qualité du soin, mais aussi de l’idéologie soignante de celui qui est responsable de « ce secteur-là ». À la tête de chacun de ces secteurs il y a un médecin-chef nommé par le ministère, et bien qu’il y ait un arsenal thérapeutique commun que sont les médicaments et les méthodes de soins, chacun les adapte en fonction de ses goûts propres, de sa philosophie, de ses idéologies politiques, de ses sentiments, ce qui fait que d’une localisation à une autre, un patient n’a pas du tout les mêmes soins. Un exemple précis : on prend telle commune et telle autre. Si on a une rue commune entre ces deux villes et qu’un patient habite du côté de la première, s’il est pris par les flics en état d’ébriété en faisant du scandale sur la voie publique, et qu’on décrète qu’il est malade, il risque de se retrouver au minimum 1 mois hospitalisé à Ville-Evrard sous surveillance médicale, généralement enfermé, privé de liberté. Si le même phénomène se produit sur le trottoir d’en face qui appartient à l’autre municipalité, au lieu de passer par le préfet, il sera hospitalisé dans un hôpital général où une équipe viendra le voir, et le soir même il sera chez lui, avec le suivi et les soins nécessaires. Voyez-vous l’importance que cela a au plan éthique cette disparité des philosophies ?

Alors, pour revenir à l’histoire, il est important de noter que tout le travail fait par certains secteurs depuis des années pour permettre au patient de vivre dehors, a eu pour conséquence de vider l’asile. On a distribué, à la suite, tout un équipement sur l’extra-hospitalier, pour des centres d’accueil et de crises par exemple, afin d’accueillir les gens, en leur évitant l’hospitalisation. Il y a une responsabilité morale et un soutien extraordinaire des équipes à l’extérieur de l’établissement pour soigner une partie de la population malade. Ce n’est pas un miracle si au lieu des 2000 patients qu’on avait à l’intérieur en 1960, on en soigne maintenant 16 000 avec les mêmes équipes sur l’extérieur et qu’il n’en reste plus que 400 à Ville-Evrard aujourd’hui.

Quand je parle des malades mentaux, je parle surtout du schizophrène, rarement d’autres pathologies. C’est une maladie bien précise qui touche quand même 1 % de la population. C’est la maladie la plus étrange, si on ose appeler ça maladie d’ailleurs, ce que l’on n’hésite pas à faire, mais moi, j’oserai appeler ça plutôt un état. Je dirai que l’on est schizophrène comme on est doué pour la musique. Le problème c’est que la schizophrénie fait souffrir, parce qu’il y a des entraves sociales qui font que ça fait souffrir. Je veux parler des contraintes, aller au travail, etc. Et puis, il y a toujours cet éternel combat entre ce qui relève de l’acquis et ce qui relève du génétique. Si on pouvait foutre la schizophrénie sur le dos d’un virus ou d’un gêne, ça arrangerait plein de gens, c’est bien plus commode de se dire que ce n’est pas de la faute de nos comportements sociaux si l’on induit chez certains individus une dissociation, mais que c’est induit par un caractère génétique.

LA RELATION SOIGNANT/SOIGNÉ - JEAN-JACQUES ET MOI

P.V.P. : Quelle est la situation du personnel soignant ? Pouvez-vous nous parler des relations soignants/soignés ?

M.M. : Une spécificité de notre travail d’infirmiers en psychiatrie, c’est de soigner des gens qui à la base ne sont pas d’accord pour considérer que ce qui leur arrive est un trouble. Quelqu’un qui entend dans sa tête à longueur de journée ces injonctions : « t’es un con, tu baises ta mère, tu... », il les entend effectivement. Pour lui ce n’est pas de la maladie, c’est la vérité. Ce n’est que lorsque ses troubles sont atténués par les médicaments, qu’il n’entend plus rien, que l’on peut alors lui désigner cet ensemble de signes comme de la maladie : « quand vous entendez votre papa vous parler alors qu’il est mort depuis 20 ans, quand vous voyez votre visage se déformer dans la glace, c’est de la maladie. »

Pour ce qui concerne les méthodes de soin, il y a des gens, par exemple, qui cherchent à soigner la maladie mentale par l’éducatif. L’idée est de rééduquer les malades à avoir des attitudes sociales de manière qu’ils fassent un compromis entre leurs symptômes et l’environnement, et qu’ils acceptent, à la suite, l’idée de vivre avec la maladie ou oublient leur partie malade, quelque part. On leur réapprend, à manger par exemple, en somme à faire des choses que généralement ils savent déjà faire, parce que la schizophrénie survient à l’adolescence, lorsque les acquis sont déjà là et que l’on sait déjà tout de la vie. Au moment où la sexualité se met en place, les troubles apparaissent : on n’a plus sommeil, on a envie de se casser dans la ville, on arrive pas à établir de véritables relations avec les filles ni avec les mecs, on entend des trucs qui commencent à parler. On commence à se dissocier, puis on déconne sérieusement et on souffre généralement, parce que derrière il y a la maman et le papa qui disent : « mais tu es fainéant, pourquoi tu ne te lèves pas ? Il ne veut jamais rien faire, il ne veut plus se laver, regarde-le, etc. »,, et toutes les pressions sociales se mettent en place pour contrer quelque chose, que l’on prend pour des troubles du caractère et qui sont de la maladie. Mais en ce qui concerne la schizophrénie, on aura beau tout faire au niveau pédagogique ou apprentissage, ça ne marche jamais. Il y a des gens qui perdent un temps terrible à essayer d’éduquer un schizophrène, un schizophrène ça ne s’éduque pas. Si l’on travaille uniquement dans cet esprit-là, on peut être sûr que le personnel va désespérer, il y aura toujours un sentiment de perte et du « ça sert à rien ». Par contre si l’on travaille le relationnel, avec l’idée d’environnement, avec des méthodes simples concernant ce que l’on appelle « les points d’ancrage dans la réalité », là ça marche bien. On arrive à avoir des psychotiques heureux, c’est-à-dire des gens qui ne souffrent pas trop de leurs troubles, qui ont toujours, certes, des idées et de comportements bizarres, qui ont très peu de revenus, mais qui arrivent à vivre leur vie en l’état. Cela demande aux soignants des connaissances particulières et une acceptation de cet état. Quand on a affaire d’une façon adulte à un malade mental, on est face à ce que l’on appelle l’être déraisonnable, qui n’a pas toute sa tête. Donc on a tendance à mettre notre raison à la place de la sienne. À ce moment-là on dit : « mais il faut qu’elle apprenne ! Cette bonne femme est toute la journée comme ça nue, à se balader, à baver ». Quoi ? Comment ? On veut lui apprendre à ne plus baver, à se rhabiller ? On oublie qu’à 18 ans elle s’habillait de façon pimpante, qu’elle mangeait normalement, qu’elle a eu son bac et qu’à la limite elle a fait première année d’institutrice. Ça on l’oublie et on se dit qu’on va lui réapprendre. Une question alors se pose d’évidence : qu’est-ce que soigner veut dire dès qu’il s’agit d’un psychotique ? Qu’est-ce que l’on va pouvoir engager dans cette relation ? Quel contenu, quelle pratique va-t-on pouvoir mettre dans le mot soin ?

Dans le domaine du comportemental, le modèle reste toujours présent : quelqu’un qui va servir de référence. On va apprendre quelque part à se faire aimer de quelqu’un qui est en grand danger, plein de méfiance vis-à-vis de l’environnement, quelqu’un qui s’enferme dans son carcan personnel pour n’avoir avec l’extérieur qu’un contact qui sera délirant, projetant et rejetant. Il faut comprendre le mécanisme du délire. Très schématiquement, le délire c’est ce que l’individu met en place comme système de protection contre les symptômes de sa maladie. Le délire c’est le premier moyen de défense qu’a trouvé l’autre. Lorsque la projection délirante est supprimée, le patient n’a plus rien à quoi se raccrocher. Il faut travailler avec ce facteur. Il y a des gens qui se retrouvent dans des situations où ils ne peuvent même plus toucher sans se mettre en danger, où ils ne connaissent plus les limites de leur corps. Et de plus, le sens qu’ils mettent dans tout ça n’a rien à voir avec ce qu’on y met nous. Une fois, engagé dans une activité avec un patient, je me promenais dans Paris avec lui. Il s’est arrangé pour marcher toujours à un mètre derrière moi, si je ralentissais il restait à un mètre derrière moi, sans dire un mot, rien du tout. Ça a duré ! On a été au cinéma, on est allé boire un coup, on est rentré. J’étais gonflé, gonflé ! J’en pouvais plus ! Il s’appelait Jean-Jacques. En rentrant je lui ai dit : « écoute Jean-Jacques, c’est insupportable, tu m’as fait passer une journée dégueulasse, mais vraiment tu ne bouges pas ! Imagine, tiens : j’étais avec toi dans la rue et je me fais écraser par un bus, qu’est-ce que tu aurais fait ? » Et il me répond : « bah, je me relève. » J’ai compris d’un seul coup que toute la journée Jean-Jacques avait été moi, donc il n’avait pas besoin d’être avec moi. Il n’avait même pas besoin de délirer, il était moi. C’est ça, cette espèce de projection.

Actuellement au niveau des soignants, il n’y a plus de spécificité de soin en psychiatrie. Que l’on soigne la rate ou la tête, c’est la même formation. Il n’y a plus de gens formés à nos pratiques. Maintenant, il y a des soignants qui sont souvent pleins de bonne volonté, seulement, ils ont dans la tête l’idée non pas d’une technicité relationnelle mais plutôt d’un plateau technique : des lieux propres, une belle blouse et des activités pour occuper les gens. Ce qui dévie complètement le processus de soin initial. Désormais, on va avoir des activités qui vont perdre ce sens profond de tisser un lien entre la personne du soignant et celle du soigné, elles vont redevenir tout bêtement des activités occupationnelles, comme faire de la pâte à modeler, écouter de la musique, etc. L’occupationnel, c’est mieux que rien, mais ça ne permet que de tuer le temps, de gagner du temps sur le temps à passer ici. C’est tout. Par contre, même si l’extérieur c’est dur et même nul, au moins, c’est une activité vraie. Dehors le patient a une toute petite pension, il faudra qu’il la gère, avec le risque que d’un seul coup il lui prenne l’envie de donner son argent à tout le monde. Avec ce genre de comportement on a affaire à des principes de réalité qui parfois valent mieux que l’espèce de principe d’irréalité que constitue l’hôpital psychiatrique où il peut arriver que l’on aille avec nos patients faire du cheval, du ski, du bateau à voile, que sais-je, encore. Que faire ? Il ne reste plus qu’à opérer un compromis entre les principes de réalité de l’existence à l’extérieur et les principes d’irréalité à l’hôpital.

LES COMPROMIS

P.V.P. :Les institutions qui ont en charge la santé mentale ne sont-elles pas trop coupées de la société globale ? Quel type de relations instaurer avec la société civile ? Ne pourrait-il pas y avoir un système de prévention dans les écoles ?

M.M. : Ça existe. Dès que tu as un enfant qui écrit mal, tu as la psychologue scolaire qui te dit : votre enfant écrit mal. Donc tu normalises, tu réapprends à ton enfant à bien écrire et après, ça lui permet comme ça d’évoluer gentiment et de devenir un instrument conforme aux désirs de la vie : être très bon quand il est bon en maths et très mauvais quand il est uniquement bon en françaisais et nul en maths. Ça sert à rien les psychologues. Ça sert, si tu veux, à dépister les enfants qui sont en dehors de la norme, c’est-à-dire que t’apprends toujours par le biais du psychologue scolaire que "ton enfant a un comportement bizarre, particulier". C’est plus inquiétant pour les parents qu’autre chose. Et alors, qu’est-ce que tu fais ? Tu l’emmènes dans un centre où ils vont recevoir des enfants à problèmes, et ton enfant qui est un peu bizarre en classe, il se retrouve confronté avec le petit mongol du coin. Alors là il va lui falloir être solide...


...L’INSTAURE LE PREMIER

Il a fini le lycée. Il entre à l’université. Il veut apprendre, mais autrement, il veut croire que ce sera différent, à présent

Il se présente à son premier cours, le professeur n’est pas là. Un autre jour, il se présente à son deuxième cours qui ne serait en fait que son premier cours, le professeur n’est toujours pas là. Un autre jour, il se présente à son troisième cours qui ne serait en fait que son premier, le professeur n’est toujours pas là.

Alors, il pense que ce doit être cela "l’autre" façon d’apprendre que de toute façon, il a le temps devant lui. Alors, il va rejoindre les autres étudiants qui ont compris depuis longtemps qu’il fallait profiter de sa jeunesse. Jeunesse dont ils croient profiter en abandonnant la recherche de leurs désirs.

Les professeurs contribuent donc à l’exclusion de leurs propres possibles.


M.M. : Quand il s’agit de faire un travail de « resocialisation » pour quelqu’un qui est complètement désocialisé, ça devient terrible. Souvent, la famille ça fait trente ans qu’elle s’est passée du patient, il n’y a plus alors de resocialisation possible. D’autre part à l’hôpital, il y a en jeu des notions de confort très importantes pour certains individus qui, à l’extérieur, « clochardiseraient » sûrement, parce que le social ne veut pas prendre en charge, sous prétexte de maladie mentale, des individus qui ne sont pas dangereux, seulement un petit peu dérangés mais qui surtout dérangent l’environnement immédiat. Donc on les garde ici sans leur apporter aucun soin, ils déambulent toute la journée dans Ville-Evrard. Le seul moyen que l’on a trouvé actuellement pour une réinsertion sociale, c’est qu’un patient à l’âge de la retraite puisse bénéficier d’une maison de retraite. Par contre, pour les patients qui sont moins sédentarisés, on se donne les moyens pour les réinsérer. Mais s’il n’y a pas de tissu social pour les accueillir, s’il n’y a pas la famille qui peut avoir un œil dessus ou que l’équipe n’a pas le temps de s’en occuper ou encore s’il n’y a pas d’effectifs suffisants pour assurer le suivi, alors, c’est assez catastrophique. La personnalité même de la plupart de nos patients font qu’ils se collent aux individus comme des poissons satellites. Vous savez le schizophrène c’est ça, ça n’a pas sa tête à soi, alors il y a quelqu’un qui passe et puis Pff ! (souffle)... ça va suivre un bout de chemin. Alors s’il a à faire à quelqu’un de douteux, l’autre va aller chez lui, bouffer ce qu’il a, et lui va se laisser faire... Il peut très bien être utilisé dans tous les sens du terme. Vous savez quand je dis violé, battu, ça arrive, aussi bien pour une femme que pour un homme. Il nous est arrivé de fermer leur appartement parce qu’il était squatté par tous les toxicos de la résidence... C’est ça la réalité. Vous savez, le pauvre petit mec dont on se sent responsable, on est bien obligé de le reprendre parce qu’il affole toute la population en se promenant à poil dans un centre commercial en appelant Adolf Hitler. Il n’est pas dangereux du tout, mais il a fait très peur, donc on nous le renvoie. On est toujours dans un compromis insatisfaisant par rapport à ce que l’on arrive à faire pour les malades. C’est quelque chose, qui est très grave, parce que si on avait les équipements suffisants au niveau infirmier pour les suivre dehors ce serait formidable (silence). En même temps, c’est très compliqué de suivre quelqu’un en lui laissant toute sa liberté. La plupart nous disent : « mais foutez-moi la paix, ça va, je vais bien ».. Ils font scandale, et toi, tu ne peux pas le ridiculiser devant tout le monde, ni l’attraper par le bras. C’est très compliqué, donc il faut retrouver des axes de négociation possible à partir desquels assurer un suivi discret. Le boulot c’est ça, la psychose on la porte, voilà : quand on baisse un bras elle retombe avec, si tu baisses les deux tu te la prends sur la gueule ! Quand on serre la main à un schizophrène, on en prend pour 20 ans, mais quand il arrive à nous quitter, on se fait du souci : « que devient-il ? » Mais moi, infirmier chef, j’affirme qu’on ne guérit pas la schizophrénie parce que ce n’est pas une maladie, je l’ai dit, c’est un état. Ce que l’on peut faire, c’est guérir l’environnement et rendre l’existence possible à travers les acquis obtenus dans cet environnement, en même temps que les médicaments atténuent l’effet des obstacles psychologiques que les entraves sociales multiplient pour le patient. C’est un peu compliqué, je veux dire par là que l’on ne peut pas tout faire, on ne peut pas redresser complètement la société pour intégrer un patient. Ce n’est pas à notre portée. En résumé, en soutenant, en donnant un petit peu de médicaments par-ci, un petit peu de soins par-là, on arrive à maintenir des gens à l’extérieur et à être fidèle à l’idéologie de Basaglia : renvoyer au social ce qui appartient au social et en même temps intégrer les malades, les déviants dans leur ville, dans la société. Dans une ville comme Bondy, par exemple, la maladie est très bien intégrée, on y voit effectivement des malades circulant en plein centre ville. Cela tient autant au travail extraordinaire de Baillon, le médecin-chef du 14e secteur, qu’au maire de la ville très sensibilisé à ces problèmes. Mais la question pour un maire n’est pas simple, elle se pose en ces termes : « est-ce que cela va faire bien dans le décor pour mes électeurs d’intégrer dans la ville des malades mentaux ? » Tu prends une petite ville pavillonnaire, tranquille avec des pépés et des mémés à revenus moyens et tu leur dis que tu vas faire un « centre de jour » juste à côté au n° 8 et que tu vas y mettre une vingtaine de toxicos et de psychotiques. Tu as aussitôt toute la rue... pff ! (souffle), pétition contre l’installation du désordre. Et sur ce point, je dois bien avouer que je suis en contradiction avec ce que j’affirme parce que, personnellement, si demain, retraité, mon voisin d’à côté me disait ça, je déménage. On est dans des contradictions permanentes. Non !, je ne veux pas me le cacher. Bien sûr, je travaille et je milite pour une société que moi-même je ne serais pas certain d’accepter si je ne connaissais pas un peu, au plan pratique, je veux dire, la réalité psychiatrique. Je ne supporterai sans doute pas ce que je demande au social de réaliser. Mais je continue. Je ne sais pas si cela vaut le coup (rire) d’être désespéré !

LA MISÈRE MENTALE

P.V.P. : Quel message, concernant les difficultés des populations touchées par la misère mentale entre autres, voudriez-vous faire passer aux jeunes : étudiants, apprentis, sans-travail ? Quel type de solidarité peut-on envisager ?

M.M : La « misère mentale », c’est un mot qui m’amuse bien et qui ne m’amuse plus. Enfin, disons que c’est là une expression un peu cynique, quoi ! Quand les nouveaux professionnels rejoignent nos pratiques, le malade mental ça fait peur. En plus, le travail en psychiatrie, c’est la dernière roue du carrosse. Ceux qui arrivent en psychiatrie actuellement ne sont pas ceux qui l’ont choisi. Le plus souvent, ils n’ont plus que cela. La plupart des gens n’ont pas tellement envie de travailler dans des services où ils vont se coltiner le Gugus beau gosse qui chie partout et la petite qui vient de se tailler les veines. Il faut déjà se dégager de toutes ces « contingences » avant d’avoir envie d’affronter la maladie elle-même. Par exemple, si tu n’es pas dans le métier, et qu’il t’arrive de te trouver dans le métro et de voir un mec qui est en train de faire du scandale, de gueuler fort, d’insulter tout le monde, tu te dis : « pourvu que ça ne tombe pas sur moi ». Et c’est vrai que tu n’oses pas de regarder, tu fuis son regard, il te fait peur.

Je n’ai pas grand espoir dans l’avenir si je pense à ce que l’on a pratiqué jusqu’à présent. Ce pourquoi j’ai travaillé et combattu pendant des années a quand même abouti à démontrer l’inefficacité et le scandale que constitue l’hospitalisation en psychiatrie, mais maintenant, on profite de ce constat pour ne plus rien faire. On n’en aura d’ailleurs bientôt plus les moyens. On se retrouvera alors dans un système à l’américaine dans lequel les psychotiques auront simplement une carte qui leur permettra de rentrer dans n’importe quelle pharmacie et d’avoir des médicaments. Quant au reste, ils dormiront sous les ponts, ils se démerderont, ils mourront. Si tu n’es pas assuré, tu n’as plus de protection sociale, plus de prise en charge, plus d’hôpitaux psychiatriques d’État, il n’y a que des hôpitaux privés. Nous ici, on vit encore dans le confort, mais on est train de se heurter à des modèles pas possibles.

La conséquence de l’application d’une "pensée sauvage" à la personne est toujours de dissocier le symptôme de la personne. Et afin de parvenir à ce but - rompre tout lien qui pourrait unir le symptôme à la personne - toutes les "pensées sauvages" que je connais recourent à un même grand principe : l’attribution d’une intentionnalité à l’invisible.(Tobie Nathan et Isabelle Stengers in Médecins et sorciers, Les empêcheurs de tourner en rond),

Enfin, ce que je voudrais faire comprendre, c’est que la misère mentale est de la misère mentale parce que les entraves sociales en font de la misère mentale. Mais quand on y met d’autres mots, d’autres critères, cela pourrait être de la richesse, la richesse mentale, pourquoi pas ? Parce qu’il y a effectivement des éléments de richesse dans les témoignages que nous apportent la plupart des gens qui ont souffert. Par exemple Artaud, c’était quelqu’un d’effectivement malade, il y a des moments dans ses écrits où l’on peut dire qu’il est complètement fou par rapport aux normes de qui en juge. Mais tout ça se pose par rapport à nos critères sociaux. Peut-être, faudrait-il mettre aussi ces normes, ces critères en cause. Mais si on ne les met pas en cause, si l’on se sent obligé de se référer à la norme, le normal va être ce que je pense et ce que pensent la plupart des gens. Il n’empêche que quand Artaud dit certaines choses, on soit bien obligé de considérer que c’est de la poésie et que son témoignage reste très précieux pour l’évolution de l’homme, pour la compréhension de l’autre. La maladie mentale, quand on daigne s’y intéresser, l’écouter, quand on daigne ne pas juger, ne pas l’utiliser, c’est... (il s’arrête et reprend aussitôt) je dois dire, j’en ai tout appris personnellement et je ne suis pas le seul. Oui, ils nous apprennent tout de la vie, ils nous obligent à réfléchir de façon intense. Ils n’ont que ça à faire, « travailler du chapeau ». La plupart des gens qui souffrent, t’apprennent énormément si tu les écoutes. Alors c’est peut-être une façon aussi de concevoir que ce travail-là est socialement des plus utiles. Il faudrait considérer que l’on ne verse pas une allocation à des handicapés adultes mais un salaire qui les rémunère de l’extraordinaire travail qu’ils font pour nous. Il y a bien des cénobites, certains prêtres qui vivent dans des monastères et qui prient pour la survie de la terre, ma foi on pourrait dire que c’est aussi de la folie. Croire en Dieu par exemple, c’est quoi ? Pour moi, quelque part, c’est délirer. Bon, c’est aussi une projection, en tout cas, ça pourrait tout à fait être considéré comme tel. Croire en l’existence d’un être suprême, en un type qui a marché sur l’eau, transformé quelques petits pains en abondance de nourriture... enfin, c’est complètement fou ! Non ? Et pourtant, il existe des chrétiens qui y croient. Mais on ne va pas détruire cette idéologie-là pour autant. Eh bien !, de la même façon, quand tu finis par comprendre de quelqu’un, que lorsqu’il se promène, il sauve le monde en aspirant tous les miasmes de la terre, qu’il lui faut faire un effort extraordinaire au point qu’il en est tout gonflé, que tous ses os, tout a pris du poids, que sa cage thoracique s’est transformée, qu’il n’a plus de dents, qu’il est devenu un aspirateur universel à miasmes et que tout son corps est devenu cet objet extraordinaire (il inspire fort), et qu’il passe sa vie à faire ça et qu’il est enfermé pour ça, eh bien ! moi, je trouve qu’on devrait le payer. Il mérite une reconnaissance sociale extraordinaire pour l’effort qu’il fait, et qui n’est pas, à mon sens, plus fou que ce que font des gens à l’église en train de prier pour la survie du monde.



La musique d’ascenseur est descendue dans le métro

...la musique d’ascenseur est descendue dans le métro. Des haut-parleurs diffusent un « jazz de water », sans couleur, cela va sans dire. A cela se rajoute un petit orchestre symphonique de cinq violons et de trois contrebasses, en haut de l’escalator, en bas, un aveugle joue du synthétiseur avec une boite à rythme. Les haut-parleurs, qui dominent dès que le murmure des conversations s’estompe un peu, sont pris d’assaut régulièrement (environ toutes les quatre minutes) par une voix de chef de station : « Un train va entrer en gare, pour votre sécurité, veuillez vous tenir en retrait de la bordure de quai ».

Il y en a qui font la musique sans savoir ce qu’ils font. Qu’ils ne s’étonnent pas alors si leur musique finit dans les ascenseurs.

Nous vivons dans un monde saturé. On surenchérit avec la musique, avec des rythmes constants qui font taper du pied sans penser. C’est ce qui se passe, tout le monde tape plus ou moins du pied, du doigt, au tempo du Jazz fadasse. Non, j’en vois qui tapent du pied autrement, la plupart de ceux-là ont un walkman sur les oreilles. Cette voix sérieuse qui prend la parole toutes les fois qu’il y a un train est vraiment une rengaine, pénible, une chanson qui n’a pas de fin. Il doit faire ça depuis une heure, c’est douloureux, cela s’entend dans sa voix. Il le dit légèrement différemment, cherche le ton, parfois il souffle, il s’énerve en désignant un problème dans la voiture 2 (ou 4 ou à l’arrière) au moment de la fermeture des portes. Je ne peux dire quel est cet air que j’entends, je le connais, le problème c’est que je suis incapable de dire si c’est Mozart ou Herbert Léonard. C’est, sans aucun doute, une falsification d’un air connu à l’orgue électronique. Je suis peut-être le seul à me poser cette question, c’est que tout le monde s’en fout. Je monte l’escalator, là c’est sûr, c’est Vivaldi Les quatre saisons, le groupe de cordes joue en demi-cercle, ils sont sept, ils regardent le plafond en jouant, parfois tournent la partition. J’ai toujours été frappé par la non-implication du corps chez les musiciens classiques jusqu’à l’absence de bras et de jambes dans la représentation de marbre de Schubert, Beethoven etc. Seul le buste suffit pour faire de la musique classique, c’est tout dans la tête. Cette station (Opéra) est un lieu d’attente où des centaines, voire des milliers d’individus marchent de leurs deux jambes, la tête dans un nuage sonore. L’objectif de la RATP, qui sans aucun doute clamerait qu’elle aime la musique, ne serait-il pas le somnambulisme du voyageur ?

Station Nation, Paris : bancs/alcôves séparés

C’est que la musique d’ascenseur dans le métro m’apparaît créer une situation irréelle dans une réalité tout à fait quotidienne : voici des voyageurs plongés dans un bain de douceries musicales qui rappelle sans équivoque le canapé près du téléfilm. Un confort irréel dans le contexte du métro mais où voyageurs, policiers s’inscrivent comme des comédiens dans un film que personne ne peut zapper. Cela me rappelle un célèbre feuilleton des années 60 : Le prisonnier où les individus s’appelaient par des numéros. Tous ces numéros vivaient dans un village artificiel où ils recréaient une vie. Le héros cherchait sans cesse à s’échapper. Seul... son meilleur ami, le silence, était là aussi très rare. La RATP parle d’« esprit libre », pas du corps. Chercherait-on à humaniser le métro en interdisant le vivant ? Même le petit orchestre interprétant Vivaldi, qui avait au moins le bénéfice d’être formé de musiciens vivants, ne peut s’empêcher maintenant d’utiliser un magnétophone pour envoyer des voix « genre opéra », ils jouent par-dessus. Les gens mettent des pièces dans un chapeau. C’est qu’il y a ici impossibilité de répondre à ce qui se joue. Existe-t-il un intérêt à combler les silences ? A qui profiteraient-ils s’ils existaient ? Il y a dans le silence un degré zéro de quelque chose qui va commencer. Ici, il n’est pas question de commencer mais de continuer.

Où l’on voit les agents de la Régie Nantaise des Transports Publics prendre des responsabilités.
"Un ghanéen en situation irrégulière devrait être reconduit à la frontière après son « interpellation » par des contrôleurs de bus qui ont poussé le zèle jusqu’à le livrer à la gendarmerie." Libération, samedi 24 juin 1995)


Le désarroi n’est pas un dû mais une pratique. (Entendu dans le métro) un vendeur d’un journal de rue :
"Dépêchez-vous ! Mieux vaut l’acheter que le vendre."


Je me suis renseigné quelque peu sur cette musique omniprésente maintenant dans les stations, c’est qu’elle est le maillon important d’un vaste plan de sécurisation du métro, un contrôleur me dit : « Oui, à 6h du matin les gens sont bien contents d’avoir une petite note d’ambiance, c’est sécurisant », « c’est en général une musique calme et agréable ».. Il me dit aussi qu’à son goût, il préférerait du rock mais c’est trop rapide. Il est vrai, j’ai vérifié, que les tempos des bandes son du métro sont environ à 40 ou 60 à la noire, c’est-à-dire qu’ils correspondent aux battements du cœur en état de relaxation. Les sonorités percutantes sont évitées au profit de violons, saxophones, synthétiseurs suaves. Il me dit aussi que la musique varie selon les horaires de la journée. A croire qu’elle varie selon la fréquence des rames de métro, là c’est très lent, c’est la grève.

Il y a surcharge de toutes parts, il y a comme un grondement étouffé aussi, les gens n’osent pas dire leur bonheur de voir tant de confort partagé, de la musique pour tous, des messages de sécurité rien que pour eux, « à l’ouverture des portes, veuillez laisser descendre avant de monter »,des kiosques à journaux, à chocolats, des téléphones à portée de la main... Et puis mince, il y en a un là qui demande un franc, il est sale, il pue. Mais il n’est pas question de dire qu’il vit là, dans le fond d’un trou à rat.

Non, ici, voyons il n’y a pas de fond, il n’y a pas de hauts ni de bas non plus, c’est le nivellement sonore commun à tous. Cette musique, c’est comme un coup de peinture pour recouvrir les aspérités de la vie.

P.S. : J’étais tout à l’heure dans un tout autre endroit, le Quick du parc de la Villette, car je sortais du Salon de l’Étudiant à la Grande Halle. La musique là-bas empeste le burger, elle n’est là que pour accommoder. Cela me faisait penser à cette expression dans les fêtes d’étudiants, pour monter le volume d’un morceau, quelqu’un crie, joyeux : « vas-y, mets la sauce ! »



APPEL pour des ÉTATS DU DEVENIR

- une crise économique longue, touchant directement le système de production pris dans un engrenage continu de « restructurations des entreprises », qui ne font qu’alimenter le chômage.
- une crise du marché : les responsables mondiaux de l’économie essayent de passer d’un système de production et de consommation de masse à un marché qui vise « la qualité », mais en même temps ces mêmes responsables semblent se désintéresser complètement du développement de la qualité des êtres humains eux-mêmes, qui seule est en mesure d’assurer la prospérité de ce marché.
- une crise de la formation : elle se traduit, surtout par l’inadaptation des études et de la formation en général aux besoins tant du monde de la production que de la société.
une crise morale : absence d’objectifs de vie, affirmation des idéologies rétro ; retour aux intégrismes religieux et aux nationalismes.
- une crise de civilisation : le manque de projets à long terme, la tendance à renoncer au nom de la rigueur à la recherche fondamentale qui seule assure l’essor de toute civilisation, réduit la vie de chacun au seul souci du lendemain.

Voilà la politique que le monde industriel avancé, soutenu au départ (les années 80) par une idéologie ultra-libérale, puis par un social-libéralisme mou (tendance des années 90) laissent s’installer au nom d’un moindre mal. Pour nous au contraire il n’y a rien de pire.

Quand nous appelons à la résistance, nous pensons qu’elle ne pourra s’engager qu’à partir de la réappropriation de ces problèmes par l’ensemble des citoyens. Nous n’aurons d’avenir que celui que nous ferons. Ne nous laissons surtout pas imposer « un présent qui n’a aucun avenir », par là c’est nous-mêmes que nous sacrifions. LE DEVENIR est la question fondamentale qui se pose maintenant à tous et partout.

Nous nous sommes souvenus des « CAHIERS DE DOLÉANCES » qui ont précédé les « ÉTATS GÉNÉRAUX » de mai 1789. Nous nous sommes convaincus que l’élaboration « d’ACTES DU DEVENIR » (voir N.B. ci-dessous) par tous ceux qui ne veulent pas renoncer à se donner un avenir, pourrait déboucher d’une manière ou d’une autre, sous une forme à déterminer, à des ÉTATS DU DEVENIR.

Nous appelons d’ores et déjà toutes les personnes, individus, groupes, associations, organisations, mini-communautés impliquées dans le monde du travail, de l’enseignement, tous ceux émargés, exclus, à se retrouver pour donner consistance à ces « Actes du Devenir ».

Nous pensons dans un premier temps que ce projet pourrait s’organiser, peu à peu, d’une manière tout à fait informelle, laissant ainsi aux intervenants le soin « de faire mouvement ». « Faire mouvement » incite à ne pas s’engager sur le terrain nauséabond de la politique politicienne et à essayer de s’organiser sans être prisonnier d’une organisation préalable. Sur cette ligne, nous proposons maintenant,

d’une part, une adhésion, des individus, des groupes, associations, mini-communautés à cette initiative,
d’autre part à se rencontrer à travers des réunions de travail et toutes autres formes d’expression susceptibles de manifester les potentialités et les initiatives propres aux individus et aux groupes.
Nota Bene : Les « actes du devenir » pourraient se manifester à travers les expressions propres à chacun, qu’il s’agisse de la rédaction de « cahiers » (en référence aux « cahiers de doléances ») ou de l’utilisation de différents modes et moyens d’expression : plastiques, audiovisuels, informatiques, la théâtralité et autres formes de langage social ou culturel, sans oublier les espaces de la recherche scientifique et technologique.



Sortir de l’injonction consensuelle

La crise perdurant, une sorte d’évidence dramatique s’impose à beaucoup : nous ne pouvons plus compter sur personne. Les étudiants pensent qu’ils ont peu à espérer de l’université pour les préparer à un métier, les employés ne peuvent plus compter sur l’industrie pour créer des emplois, une grande partie de l’opinion ne se fait guère d’illusions sur les capacités des gouvernants à gérer les affaires et les salariés sentent bien qu’ils ne peuvent plus compter sur l’État Providence. Combien de temps encore pouvons-nous espérer qu’un RMI ou autre « machin providentiel » pourront aider les plus démunis à survivre, maintenus artificiellement au seuil de pauvreté ? Pour la première fois depuis le début de ce siècle, la génération future vivra moins bien que celle de ses parents. La croissance économique et l’essor social se sont arrêtés. Pas un économiste qui ne l’atteste : la reprise, quelle que soit son importance, ne produira pas d’emplois. Une under-class ne cesse de s’installer partout. Un enfant sur trois se trouve sous le seuil de pauvreté en Grande-Bretagne, 10 % des enfants ne mangent pas à leur faim aux États-Unis. Et en France ? Le futur ne s’annonce pas rose, sans doute. Malgré tout, les choses dépendent aussi de nous. C’est une vérité qu’il ne faut pas oublier : l’avenir sera ce que nous en ferons. Il y va de notre responsabilité. Vous dites responsabilité ? Regardons cela d’un peu plus près.

Dans l’article « L’homme disqualifié », qui paraît dans ce même numéro, Marc’O décrit comment l’homme de « la deuxième période industrielle » en est arrivé à ne pouvoir s’exprimer qu’en « interprète ». Les hommes de cette période implicitement soumis à des organisations, qui en contrepartie les prenaient en charge, se voient maintenant « invités » à assumer des responsabilités dans le cadre de « team work », sommés de s’auto-organiser, obligés à des formations continues et poussées, contraints d’évoluer avec la transformation de plus en plus rapide des métiers. Bref, le monde a besoin d’acteurs, aujourd’hui, pas d’interprètes. L’auteur laisse profiler un projet de société radicalement nouveau, un projet qui peut définir un sens possible du changement. C’est notamment sur ces considérations que je m’appuierai pour essayer d’épingler quelques problématiques se rapportant au comportement d’interprète, comportement qui se révèle, aujourd’hui, le principal obstacle à un changement véritable. Comment, entre autres, soutenir les efforts d’adaptation au changement qui nous sont demandés ? Efforts énormes, puisqu’ils touchent directement notre transformation en tant qu’individus dans le cadre de la société.

L’INJONCTION CONSENSUELLE

Je me servirai, pour développer mon propos, de cette expression : « l’injonction consensuelle ». De quoi s’agit-il ?

Il s’agit bien d’une injonction que la logique du passé continue à imposer à la pensée d’aujourd’hui, une injonction qui invite à se soumettre à « l’état des choses », prescrivant, de fait, un consensus mou (celui des silencieux) qui conduit à accepter comme inévitables toutes les conséquences quelles qu’elles soient de l’ultra-libéralisme des pays occidentaux. C’est là en fait toute une logique et cette logique énonce : les choses étant ce qu’elles sont, il ne reste qu’à s’y soumettre. Nous n’y pouvons rien. N’y pouvant rien, chacun se dit : ce n’est pas ma faute. Toute une mentalité s’est développée à travers cette logique, logique dont il est aujourd’hui difficile de sortir.

Le développement très important de la bureaucratie dans l’organisation du travail, au cours de ce XXe siècle n’y est sans doute pas pour rien. Je voudrais à ce propos citer deux remarques de M. Lobrot :

« Elle (la bureaucratie) se définit par le fait, qu’elle administre une ou plusieurs collectivités. (...) La conséquence évidente est que les administrés se trouvent dépouillés de tout pouvoir humain essentiel : celui de décider, de s’organiser eux-mêmes, de choisir, de communiquer, etc. Ils sont réduits à être des "choses" : exécutants plus ou moins passifs, rouages dans une machine, instruments matériels. »
« La bureaucratie est elle-même une organisation. Elle est en effet excessivement hiérarchisée. Elle l’est tellement que les responsables sont toujours renvoyés à un supérieur hiérarchique et finalement à l’autorité supérieure, qui accuse toujours les instances inférieures lorsqu’il y a un dysfonctionnement quelconque. (...) Le fractionnement permet d’échapper aux accusations et aux mises in question : on peut toujours dire que c’est "l’autre". » (La Pédagogie institutionnelle, Éd. Gauthier Villars - Hommes et organisation)


- Vous êtes jeunes, vous avez bien le temps...

- Le temps de quoi ?

- Le temps de vivre. Écoutez les pleurs du poète : « Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard ».

- Nous n’acceptons pas cette fatalité que chante tristement le poète. Quand le poète pleure, il pleure sur notre résignation. En vérité, il crie : « La vie n’attend pas d’être vécue, autrement, oui, il est déjà trop tard. »

- Trop tard, c’est quoi ?

- Trop tard c’est lorsque l’on s’est laissé déposséder de son présent.

Le présent est un présent du ciel. C’est la vie même. Etre présent dans son présent est la condition d’existence. C’set le bien le plus précieux, parce que c’est notre seul bien. Ne t’en laisse déposséder. Demain ce sera trop tard. Trop tard. Nous serons vieux, si vieux que nous ne nous souviendrons même pas de notre jeunesse. Alors nous la haïrons, c’est comme cela que se fabriquent les tristes anti-jeunes. Ne soyons pas de ceux qui aboieront, demain, une carabine à la main : Taisez-vous, les jeunes, ne faites pas chier !


DIALOGUE DE SOURDS

Nous sommes élevés, enracinés, moulés, sculptés par la culture de la bureaucratie. Il nous est extrêmement difficile d’échapper à son emprise. L’hégémonie du système Taylor, qui repose sur l’organisation hiérarchique des bureaux, a modelé notre mode même de penser à travers cette prescription réitérée : « c’est la faute de l’autre ». Ce constat m’amène à soutenir que la bureaucratie, aujourd’hui, nourrit pour une large part le retard des mentalités. Sans doute, cette idée reçue et têtue que c’est toujours « la faute de l’autre » arrange tout le monde, puisque le fait même qu’il y ait quelque part un coupable, évite à chacun de poser la question redoutable de la responsabilité et à la suite de l’autonomie. En fin de compte, cet « autre » est un terme bien commode pour « tout » désigner, soit n’importe quoi et par conséquent, n’importe qui. L’autre ne s’impose que pour évacuer la responsabilité. Tout compte fait, l’autre c’est qui ? L’université, l’entreprise, la famille, le système social ou politique ? L’esprit bureaucratique, lui-même, tant vilipendé, quand il nous persécute, mais si commode quand on peut en profiter ? Ces questions, bien sûr, on préfère les occulter. Elles sont trop sans dangereuses.

On invoque alors la tolérance. Faut être tolérant. Point à la ligne. La tolérance, après tout, si l’on ne précise pas ses visées, est aussi une manière de ne pas s’engager, ou de ne pas avoir d’opinion ou encore, si l’on en a une, de la garder pour soi. L’expression « c’est cool ! » évoque parfaitement ce sens négatif qu’implique aussi le terme « tolérance ». Malheureusement, les choses ne sont pas cool du tout et tolérer « l’état des choses », qui génère du malheur, de la misère, de l’injustice, de l’exclusion, n’est en rien acceptable.

Je ne veux pas mettre en cause le concept même de consensus, il est, certes, nécessaire aux bonnes relations entre humains. Mais ce que je rejette avec la plus grande énergie, c’est l’idée « apriorique » d’un consensus obligé qui irait de soi, c’est l’identification du consensus avec l’idée de status quo, avec la légitimation d’un « modus vivendi » ne tenant compte ni des problématiques, ni des enjeux qu’impliquent toute activité, toute relation humaine. En la circonstance, je me sens plutôt encline à identifier « l’injonction consensuelle » à un type de publicité qui vise, en même temps que la promotion d’un produit, à programmer un comportement de consommateur passif en vue d’un nivellement du goût à travers des normes présentées comme idéales. Les interventions continuelles de la publicité maintiennent l’opinion publique dans un état d’esprit, la disposant à accepter passivement les choses telles quelles. Le conditionnement publicitaire est préalablement nécessaire pour assurer la consommation de masse, alimentant, de fait, une sorte de « routine injonctive », si l’on veut bien me permettre l’expression, qui, le besoin de consommation assuré, alimentera ce consensus mou dans lequel s’enlise tout espoir de construire un monde autre.

Toujours au nom de ce consensus très, très mou, « l’évitement de tout ce qui prend la tête » (le politique, le social, la culture et autres) se constitue tout naturellement en mode d’être, un mode de non-expression qui alimente la non-écoute. La non-écoute c’est ce qui rentre par une oreille et sort aussitôt par l’autre, poussé par un son de cloche tout aussi cloche que celui qu’il chasse. En tout cas, cette activité si courue de se faire, cahin-caha, cahoter par les bruits continus d’un monde qui a perdu son oreille musicale, se révèle une « bonne excuse » pour se conformer à la norme consensuelle qui s’affiche toujours sous la forme de son spectacle : un morne spectacle qui nous accompagne partout, dans toutes les salles de divertissement, dans la cuisine ou la salle à manger devant la télé, nous masquant, au jour le jour passé à glander, les hors-champ de la vie (la vraie, celle à vivre), nous rejetant dans toutes les salles des pas perdus et des occasions gâchées. Pas de problème, les débatteurs politiques débattent à notre place, tous les mercredi et les jeudi, voire le lundi et le mardi, mais jamais le dimanche et surtout pas le samedi soir.

Qui aurait pu s’imaginer, il y a quinze ans, de pouvoir accepter ce qui nous apparaît aujourd’hui quasiment normal ? Normales, une réalité sans consistance, une démocratie sans visée, se confondant elle-même avec les « objets de désir qu’elle a engendré », une démocratie prescrivant de soi d’ignorer ses dérives, réduisant au rang de voyeur le citoyen-témoin qui assiste, persuadé de son impuissance, à la détresse de son voisin ? Normales ? En tout cas consensuelles. « Ces êtres normalisés », qui ne se sentent touchés que par leur propre malheur, tous, nous en faisons partie aussi, ne l’oublions pas, mais surtout ne nous en vantons pas.

Ne vaudrait-il pas mieux commencer par rejeter ce type de consensus, ne serait-ce que pour inventer les opportunités d’un consensus visant de toutes autres intentions ? Et pour ce faire, j’avancerai qu’il nous faut introduire une autre idée du présent, de la démocratie, une autre idée de l’autre autant qu’un autre type d’idée, qu’elle se rapporte à nous-mêmes ou à la responsabilité qui nous incombe pour la faire vivre. Bien sûr, il faut y mettre du sien, s’impliquer. Le présent commence avec la conception d’un projet qui n’est qu’à le faire devenir, demain. L’astrophysicien Reeves énonce cela parfaitement :

« Nous sommes l’un des fruits d’une évolution qui dure depuis quinze milliards d’années. Mais il se trouve que nous faisons partie des générations qui vont décider du sens de cette évolution. D’ici cinquante ans, on saura si l’humanité est capable de gérer sa puissance. Il s’agit d’un chapitre inédit de l’histoire du monde, de l’histoire de la complexité. » (Hubert Reeves, revue BIC N° 27/1995/1.)
C’est pour ce monde en danger, c’est-à-dire sans devenir, qu’il s’agit, désormais, de réserver notre sollicitude. Il dépend de nous, seulement de nous, et il faut bien se mettre dans la tête que personne ne le fera à notre place.

POUR UN MONDE QUI AIT UN DEVENIR

Bien sûr, pour s’offrir une vision d’un monde qui ait un devenir, il faut d’abord concevoir ce devenir. Pour cela, nous nous trouvons tout de suite obligés de changer tant notre système de représentation habituel que notre comportement. Mais attention !, n’oublions pas que changer c’est d’abord changer les critères qui évaluent les changements ; c’est changer de phase et à la suite chercher un tout autre sens à la vie ; appelons cela : activité de devenir.

Je disais, au début, que l’organisation bureaucratique repose sur l’évacuation constante de la notion de « responsabilité ». La bureaucratie entretient l’idée que « le milieu » détermine le comportement de l’homme, et ceci dans un « étant-là » considéré comme immuable. Cela alimente, certes, les métaphores de l’absurdité bureaucratique, chères à Kafka, mais par ailleurs, cette conviction ancre en chacun de nous le sentiment que ce « milieu absurde » est une fatalité à laquelle personne ne peut échapper.

Sans doute, pourrions-nous essayer de nous penser autrement. Penser que le milieu n’est pas un « étant-là immuable » sur lequel l’homme ne peut infléchir, milieu auquel tout simplement il n’aurait qu’à s’adapter. On pourrait, par exemple, le considérer comme un contexte donné dans lequel le citoyen, à travers son activité, fait émerger un autre environnement. À propos de la relation entre les êtres vivants (notamment les molécules avec l’environnement) H. Maturana et F. Varela écrivent dans le livre L’arbre de la connaissance :

« (...) nous avons distingué deux structures opérationnellement indépendantes l’une de l’autre : l’être vivant et son environnement. Entre eux s’établit une congruence structurale indispensable (ou alors l’unité disparaît). Lors des interactions entre l’être vivant et son environnement au sein de cette congruence structurale, les perturbations de l’environnement ne déterminent pas ce qui survient à l’être vivant ; c’est plutôt la structure de l’être vivant qui détermine les changements qui s’y produisent. Cette interaction n’est pas de nature instructive, car elle ne détermine pas quels seront ses effets. D’où, notre usage de l’expression « déclencher un effet ». (...) Il en va de même pour l’environnement : l’être vivant est une source de perturbations et non pas d’instructions. »

"10 % des enfants nord-américains ne mangent pas à leur faim à cause de la pauvreté de leurs parents, selon une étude réalisée par le Centre de recherche et d’action sur l’alimentation, et rendue publique mercredi. Sur les 45 millions d’enfants de moins de 12 ans, près de 4 milliond d’entre eux vont se coucher l’estomac vide, sautent des repas ou ne mangent pas assez parce que leurs parents manquent d’argent ou n’ont pas de tickets alimentaires." (Libération, 22./23. juillet 1995). L’information est amère, elle est tombée au moment même où les États-Unis commémoraient en grande pompe le cinquantième anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale. En un jour d’août 1945, Truman fêtant la victoire rappelait que le président Roosevelt avec le New Deal avait promis que plus un seul enfant aux États-Unis ne devrait avoir faim ; il concluait, qu’en ce jour de triomphe "parole avait été tenu". Cinquante ans plus tard...

Avec cette citation, je voudrais rappeler la notion de « déclencheur » (shifter), que l’être vivant joue par rapport à son environnement, son milieu. Si l’on s’en tient au fait que l’être vivant est l’homme et si l’environnement représente, en la circonstance, la société tout entière, l’on pourra alors constater que les cellules que nous sommes métaphoriquement ne cessent d’interagir avec l’environnement. En conséquence il faut se demander : au plan social et politique, qu’est-ce qui nous a écarté de ce comportement si « naturel » ? Comment dégager une représentation réelle et claire de l’interaction citoyen/société, une représentation qui nous dévoile des sources de perturbations nous permettant, à la suite, de découvrir quels pourraient être les éléments modificateurs de cette société ?

Pour bien mettre au point la représentation que nous avons de « notre position dans le jeu de l’histoire », il faut nous construire une vision de nous-mêmes impliqués dans un « rapport actif » avec les autres. Comprendre en quoi consiste le rôle de l’être humain dans le milieu où il agit (celui du travail et du social) n’est possible que dans la mesure où son activité pour produire cette connaissance (ce qu’on appelle la compréhension) l’amène à se considérer comme « un acteur » à part entière de la vie de ce milieu. J’ai employé sciemment l’expression « produire cette connaissance » pour indiquer que la connaissance n’est pas seulement un déjà-là, mais surtout une mise en cause de ce déjà-là, une activité qui produit de la connaissance, et par là, modifie milieu et environnement. Voilà comment la responsabilité de l’homme se trouve engagée.

Tout ceci pour dire que, concevoir aujourd’hui un projet pour un monde qui n’en a pas, nous oblige à « penser » le changement en acte comme un acte de production de la connaissance que nous avons de nous-mêmes, de notre comportement. Pour paraphraser F. Varela : établir une congruence structurale avec notre environnement, nous demande d’assumer les conséquences de nos actes, c’est cela la responsabilité. Reste la question : comment penser cela aujourd’hui ?

La première prise de position qui s’impose alors est évidente : ce n’est plus l’autre ou la fatalité, le responsable de ma vie, c’est moi. Très prosaïquement, cela signifie : se prendre en charge, c’est-à-dire faire ce que nul, aucun autre, ne peut, et surtout ne fera à ma place. Une conséquence immédiate en découle : compter sur soi-même nous pousse à développer notre personnalité afin d’en faire le meilleur instrument pour affronter l’instabilité des temps. Si je ne peux plus compter sur l’autre, je dois donc avant tout apprendre à être responsable, à compter sur moi.

N’oublions pas qu’à l’origine, le mot responsable veut dire « répondre de ses actes ». Cette définition évoque l’individu s’engageant à inventer son action pour exister, ce qui le conduit inévitablement à tout faire pour modifier son environnement. « L’homme unidimensionnel », irresponsable n’a plus sa place dans la société, même si cette dernière laisse en place l’organisation qui l’a réduit à cet état d’irresponsabilité chronique. Sortir de cette « contrainte paradoxale » : « sois différent, mais comme les autres », n’est certes pas une entreprise aisée. C’est, ni plus ni moins, s’engager à changer de comportement dans le cadre d’une culture qui, au contraire, annihilant tout comportement nouveau, a tôt fait de le dénoncer comme « comportement déviant ».

Évitons donc de chercher « de nouvelles bonnes solutions », astreignons-nous plutôt à changer de questions et de comportements : « expérimentons le changement » en commençant par revendiquer - pas seulement pour le spécialiste mais pour le citoyen - « le droit à l’expérimentation ». Peut-être alors pourrons-nous apprendre à comprendre le changement.

LES ÉTATS DU DEVENIR

Les propositions faites dans le n° 3 des Périphériques pour la réalisation des États du Devenir introduisent une problématique de cet ordre. Elles s’adressent à chaque individu en tant que citoyen responsable, individu distinct et en même temps partie prenante de la société, un citoyen porteur d’analyses critiques autant que de propositions, décidé à rejeter toute exhortation politique reposant sur « l’adhésion passive », ferait-elle référence aux meilleures idées du monde. Il convient au contraire d’y mettre du sien, c’est-à-dire pour chacun, d’engager sa différence. À coup sûr, pour que le projet des États du Devenir puisse faire avancer significativement la démocratie, il devra offrir à chaque citoyen, groupe, collectivité ou mini-communauté, tant au plan économique, social que culturel, les possibilités, les moyens, les instruments nécessaires susceptibles de les amener à faire acte de responsabilité, les incitant à abandonner toute forme de critique manifestant sa seule réprobation, pour une critique visant un projet. Sous un autre aspect, s’engager dans ce projet des États du Devenir, soulève des questions primordiales, entre autres celles-ci : si tu penses pouvoir changer l’état des choses, que voudrais-tu exactement changer ? Comment ? Et surtout : jusqu’où es-tu prêt à t’engager pour produire ce changement ? Il place, d’autre part, le citoyen face à une double obligation, personnelle (son comportement) et collective (son comportement dans un ensemble).

À ce point, un problème crucial se présente d’évidence : quel type d’apprentissage s’impose alors ? Nul doute qu’il est à inventer, fruit de la recherche et du travail, d’une auto-formation à laquelle l’expérimentation devra donner espace et vie. Plus que de l’invention d’un nouveau type d’apprentissage, c’est de la mise au point d’un système logique exprimant la relation production/recherche/formation dont il faudrait parler. Mais pour s’engager sur cette voie, si nous voulons vraiment sortir de cette crise, il va falloir commencer par bien se persuader que chacun de nous peut peser plus qu’il ne le croit sur lui-même et sur son environnement. Penser cela nous met face à nos responsabilités. Cet acte de se penser citoyen à part entière au lieu de se considérer comme un moyen de production, un agent de consommation, un simple élément utile des ressources humaines engage une pratique qu’il est, certes, bien difficile de concevoir et développer. C’est « l’idée même de la difficulté » qui fait obstacle : l’idée même que l’on se fait de toute difficulté. De cette peur de la difficulté, il faut sortir, si l’on ne veut pas rendre les choses plus difficiles encore. Admettons-le, « les choses en l’état » sont difficiles, mais nous ne pouvons faire autrement que d’affronter ces difficultés avant qu’elles ne créent une situation désespérée qui, inexorablement, nous détruira.

Si nous considérons que la jeunesse représente le devenir, par exemple, alors aidons-la à s’ouvrir à ce devenir qu’on persiste à refouler. Le rôle historique de la jeunesse de culture est clair : nous sortir des siècles de dressage à l’obéissance dans le cadre du travail, du compartimentage des fonctions et des disciplines, des loisirs organisés qui reposent sur le spectacle permanent. Faisons en sorte de lui donner tous les moyens pour y parvenir. Ce n’est pas en la sacrifiant sur l’autel des restrictions budgétaires ou en distribuant des diplômes obsolètes que l’on va assurer l’avenir. C’est, au présent, le devenir de la jeunesse qui est en jeu. Sans devenir, pas de perspective d’avenir. Rien, qu’un futur effroyable.

Ce que j’ai essayé d’argumenter tout le long de cet article, c’est combien il s’avère nécessaire de sortir de ce consensus mou qui dépersonnalise le citoyen pour en faire un individu-type, mesuré à des normes sociales préétablies, préreconnues. À mon sens, cette normalisation des individus présente une idée de l’égalité qui nous éloigne de la démocratie. La différence est la richesse de chacun. Et cette richesse de chacun, je dirais qu’elle représente la richesse de la démocratie. Elle devrait représenter les bases même de la société. La différence de chacun est indispensable à la différence des autres, ainsi, seulement, grâce à l’expression des différences, pourra se dégager un espace culturel propice à la manifestation de relations complexes, innovantes. C’est seulement dans un tel cadre politique que la recherche engagée par tous peut faire basculer le connu (ce que nous savons) dans l’inconnu (ce que nous voulons savoir). Nous avons probablement là une excellente procédure pour apprendre à comprendre : à nous comprendre nous-mêmes en comprenant les autres. Reste à nous engager sur cette voie.



Les temps précaires de l’agriculture

Jeudi 16 février 1995, 10 heures 30, sur le grand écran de l’Amphi Y de université Paris 8 défilent à grande vitesse les champs de la Beauce. Une voix commente les images de l’actualité :

« Peur du futur et rage du présent. De septembre 93 au printemps 94, la France a connu en sept mois cinq secousses socio-économiques qui sont en train de modifier l’autoconscience collective face à la crise. À la fin de l’été, les paysans bloquent les accès de Paris pour protester contre les accords du G.A.T.T. sur le commerce international, qui condamnent à mort cinq cent mille petites et moyennes exploitations. En octobre, les grèves d’Air France paralysent les aéroports contre les licenciements. En janvier, la protestation des laïcs contraint le gouvernement Balladur à renoncer au financement public des écoles privées. En février, la colère des pêcheurs bretons, décimés par la mondialisation du marché du poisson, aboutit au tragique incendie d’un monument historique, le parlement de Rennes d’où partit la première étincelle de la Révolution française. En mars enfin, les jeunes lycéens découvrent soudain, à l’occasion d’un décret sur le salaire minimum d’insertion qu’ils n’ont pas de futur. »

FUTUR, OU PAS DE FUTUR ?

« Nous représentons 5 % de la population active, explique un étudiant de la Saussaye, notre secteur permet de faire vivre beaucoup de personnes aussi bien en aval qu’en amont. En 1990 nous étions 1 200 000 ; en 1992, 1 million. Aujourd’hui nous ne sommes plus que 800 000. Cette perte d’activité se ressent jusque dans les secteurs de la métallurgie, l’industrie de la recherche, l’industrie chimique et la transformation agro-alimentaire. Nous sommes et vous êtes concernés par ce problème qui implique aussi bien le monde rural que citadin. Aucun d’entre nous, n’est certain de pouvoir reprendre l’exploitation de ses parents. Aujourd’hui nous refusons de baisser les bras. Nous nous battrons jusqu’au bout pour faire le métier que nous voulons. Il faut que nous résistions. Pour cela nous devons sans cesse nous remettre en question, et chercher de nouvelles solutions individuelles ou collectives, c’est-à-dire au cas par cas comme on peut le voir dans le documentaire. »
Cette voix off du documentaire résonne encore dans la salle :
« l’espace rural français est dans une spirale de déclin, voire de désertification. Un espace qui représente plus de 80 % du territoire national, mais qui aujourd’hui n’est habité que par 20 % de la population. Aujourd’hui plus de 80 % des aides communautaires sont échues automatiquement à 20 % des agriculteurs les plus riches. »

LA RÉALITÉ SE DÉCHIRE

Dans le documentaire, les paroles de ce jeune fermier qui explique sa situation, rappellent le quotidien tragique des conséquences de la crise :

« Le cours du porc s’est effondré. J’ai commencé à avoir des dettes et je me suis retrouvé au tribunal. Le plan de redressement n’a pas pu passer, et je suis donc allé en liquidation. Aujourd’hui les bâtiments sont vides, et là je n’ai plus rien. Selon la loi, je perds l’habitation ; je me retrouve à zéro. » « Vous étiez seul dans la région ? » demande l’interviewer. « Non, mais expliquer une telle situation aux voisins, c’est pas facile... »
Dans l’amphi, à son tour, un étudiant de la Saussaye explique :

« Mes parents sont producteurs de lait. Nous sommes contingentés en quotas. Mais, une ferme n’est pas une usine, on ne peut pas arrêter le lait d’une vache comme on ferme un robinet. Une année, mes parents ont dépassé le quota imposé. Par fierté, par respect pour le lait, ils ont refusé de jeter le surplus. Ils ont voulu résoudre le problème en donnant leur lait aux Restaurants du Cœur et à d’autres associations. C’est interdit. Ils ont été obligés de payer des indemnités supérieures au prix d’achat du lait ce qu’ils ont fait cette année-là. Mais après, il fallait résoudre ce problème autrement sinon on coulait ! On peut par exemple élever des veaux nourris par ce lait que nous n’avons pas le droit de produire mais que nous ne pouvons pas ne pas produire. »

NE RESTERAIT-IL PLUS ALORS QUE DES RÊVES ?

« Dans votre lycée à Chartres vous avez des projets en commun entre jeunes ? », demande l’interviewer. « En rêvant, oui, on peut en avoir ! répond un étudiant en agriculture, mes parents ont baissé les bras, en fait ils ont perdu le goût à l’agriculture. Mais le problème c’est que moi j’ai pris goût a l’agriculture ! Je pense que si dans ma région on ne veut pas de moi, je trouverai une région ou l’on cherchera des agriculteurs pour développer l’espace et apporter des idées nouvelles. Alors qu’à Chartres on est plutôt dans une région où on a tendance à aller vers une agriculture productiviste à outrance, sans regarder les dangers de celle-ci : disparition du tissu rural. »

AFFRONTER LA RÉALITÉ POUR RÉALISER L’INESPÉRÉ

« Un fossé de plus en plus grand se creuse entre les gens qui nous gouvernent et décident et ceux qui travaillent, qui connaissent les vrais problèmes »,, intervient un étudiant dans la salle. Il fait écho au problème mentionné dans le documentaire : « la démonstration de cette distance entre un État inerte à la crise et la société non préparée à faire face à la mondialisation de l’économie, est apparue l’hiver dernier avec la révolte des marins pécheurs bretons qui ne se sentaient plus représentés par leur syndicat officiel, qui, seul interlocuteur reconnu par le gouvernement, s’est montré distant des problèmes de la base et n’a pas su négocier des mesures qui fussent à la hauteur de la gravité de la situation. »
« Qui s’est soulevé contre les accords du G.A.T.T. qui mondialisent le marché de l’économie. à part les agriculteurs et le secteur audiovisuel ? réplique un deuxième étudiant, la personne qui a signé les accords du G.A.T.T. pour la France, qu’est-ce qu’il fait aujourd’hui ? Il travaille pour une multinationale américaine. Ce n’est plus l’État qui nous dirige, il est lui-même dirigé par quelque chose de supérieur. »
Des images de Scarlette Le Corre, seule, sur un petit bateau de pêche, sur une mer agitée, accompagnent ce commentaire off :

« ...après un mois et demi de mauvais temps et de tempêtes en mer, qui avait empêché la sortie des chalutiers, l’afflux du poisson importé des pays à bas salaires, puis la dévaluation de la livre sterling de la pesète et de la lire, ont fait chuter les prix dans les ports de Bretagne, en menaçant d’extinction la pêche artisanale qui fait vivre le littoral. On a vu le paradoxe qu’en 94, dans un des pays les plus riches du monde, un groupe social désespéré ait dû improviser un « comité de survie » pour se faire entendre par des méthodes à la limite de la légalité. Une solution provisoire de soutien ne fut décidée par le gouvernement que quand le théâtre des revendications a été déplacé dans la rue, avec des scènes de guerre civile. »
Scarlette s’adresse aux étudiants présents dans l’amphi :

« Il ne faut pas toujours dire que c’est la faute des autres. Quand j’entends sans cesse, c’est la faute des Américains, c’est la faute de ceci, de cela... Demandez à vos parents qu’est-ce qui s’est passé et pourquoi. Il n’y a qu’une minorité qui fait en permanence attention. Quand tout allait bien personne ne s’inquiétait. Nous vivions bien, alors nous ne nous sommes pas inquiétés de nos jeunes. Je crois que c’est là le problème, la faute, c’est notre propre responsabilité qu’il faut interroger. » À leurs questions sur la qualité elle répond : « Si vous voulez faire un bon produit de qualité dans vos fermes, je peux vous dire que ce marché existe, mais ce ne sont pas les autres qui le feront exister... Avec mes collègues nous nous sommes battus afin que le bar péché à la ligne sur des petits bateaux à 10 kg, 20 kg par jour, ne pouvant pas entrer en compétition avec des techniques de pêche industrielle ou l’aquaculture du bar faite en Italie, soit reconnu comme un produit de qualité supérieure qui mérite une différence de prix. Nous avons obtenu qu’il soit étiqueté « bar de ligne », c’est ce qui permet aux consommateurs de faire leur choix. Je peux vous dire que nous ne toucherons que 20 % de la clientèle, mais 20 % qui mettront le prix, parce que ces gens ont envie de bien manger. »
Dans la salle de nombreuses personnes acquiescent vigoureusement.

IMAGINER DES SOLUTIONS POUR RÉSISTER...

« Comme on ne peut pas compter sur notre revenu, explique la mère d’un étudiant de Chartres, venue témoigner, nous en sommes arrivées, en tant que femmes d’agriculteurs à diversifier l’exploitation. Pour ma part, j’ai ouvert des chambres d’hôtes. Nous avons la chance d’avoir entre nos mains un beau métier que nous aimons, que nos enfants aiment, à nous de le protéger en le réinventant sans cesse. »
Le rôle des femmes est primordial dans cette résistance. Le documentaire montre une jeune agricultrice dans le Nord qui fait visiter sa ferme à des classes d’enfants des villes. Une autre accueille avec son mari trois patients d’un hôpital psychiatrique. En hôpital un malade coûte 30 000 Frs par mois, en famille 6000. Elle est présente lors du débat. Auprès d’elle l’infirmière qui s’occupe également des patients, est venue témoigner des progrès immenses qu’ils ont accompli :

« Un épanouissement ! ; on pourrait parler de leur "joie" de travailler la terre, alors qu’ils se traînaient dans la désespérance des hôpitaux psychiatriques. »
Wladimir Tchertkoff se prononce maintenant sur ce devenir qu’il avait interrogé dans son documentaire :

« La coordination peut devenir un phénomène vital à partir du moment où l’on a la perception que les choses peuvent évoluer, même du côté de vos adversaires. La jeune agricultrice qui disait dans le documentaire que "l’on ne peut plus rêver dans notre métier" est théoriquement une conservatrice, elle se bat pour se conserver. À la limite, elle voudrait retomber dans le groupe des nantis, des protégés. Vu la crise, c’est peu probable. Des sondages ont démontré que plus de la moitié des Français ressentent la peur d’être marginalisés. Elle le ressent aussi avec angoisse. C’est la partie "flexible" de sa personnalité qui est intéressante. C’est une crise qui donne vraiment une opportunité nouvelle dans la mesure où c’est une crise fondamentale qui dépasse les vieilles frontières. Il n’y a pas les moins chanceux ou les plus chanceux dans la dimension de la crise. Elle est vraiment générale et c’est vraiment notre chance. »
Un étudiant du lycée de Chartres est convaincu des possibilités d’avoir un avenir dans l’agriculture :

« Je dirais que dans le monde de la pêche décrit par Scarlette, dans notre monde de l’agriculture, nous sommes confrontés sans cesse à une nature changeante, le temps, la mer, les éléments, les tempêtes etc. Nous avons en quelque sorte une mentalité « d’acteur » presque innée, ou plutôt contrainte par les éléments extérieurs. Aujourd’hui, la mondialisation de l’économie, des marchés et de l’agriculture rendent certes les choses encore plus difficiles, mais nous sommes et devons être armés pour être de vrais acteurs... Nous devrons sans cesse et plus que jamais d’une manière ou une autre être capables de nous remettre en question. »
Il reste maintenant à changer les paysages en projets de vie.



Le travail hier, aujourd’hui, demain. Quel travail pour l’homme en devenir ?

Dans le numéro 2 nous écrivions : « Alors que la sécurité de l’emploi qui assurait la stabilité du « travail salarié » est en train d’être ébranlée, elle ne pourra que de moins en moins alimenter cet effort consenti par chacun pour s’assurer une place à vie dans la société ». En même temps qu’une brèche s’ouvre dans la société « du tout salarial », « la mentalité de salarié » s’obstine à vouloir restaurer cette sécurité de l’emploi que l’avenir ne peut plus promettre. Obnubilées par une idée immuable de la vie humaine, professionnelle et sociale, les mentalités travaillées autant par le système éducatif et la famille que par l’entreprise et la culture dominante s’accrochent au « salariat ».

Dans la mesure où l’emploi salarié n’est pas seulement critère de la reconnaissance et de l’intégration sociale, mais en premier lieu fondement de la reconnaissance de soi, il nous a paru utile de résumer l’interprétation que donne André Gorz de l’évolution de la place et du sens du travail à travers l’histoire, dans son livre Métamorphoses du travail, cela :

afin de montrer comment la forme et l’expérience du travail que nous connaissons sont relativement récentes,
d’autre part, pour comprendre en quoi la prépondérance accordée au travail salarié, qui résume actuellement le sens de l’activité humaine, est historiquement située,
enfin, pour voir comment l’évolution actuelle du cadre de production rend possible « d’autres modes de travailler et de vivre la vie », à condition toutefois que la société assigne le travail humain à d’autres fins que celles pour lesquelles il continue de contraindre la majorité des hommes.

UNE BRÈVE HISTOIRE DU TRAVAIL

Chez les Grecs le travail tenait de la servitude, il symbolisait la soumission de l’homme aux nécessités et contraintes de l’existence assumées dans la sphère privée de la famille. « L’homme libre refuse de se soumettre à la nécessité ; il maîtrise son corps afin de ne pas être esclave de ses besoins et, s’il travaille, c’est seulement pour ne point dépendre de ce qu’il ne maîtrise pas, c’est-à-dire pour assurer ou accroître son indépendance » Si le foyer est le centre de tout travail et activité économique, la polis est, elle, l’espace des affaires publiques auxquelles seul l’homme libéré des contraintes économiques, peut se consacrer. C’est ainsi que l’économie domestique chez les Grecs était réservée aux femmes et aux esclaves. Gorz écrit : « Le travail était indigne du citoyen non pas parce qu’il était réservé aux femmes et aux esclaves ; tout au contraire, il était réservé aux femmes et aux esclaves parce que travailler, c’était s’asservir à la nécessité. Et seul pouvait accepter cet asservissement celui qui, à la manière des esclaves, avait préféré la vie à la liberté et donc fait la preuve de son esprit servile. » Pour pouvoir participer librement à la vie publique où se joue la participation directe à l’élaboration de la cité, l’homme doit donc s’affranchir des impératifs domestiques. « L’idée même de travailler était inconcevable dans ce contexte : voué à la servitude et à la réclusion dans la domesticité, le travail, loin de conférer une "identité sociale" définissait l’existence privée et excluait du domaine public celles et ceux qui y étaient asservis. »

Selon Gorz l’idée contemporaine du travail dont nous sommes les héritiers, se développe avec le capitalisme manufacturier, c’est-à-dire avec la naissance de l’esprit capitaliste et la rationalisation du travail. Ce changement que nous pouvons situer aux alentours de 1860 se fait bien évidemment progressivement. « Jusqu’au XVIIIe siècle, précise-t-il, le terme de travail (labour, Arbeit, lavoro) désignait la peine des serfs et des journaliers qui produisaient soit des biens de consommation, soit des services nécessaires à la vie et exigeant d’être renouvelés jour après jour, sans jamais laisser d’acquis. Les artisans, en revanche, qui fabriquaient des objets durables, accumulables, que leurs acquéreurs léguaient le plus souvent à leur postérité, ne travaillaient pas, ils œuvraient, et dans leur œuvre ils pouvaient utiliser le travail d’hommes de peine appelés à accomplir les, tâches grossières, peu qualifiées. » À travers l’instauration de la rationalité capitaliste le long du XIXe siècle, ces artisans-producteurs deviennent peu à peu des travailleurs-consommateurs. Gorz nous en donne l’exemple à travers l’évolution de l’industrie du tissage. Jusqu’à la moitié du XIXe siècle, le tissage est une industrie domestique qui représente pour les tisserands à domicile bien plus qu’un gagne-pain, un mode de vie. Cette production matérielle et cette régulation de la vie sont complètement bouleversées par l’avènement des marchands capitalistes dont le souci fondateur est la rationalisation du travail. Le profit économique devient l’élément moteur, la concurrence s’installe, le système des fabriques vient se substituer à la production à domicile, le travailleur à l’ouvrier, l’ouvrier au sens « d’œuvrer », de faire œuvre, bien évidemment, et non pas au sens d’ouvrier de fabrique comme on l’entend aujourd’hui. C’est un changement de vie et de mentalité. « Ainsi, la rationalité économique du travail n’a pas consisté simplement à rendre plus méthodiques et mieux adaptées à leur but des activités productrices préexistantes. Ce fut une révolution, une subversion du mode de vie, des valeurs, des rapports sociaux et à la nature, l’invention au plein sens du terme de quelque chose qui n’avait encore jamais existé. L’activité productrice était coupée de son sens, de ses motivations et de son objet pour devenir le simple moyen de gagner un salaire. Elle cessait de faire partie de la vie pour devenir le moyen de gagner sa vie. Le temps de travail et le temps de vie étaient disjoints ; le travail, ses outils, ses produits acquéraient une réalité séparée de celle du travailleur et relevaient de décisions étrangères. La satisfaction d’œuvrer en commun et le plaisir de faire étaient supprimés au profit des seules satisfactions que peut acheter l’argent. » Parmi toutes les difficultés qui ont accompagné cette révolution, Gorz mentionne celles qu’eurent les entrepreneurs à intensifier le travail, afin d’accroître les profits, puisque les « nouveaux travailleurs » ne raisonnaient pas en ces termes : « combien puis-je gagner par jour si je fournis le plus possible de travail ? », mais : « combien dois je travailler pour gagner les 2,50 marks que je recevais jusqu’à présent et qui couvrent mes besoins courants ? ». L’incitation à travailler davantage pour plus de gain n’a pu exister que par rapport aux compensations qu’offre la consommation, et dont le niveau de salaire représente justement le symbole. N’oublions pas que ce qui a constitué cette nouvelle classe de travailleurs-consommateurs est liée à la nécessité de créer une classe sociale homogène qui assure l’écoulement de la production. On peut donc affirmer que le salariat est le reflet d’une organisation socio-économique dans laquelle le travail de l’homme, qui n’est plus qu’un simple auxiliaire du système de production, est finalisé par la consommation. De ce fait, « la socialisation doit donc opérer », écrit Gorz, « dans deux directions à la fois : elle doit éduquer l’individu à adopter vis-à-vis du travail une attitude instrumentale du genre : ce qui compte, c’est la paie qui tombe à la fin du mois ; et elle doit l’éduquer, en tant que consommateur, à convoiter des marchandises et des services marchands comme constituant le but de ses efforts et les symboles de sa réussite. » (Nous renvoyons ici à l’article de Marc’O qui traite tout particulièrement des conséquences de la consommation comme modèle de vie et symbole d’identification sociale.)


Vu que la croissance ne produira pas d’emplois, vu encore que les emplois directement productifs iront diminuant, il s’agit de mettre en œuvre des emplois fictifs pour sauver les apparences du plein-emploi, bien souvent des emplois domestiques : repasseurs de linge, vacations d’aide-ménagères, pousseurs de foules à la RATP, ensacheurs au supermarché, cireurs de pompe dont les services sont faiblement solvables parce que les clients modernes répugnent à se les faire cirer. Même si l’under-class est déjà réduite à la bassesse d’une classe servile, l’ironie veut que la classe privilégiée dédaigne l’offre de cette ladrerie bon marché, parce qu’elle dégrade son idée de l’homme. Le sort veut que ces travailleurs de la peur, s’ils veulent travailler finissent à la rue, s’ils refusent de travailler, finissent également à la rue ; dans les deux cas ils subiront les outrages d’une société soucieuse de la dignité de l’homme.


PRÉCARISATION ET DÉCLIN DU SALARIAT

L’apparition d’un chômage de masse conjugué à la montée de la précarisation (« l’homme qualifié » se disqualifie), la certitude, d’autre part, de plus en plus avérée par les faits que « quelle que soit la croissance elle ne produira pas d’emplois », mettent à mal la cohésion sociale. S’exprime, par là, une mutation sociale du travail et du cadre de production.


Sortir de la société salariale implique que l’homme soit autre chose qu’un consommateur.


Pour reprendre une formule d’André Gorz, précisons que le chômage n’est qu’un effet de l’évolution de la sphère de production dans laquelle « un volume croissant de richesses » est produit pour « un volume de travail moindre ». Les emplois directement productifs disparaissant peu à peu, c’est le travail-emploi comme seul critère de l’activité productive de l’homme qui est aujourd’hui en question.

Quant à la précarisation, si elle traduit cette mise au ban de la société d’une partie toujours plus importante des travailleurs : selon le CERC l’emploi stable non menacé ne concerne plus que 51,6 % des actifs - elle est une conséquence de la restructuration industrielle en cours subordonnée aux impératifs de la guerre économique mondiale pour la compétitivité, guerre que se livrent les pays industrialisés avancés. (Pour un plus ample développement nous renvoyons ici à l’entretien de Riccardo Petrella dans ce même numéro.)

Notre opinion est que la précarisation se nourrit de solutions apparentes aussi bien que de réponses au coup par coup pour remédier à l’exclusion. Entre autres, à travers :

- l’émergence du travail à temps partiel et la multiplication des contrats précaires,
- la salarisation des activités domestiques et des services aux personnes, la monétarisation des échanges et des services non-marchands confinant à des emplois sociaux peu solvables et créant le risque d’une sous-économie à vocation sociale, qui ne produirait plus que des revenus de subsistance,
- ajoutons-y la volonté de démantèlement de l’enseignement public pour créer des universités d’élite branchées directement sur les bassins d’emplois ou le développement de cycles courts d’apprentissage.

La banalisation de ces réalités ne font que confirmer un processus angoissant : à savoir que si le chômage baisse la précarité augmente.

Ces emplois de compensation - bien qu’ils s’imposent pour beaucoup comme un recours à la misère - sont en train pourtant de mettre en place une « ladrerie véritable » : l’under-class, à la périphérie d’un système de production de plus en plus protégé.

Le fait marquant, aujourd’hui, est que le système productif ne peut réintégrer dans ses circuits la masse des exclus et des chômeurs, qu’en les précarisant. C’est ce qui nous fait crier : Résistance/Existence !

Récemment le CJD affirmait : « le contrat social qui s’est élaboré durant la période industrielle autour du plein emploi et de l’État Providence ne parvient plus à assurer la cohésion du pays... l’accroissement continu de la richesse nationale maintient la France dans le peloton de tête des nations, mais s’accompagne d’une fracture sociale qui devient insupportable et compromet l’avenir même de l’économie. »

On le voit, ce constat n’émane plus seulement de la mouvance sociale, mais des responsables économiques eux-mêmes. À savoir, pour reprendre une formule de François Plassard, que l’on voit mal non seulement une société mais une économie perdurer dans laquelle « des marchandises sans acheteurs côtoient des travailleurs sans revenus parce que sans travail ».

COMMENT PASSER DU TRAVAIL COMME SOURCE DE LA RECONNAISSANCE D’UN STATUT SOCIAL ET D’UNE QUALIFICATION, AU DÉVELOPPEMENT DES ACTIVITÉS DE CONNAISSANCE ?

Résister à la précarisation » ne peut donc plus avoir pour objectif de s’intégrer - insertion - dans un monde du travail qui a besoin de moins en moins de personnels pour fonctionner, mais consiste à se demander quel cadre de production, de vie, quel type de marché, de culture, de société concevoir dans lesquels chacun aurait un rôle à jouer.


Le sens de la vie ressemble à la traque du chasseur : plus la proie se raréfie, plus elle aiguise son ardeur guerrière, mais si la proie vient à proliférer et s’offre facile, le traqueur s’en détourne. La quête du sens de la vie se pose dans le profond dédain de l’homme pour toute réponse à cette question.


Un responsable du CJD affirmait récemment que « 80 % des nouveaux métiers que l’on exercera en 2030 ne sont pas encore connus. » Ces métiers inédits il va donc falloir les inventer. Mais que recoupe « cette nouveauté », au moment même où l’on continue de « qualifier » des hommes à partir de métiers obsolètes qui sont en train de disparaître ? On voit tout de suite que cela concerne les jeunes générations. Quels seraient ces nouveaux emplois dans un monde du travail où la matière grise doit remplacer la force de travail ? Dans L’homme disqualifié, Marc’O affirme que « la deuxième période industrielle n’a pris en compte que la force de travail, seule utile au développement de la production », qui est maintenant source de disqualification. L’activité de production qui s’impose aujourd’hui (enfin, devrait s’imposer) repose sur ce que l’on appelle « la matière grise », productrice de savoir, génératrice d’échanges sociaux, de développement de qualités humaines spécifiques à chacun. Malheureusement, ce développement continue à être considéré comme secondaire par rapport à « la production hard » qui assure « la consommation maximale, garantissant la bonne santé du marché ». Le « savoir-faire » qui se rapporte « aux compétences techniques, technologiques et aux usages productif qui en découlent, » soit l’exercice du métier », ne suffit plus à anticiper sur les besoins générés par l’évolution rapide du mode de production. L’être humain, désormais se doit de développer son « savoir-être » qui « exprime le comportement de l’homme et de la femme face aux astreintes que l’évolution du métier, de la profession leur impose, tant au plan social que culturel ». Comme le souligne Marc’O, l’expression « ressource humaine », dans la deuxième période industrielle sous-entendait la « force de travail ». Aujourd’hui, on pourrait évoquer « la force de l’esprit », mais surtout l’on devra oublier cette formule barbare de « ressource humaine ».

Il reste à se demander, quel cadre de production et de formation offrir aux individus pour développer cette « force de l’esprit » ? Comment s’intéresser aux problématiques touchant au « savoir-être », alors que la réduction des personnels ne cesse de transformer des pans entiers de la population en une main d’œuvre « flexible », sacrifiée aux profits immédiats et réduite à continuer à vendre sa force de travail sur un marché où l’offre va se raréfiant ?

LA TRANSFORMATION DE L’ÉCHANGE

Diminuer le temps de travail, diversifier les revenus du travail et donc développer la multi-activité et des activités en dehors de la sphère de production classique qui viseraient « la production de soi », vont certes dans le sens d’une évolution souhaitable. Mais nous rajouterons que « travailler moins pour vivre autrement » (in Jacques Robin - Quand le travail quitte la société postindustrielle, éd. GRIT) n’est possible qu’à partir du moment où émerge une demande sociale d’un autre type pour des activités productives et des buts de vie qui n’ont plus pour finalité la consommation. Cela implique donc une mutation de la qualité de l’échange, qu’il s’agisse du service, du produit ou de la relation sociale génératrice de culture. Marc’O sur ce point affirme que, « dans le mot échange, il y a le mot change », il avance, à la suite, « qu’il n’y a échange qu’à changer... En résumé, l’échange quand il se révèle apte à changer les hommes et les femmes qui s’y impliquent (le commerce, dans son sens noble), non seulement produit de la richesse, mais peut dégager des opportunités pour produire des emplois nouveaux, des emplois d’un autre type ».

La « plus-value culturelle de l’échange » est de proposer un changement dans le mode de consommation lui-même en rapport avec le développement d’un autre cadre de vie.



L’impatience ranime ce que la patience a tué

SEPTEMBRE 1994

Parution du numéro 2 des Périphériques, « Objectif jeunesse ». Nous cherchons une définition de la jeunesse autre que « de nature », liée à l’âge des 15-25 ans. Nous définissons la jeunesse « de culture », une jeunesse à inventer à tout âge. Cette définition nous sort des conflits de génération, de l’absurdité de parler de problèmes de jeunes par rapport à ceux des adultes, elle accorde de l’importance à la manière d’être de chaque personne, à ses idées, à sa capacité de les faire évoluer.

OCTOBRE 1994

Sortie en France du film Tueurs nés (Natural Born Killers) d’Oliver Stone. Je suis au cinéma dans une disposition bien précise, avec cette exigence que le cinéma m’impose de penser ce qui m’est donné à voir, de ne pas tomber dans le laisser-aller des images qui défilent, dans le flot d’impressions et de rêves qui nous aident à fuir la réalité. Je tiens à visualiser et rendre concret ce qu’un film me permet de dire, lui donner une réalité par rapport à mes choix, en parler sans en parler. Je ne veux surtout pas recouvrir le cinéma d’une conception de l’art qui en ferait un acte de création irrationnel, inexplicable, souvent apolitique, qui se déroberait par nature à toute explication, à toute parole, voué à la contemplation silencieuse, toute une vie. Fuir cela afin que mon regard ne se perde pas et ne devienne pas flou et flottant, qu’il ne se détache surtout pas de la netteté et la précision de l’art cinématographique.

JUIN 1995

Au Laboratoire d’études pratiques sur le changement, nous travaillons sur le phénomène du sync, ainsi décrit par Hall dans Au-delà de la culture :

« Lorsqu’il y a interaction des individus, soit ils bougent ensemble (totalement ou en partie), soit ils n’ont pas le même rythme et interrompent alors celui des autres participants. Généralement les individus en interaction remuent ensemble dans une sorte de danse, mais ne se rendent pas compte de la synchronie de leurs mouvements et les exécutent sans musique et orchestration consciente. »

Alors que le sync existe souvent dans des situations courantes, dans une cour de récréation par exemple, nous essayons ici à 15 de le recréer. Au cours du travail, je remarque qu’être en sync n’implique aucunement de se sacrifier pour un ensemble ou de se conformer aux autres. Au contraire, les initiatives rythmiques et gestuelles, les événements singuliers sont la condition même pour qu’il y ait création d’un mouvement cohérent ; ils sont au sync ce que le hors-champ est à l’image, ce qui permet à l’image d’évoluer en créant de tout autres cadres. S’il n’y a pas d’écoute, aucun hors-champ ne peut surgir. Aussitôt produit il est détruit, aucun sync ne s’établit entre nous, notre repliement sur nous-mêmes, notre indifférence nous amène à une répétition monotone et à une entente mécanique. Depuis, je m’interroge sur l’existence dans notre société de situations politiques, sociales ou autres, qui pourraient tel le sync dévoiler des hors-champ, aiguiser notre vision du monde.

OCTOBRE 1995

Je me dis qu’il y a un lien entre ces trois événements. Je cherche à le découvrir.

* * *

Je suis devant un écran de cinéma, comme au bord d’un gouffre. Je ne regarde pas des images, j’interroge des images qui me regardent et m’interpellent à leur tour sur mon futur... Il y a trois ans, j’étais sur une scène de théâtre : « No future, Angelina »,, me glissaient mes frères à l’oreille. Je ne voulais pas le croire. Et maintenant ?

Devant cet écran, je vis un parcours, une cavale, une fuite, un emprisonnement, une quête, un malaise, une torture, celle de Mickey et Mallory Knox, figures imaginaires, mythiques, effigies de décadence et d’espoir, saisies par Oliver Stone, un jour d’hiver. Il y a malaise, malaise dans la civilisation...

Je ne suis pas venue au cinéma pour regarder une histoire, surtout pas. Je suis venue y chercher des bribes, du sens, le non-sens du sens. Sans idées préconçues, sans projections idéales je n’essaye surtout pas de m’imaginer ce que je vais voir. Dans l’attente du film, je porte mon attention uniquement sur le devenir du cinéma, un avenir qui ricane. Il y a malaise, là aussi. Je ne puis ne pas avoir d’amertume envers cet art qui se moule de plus en plus dans une « réalité conformisée », la pire : description complaisante d’un monde dont nous sommes déjà trop dégoûtés. C’est triste, le cinéma devient plat comme des vies médiocres, consensuel comme la résignation et lâche comme l’attente. Aurait-il perdu toute ambition de faire du réel un espoir, une cassure, un cri, un son et une image qui tuent ?

Je suis là, en tout cas, dans une salle de cinéma. Je n’arrête pas de chercher, d’espérer. Soudain, je suis terrifiée par un souvenir : moi-même devant ma vieille télé noir et blanc à attendre de voir la fin de l’histoire d’un film, un téléfilm. Regarder pour voir une histoire, voir sans voir « le voir », serait-ce là un mal du siècle ? Suspendue aux événements, il y a entre moi et la télé un cordon ombilical nommé histoire qui m’infantilise. Il n’y a que ça dans le petit écran, petit cadre qui chasse tout élément de sens. Le hors cadre, il n’existe même plus, ou plus exactement il signifie la domination de l’histoire sur toute chose, une logique bien terrible qui ne laisse pas la place aux dits, aux non dits, à la quête du sens. Au cinéma, l’histoire a toujours existé pour signifier autre chose que sa propre fixation anecdotique, elle est cette maille qui au bout de sa quête permet au cinéaste de construire ce qu’il a à dire. Aujourd’hui la télévision nous donne à voir la décadence d’un cinéma qui lui est perméable, alors qu’un cinéma des derniers souffles nous montre implacable l’impossibilité de la télévision telle qu’elle se donne actuellement.

Au cinéma, j’aime le moment où l’écran s’éteint. Nous ne pouvons plus remettre à un tiers notre plaisir. La fin de l’histoire proclame notre avenir. Les personnages disparaissent à l’écran, alors que seul reste ce que nous pouvons à notre tour en faire, à l’échelle d’un cinéma qui se génère de ce qu’il ne nous dit pas et de ce que nous avons à en dire. Si le cinéma nous donne la possibilité de chercher du sens et de la vie dans ce qui n’est pas déjà-là, dans le plus ou moins d’une image, dans le manque, dans l’ailleurs à inventer, comment « dépenser un film » ?, comment lui donner son importance, le faire parler, continuer à le faire tourner à la lumière du jour ?

Les Tueurs nés ont fait leur chemin, ils nous ont montré leurs choix, leur violence, la télévision nous a dépeint son rôle de metteur en scène d’une réalité crue qui fait de tout du spectacle, elle a fabriqué ses victimes en les érigeant en idoles. Et nous pendant tout ce temps, pendant et après, qu’allons-nous répondre ?

Regardant autour de moi, je me dis, sur le coup, qu’il n’y a plus de moralité : l’exclusion crée l’exclusion, à tous les niveaux. Si je pense à la moralité, je me dis qu’il y en a bien une, elle est le plus souvent culpabilisante. Complice d’une logique du pire, elle entrave le devenir. Quand je pense au devenir, je me dis que ce n’est pas si simple de faire en sorte qu’il ne dépende que de nous, encore faut-il apprendre à voir, en nous et partout, ce qui refoule la question du devenir.

Que devient une société lorsque des adolescents en arrivent à tuer de sang froid, sans aucun souci, sans remords, sans regrets, sans sentiments ? Se rendent-ils compte de tout ce que cela exclut, l’acte de prendre un fusil ? Mickey et Mallory Knox tuent et on les traque. On les poursuit pour leurs actes criminels, leurs meurtres, mais pour leurs images surtout. Il y a de la violence dans ce film, comme en Amérique ou ailleurs. Mais tous ceux qui croient que ce film exalte la violence estiment que montrer la violence présuppose d’y adhérer, tandis que ceux qui croient au contraire qu’il la dénonce objectent qu’en montrer les pires excès peut seul éveiller notre conscience. D’un côté on est immoral, de l’autre on est moraliste. Ce n’est peut-être pas aussi simple que cela, et puis le problème n’est peut-être même pas là. Dans le fond, que cherche-t-on au cinéma, à cataloguer ou à se dépasser ? On a trop souvent le réflexe de voir dans un film ce qu’on veut bien y voir, photocopie conforme de nos préjugés, de nos certitudes. Il serait triste de se fier aux seules impressions que dégage l’histoire de ces deux assassins, s’attachant aux jugements dictés par notre prétendu bon sens, sans se demander ce que cette histoire peut vouloir dire, à quel sens elle se prête, au-delà de ce que notre conscience ou notre moralisme s’applique à y voir. C’est là une façon d’enterrer un film à jamais. Je tiens désormais à avoir d’autres yeux pour voir. Ce qui importe finalement, c’est de s’interroger sur ce qui n’est pas directement montré, sur ce que nous ne sommes pas habitués à voir et penser. Mickey et Mallory Knox ne sont pas des tueurs, ils sont des tueurs nés, voilà où réside la différence entre un film qui donnerait la violence en spectacle, que ce soit pour l’exalter ou la fustiger, et ce film qui montre les pressions, les perversions d’une société qui crée inévitablement ses propres tueurs.

« On ne peut pas être un tueur né, on devient mauvais. Tueur, ca s’apprend. » réplique le reporter télé à Mickey qui insiste : « je suis un tueur né. » Le reporter ne peut pas s’y résoudre. On devine ses pensées, qui sont souvent les nôtres : « mais enfin, comment est-il possible d’être un tueur né ? Devenir mauvais, c’est là un choix de l’individu, sa responsabilité même, ca ne tient qu’à lui, à son intégrité, à ses mauvais choix sans doute, à des mauvaises fréquentations, une volonté mal placée ». Mauvais, mauvais à le devenir ! « Je suis né mauvais », n’est-ce pas là une affirmation qui ne s’accorde pas avec « la réalité conformisée » ? Il y a là une impossibilité logique presque, un non-sens. C’est sûr, Mickey et Mallory Knox ne peuvent être des tueurs nés, ils ont choisi entre le bien et le mal. C’est ce qui nous rassure nous autres qui sommes différents d’eux, nous autres qui n’avons pas perdu notre conscience.

Mais, dire de Mickey et Mallory Knox que mauvais, ils ne peuvent que le devenir, n’est-ce pas là plutôt une erreur logique, cette erreur bannie par Nietzsche qui consiste à confondre la cause et l’effet ? L’on met en question l’individu, seul responsable de son destin ou de sa déchéance. La moralité se jette sur lui, elle le dévore et le dérobe à lui-même ; ses malheurs deviennent ses causes et sa dérive son immoralité. On le punit, on le chasse, on le culpabilise. On oublie tout hors-champ, on oublie qu’aujourd’hui les exclus naissent exclus s’ils ne parviennent pas à se munir d’un autre avenir, à contre courant, contre leur destinée. Peut-on naître « intègre » dans une société qui est faussée dès le départ, à notre naissance, bien avant nous ? Pour sauver notre intégrité ne resterait-il plus que l’intégration ? Tant qu’on culpabilisera l’individu de cette façon, on continuera à vouloir le « normaliser ». Ce sera notre faiblesse à ne pas changer de cadre et de société. Cette phrase de Maurice Mallet par rapport à la psychiatrie fait ici crûment écho : « comme il est beaucoup plus difficile de soigner la société, on s’en prend au malade. » Quand on prend l’effet pour la cause on symbolise ce mythe d’insertion, c’est un acte qui aveugle, là où il commence s’arrête la liberté de l’individu.

Que l’on n’aille surtout pas croire que je soutiens par là, champ-contrechamp, l’opinion de ceux qui clament que la faute est à la société, blanchissant par là l’acte individuel d’une façon toute aussi morale. Ce serait en effet comme prendre l’ellipse cinématographique pour un simple raccord que de justifier le « naître mauvais » en accusant la fatalité de la société. Que tous ceux qui laissent faire toute l’injustice que l’on vit au quotidien ne s’étonnent pas alors que leurs enfants sont des « tueurs nés » programmés. Quant à moi, je dirai au contraire que ce « naître mauvais » nous montre que les individus ont à rendre compte à eux-mêmes, à leur bonne conscience, de l’état des choses d’une société qu’ils contribuent à faire ou à laisser faire.


VIVE LE CINÉMA !

La jeunesse, cherchons-la ailleurs que dans les images qui n’en sont que les clichés. Mieux, inventons-la.

Aimons les cinéastes qui nous donnent une image pour que nous aillons explorer son hors-champ. Sortons du cadre ! De culture, la sortie du cadre est l’acte fondamental de jeunesse.

La richesse de l’image, c’est son hors cadre, son hors cadre à explorer.


Ailleurs, à un autre moment, une autre époque, sur un autre mode, sans doute, un étudiant, sans le savoir, frôle le même destin d’un tueur né. Cet étudiant se dit que l’enseignement crée une philosophie de professeurs et des professeurs de philosophie. Est-ce lui qui, n’arrivant pas à s’adapter, s’inventerait le malaise d’un DEUG qui ne sert à rien, ou bien son problème est-il un problème réel ? Il sait qu’il y a des professeurs qui minimisent et même détruisent ses propos. Doit-il se persuader que c’est lui qui ne tourne pas juste ou ne vaudrait-il pas mieux qu’il essaye au contraire de trouver les causes de son malaise à travers une critique rationnelle de l’université ? Il peut s’armer de confiance, se dire qu’il n’est pas disposé à subir les effets d’un enseignement que des momies s’acharnent à maintenir debout. Il le peut. Non ? Dans une autre vie, celle de la famille, il y a aussi des consciences à louer. Face au père qui lui dit « tu es mauvais, regarde comme tu es mauvais », le fils doit lutter pour ne pas devenir ce qu’il était désigné à être dès sa naissance. D’autre part, si le fils devient ce que son père lui chuchotait d’autorité, ce dernier ne pressentira même pas que peut-être c’est lui-même qu’on aurait dû soigner. La cause se retourne contre l’effet, les effets dans les causes... « Ce n’est pas parce qu’il y a répression qu’il y a refoulement, c’est parce qu’il y a refoulement qu’il y a répression », disait Lacan. Que sommes-nous en train de refouler que certains n’arriveront pas à contenir ? On considère à juste titre la négativité de la violence, mais on considère rarement cette autre violence qui l’a fondée. « On dit d’un fleuve qui emporte tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent », disait Brecht. On n’oublie toujours de parler de cette autre réalité qui nous enserre et nous pousse à bout, jusqu’aux pires crimes, là où il sera légitime de nous emprisonner. C’est par défaut que l’on culpabilise l’individu face à ses perversions et ses pêchés, pour maintenir notre regard sur l’idéal d’une société lisse comme l’innocence d’un enfant.

Mais il y a du coup cette envie d’emprunter un autre chemin. Pour certains, sans doute. S’arrêter un peu, à cette affirmation qu’un individu puisse naître mauvais. Je suis né mauvais avant de le devenir et aussitôt changement de cadre, sortie de toute prévision, mise en abîme d’un monde à tordre et retordre. Nous ne pouvons plus, alors, saisir l’individu d’une façon abstraite, atemporelle, à croire que l’on peut en définir la nature. Ici, l’individu devient ce par quoi l’on peut analyser l’ordre social et politique, questionner l’exercice de notre liberté, débusquer les règles qui nous régissent malgré nous, les conditionnements auxquels nous nous habituons. La lumière est indéniablement mise sur l’individu lui-même, mais également sur l’ensemble de notre société. Nous interrogeons ses logiques, ses effets pervers, les instances qui pèsent sur l’individu depuis son enfance. L’individu en signifiant son hors cadre, dévoile l’époque avec sa brutalité, sa dureté, ses sélections.

Mickey et Mallory Knox acquièrent leur liberté au prix de sa négation. Renoncer à sa liberté c’est le seul moyen de vivre. Oter toute moralité à ses actions c’est la seule façon d’échapper à une moralité étouffante, de se débarrasser d’une société qui impose ses modes de vie. C’est bien ce que nous montre Oliver Stone en nous racontant l’adolescence de Mallory à travers les reprises d’un court soap-opéra, portrait de ce qu’il y a de plus minable, entre une mère qui tape sur les nerfs et un père qui tripote les fesses. Pour montrer cette vie middle class quoi de plus tranchant, en effet, que de choisir la forme même de cette sous-culture télévisée qui l’a produite, reconnaissable par son image grasse et l’intercalation de rires tout aussi grossiers. Heureusement il y a ceux qui n’ont jamais ri.

Pouvons-nous accepter que des individus naissent mauvais ? Et si nous étions tous des tueurs nés, véritables fils de notre société ? Ceux qui se disent qu’il ne reste plus qu’à prendre les armes et tout détruire, fuir et être pourchassés, ceux-là sont piégés par leur propre désespoir, ils se condamnent eux-mêmes en voulant échapper à une autre condamnation qu’on leur impose, celle de subir une société pervertie, qui déploie une logique de vie implacable. Mais que dire de ceux qui l’acceptent cette société perverse, qu’ils sont les bons ?

Tueurs nés nous plonge dans le présent comme une lame qui nous coupe les veines. Peut-on dire d’une vie qui coule qu’elle est vécue ? Quelque chose fait ici irruption, comme si cela voulait nous déchirer davantage. Je ne puis mieux faire, en la circonstance que de citer un passage d’un article de F. Varela intitulé Représentation et connaissance :

« Chacun sait que les chatons, à la naissance, sont aveugles. Deux chatons d’une même portée sont placés dans deux paniers séparés, eux-mêmes liés à un petit chariot que l’on déplace à certaines heures de la journée. Les deux chatons sont côte à côte : ils ont donc par définition la même expérience visuelle, aux mêmes heures du jour. Mais le chaton n° 1 est transporté passivement, il ne peut sortir du panier pour marcher, tandis que le chaton n° 2 peut se déplacer activement, lorsqu’on lui fait faire une petite promenade. L’un est transporté passivement, l’autre garde ses propres activités motrices. Au bout d’un mois, on les laisse aller librement. On constate alors que le chaton n° 2 se comporte comme un chaton normal, alors que le chaton n° 1 se comporte comme s’il était aveugle : il ne voit pas les chaises, tombe de la table, etc. Néanmoins, son système visuel est intact. On en conclut que l’on ne peut séparer la vision de l’action. L’activité motrice est aussi constitutive des distanciations visuelles que ce que la rétine permet de faire. Il n’y a pas du tout une image "externe" que l’on traite. Il y a une histoire d’activités, qui est assez cohérente. Dans cet exemple, c’est une activité sensori-motrice qui va donc constituer la solidité physique du monde, les chaises, les tables, etc. Certes, ce monde physique et visuel avec ses couleurs et ses formes, préexiste aux chatons, mais ces derniers - et c’est ce qui est intéressant - doivent constituer ce monde visuel. »

L’image des chatons est une excellente métaphore. Demandons-nous simplement à la suite si à travers les expériences que nous vivons, nous nous construisons notre vision du monde, quels types d’expériences nous travaillent et qu’est-ce qu’elles nous font devenir ? À quelle vision du monde, la société, l’éducation nous préparent-elles aujourd’hui ? Qu’en est-il du comportement d’interprète qui a marqué ce siècle, occultant du même coup les problématiques liées à l’acteur ? Ceux qui ont fait l’expérience d’un monde d’interprètes, se sont constitués en tant qu’exécutants et ont perpétué ce type de monde. Toute l’histoire du théâtre ces trente dernières années en témoigne. Aujourd’hui, c’est à nous de nous en débarrasser. Mais l’université nous apprend-elle à vivre dans ce monde, un monde qui n’est plus celui des années 60, 70 ou 80, ou bien nous enseigne-t-elle des programmes pour un monde qui est en train de mourir, un monde déjà mort ? « L’université apprend aux gens à s’adapter alors qu’elle devrait apprendre à résister », m’a dit un jour un professeur. Il m’a redonné confiance.

Voir son avenir autrement qu’un retour au passé ou une répétition du présent. S’en remettre à sa propre décision de vie. Comment détecter aujourd’hui les logiques, les situations, les expériences qui se prêtent tout naturellement à faire de nous, petits chatons aveugles de naissance, des adultes aveugles à leur vie ? Apprenons-nous à voir, ou apprenons-nous à voir sans voir ? Comment l’université et la société forment-elles notre capacité à devenir ? Politiquement, socialement ?

En réplique à Aristote qui considérait que certains hommes naissent pour l’esclavage, il y a cette phrase de Rousseau qui me semble vitale :

« Aristote avait raison ; mais il prenait l’effet pour la cause. Tout homme né dans l’esclavage naît pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimaient leur abrutissement. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués. »


L’ENVERS DE LA MÉDAILLE DU MÉRITE LIBÉRAL

Comme le souligne Jean-Jacques Dupeyroux dans Le Monde du 21 décembre 1994, il faut savoir que derrière le taux de chômage officiel "miraculeux" de 9 % aux États-Unis (12 % en France), se cache la création d’un très grand nombre "d’emplois précaires rémunérés cinq à six dollars l’heure - bien moins que notre SMIC - et sans sécurité sociale. (...) incontestablement, les champions d’un vrai libéralisme ont raison : en supprimant salaire minimum et assurance chômage, on peut affamer - au sens propre du mot - les catégories sociales dépourvues d’épargne, les contraindre donc à accepter n’importe quoi et faire baisser le taux de chômage." Évidemment, quand le corps est affamé, l’esprit s’échauffe. C’est ainsi "qu’une telle exploitation est inévitablement génératrice d’un climat un peu tendu. On craque une allumette et un quartier s’embrase. Pour contenir cette contre-violence (nous soulignons), un million de personnes seraient encarcerées dans les prisons américaines. Ça fait cher, mais il faut bien se donner les moyens de sa politique sociale ! " Pour conclure : "les détenus ne sont pas comptés comme demandeurs d’emplois"...

Les passages en italiques sont de Jean-Jacques Dupeyroux.


Les « tueurs nés » ne cèdent pas à devenir, contre nature, des esclaves par nature, c’est leur refus d’une vie à la saveur de soap-opéra qu’ils fuient. Lorsque les esclaves contre nature deviennent des esclaves par nature, il est trop tard. Dans les pires scénarios, on peut prévoir que demain l’on payera la lâcheté de ceux qui aujourd’hui s’habituent aux violences, seraient-elles « sot », qu’ils subissent, complices d’un état des choses qui contamine le monde à venir, esclaves perdus de l’absurdité d’un ordre social inamovible. Comme le chaton qui, transporté passivement, ne fait pas l’expérience de la chaise et de la table et se comportera toute sa vie comme s’il était aveugle alors que ses yeux voient, on grandira alors dans la neutralité de sa vie, étranger à soi-même, privé de tout élan de vie. Aujourd’hui, beaucoup trop prennent toute mise en garde du présent pour une dramatisation. Ceux-là n’ont pas compris que nous n’avons qu’une vie. Parfois, lors des interventions des Périphériques vous parlent dans les lieux publics avec une saynète qui relève les chiffres de l’exclusion en Grande Bretagne (1 enfant sur trois est sous le seuil de pauvreté) avec cette exigence de voir ce qui se met en place aujourd’hui en France pour « neutraliser toute résistance possible de la part des générations montantes », je m’entends dire : « c’est bien, mais c’est trop violent ». J’aime alors répondre avec cette phrase de Brecht : « croyez-vous vaincre la barbarie en faisant l’ange ? » Nous portons publiquement ce cri : « comment nous ouvrir un autre avenir que celui que nous relève cette enquête britannique ? » C’est cela que nous essayons d’explorer à travers la théâtralité, - je renvoie ici à l’article de Yovan Gilles.

Je suis habitée par cette interrogation : comment nous préparer un avenir autre que celui qui est en train de se préparer sans nous pour nous ? Qu’allons-nous faire aujourd’hui pour demain, ou bien pour reprendre une formule heureuse entendue autrefois : si on accepte ce qui est en train d’advenir maintenant, qu’est-ce que nous aurons accepté dans dix ans ?

En regardant Tueurs nés, j’ai vécu deux époques, la pire : l’apocalypse, ce cadre de vie qui tue l’espoir, et l’espace du hors cadre, là où notre élan peut nous révéler ce qu’un cadre induit comme choix et buts de vie, tout en donnant dans le même mouvement la possibilité d’en créer un nouveau, de prendre ainsi prise sur un autre réel qui constitue encore mieux notre réalité. Si le cinéma peut être un cri d’espoir et de vie c’est bien parce qu’il peut nous apprendre à produire du hors cadre.

Il y a des images qui libèrent du sens et du possible, elles font advenir l’inexprimable. Il y a des images qui permettent au hors cadre d’exister et il y en a qui le tuent, comme l’image télé, tout simplement. De même, il y a des situations, des logiques qui permettent à l’individu de devenir, de produire du sens dans sa vie, de retrouver le sync perdu, et il y en a qui étouffent tout possible, à petit feu, sans que l’on s’en aperçoive, ou comme si cela ne pouvait en être qu’ainsi, ou bien, comme si l’on était obligé de suivre ce qui se présente comme le cours naturel des choses, expression même de notre jeunesse de nature, nous masquant ce qu’il en est de notre genèse, de nos modes de « faire culture ». Tueurs nés expose ce type de situations qui nous incitent à travailler le hors cadre simplement parce qu’elles nous permettent de penser autrement le présent et le devenir. Je cherche à me munir de concepts, de mots, d’idées, d’activités qui me permettront de ne pas être dupe de la pire réalité, des procédures, en somme, m’incitant à analyser les causes derrière l’apparence des effets, détournement du regard, une autre manière de raisonner par rapport à ce qui est déjà-là, mise en jeu de cette capacité vitale : changer de construction. « Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale » dit Pascal. Le hors cadre n’est pas quelque chose de formel, c’est une manière de penser, de penser tout ce qui est ellipse, sortie de champ, un élan qui nous débarrasse des « néo-vieilleries », créant un nouveau contexte de vie et de devenir, une nouvelle morale pourquoi pas !

Des questions surgissent. Comment travailler de nouvelles contradictions ?, se forger des concepts qui nous permettent d’avoir une autre vision de monde ?, poser des questions autrement en balayant la tricherie des questions mal posées ? Je guette le hors-champ, de la vie, de ma vie, ce mouvement qui va m’éjecter de cette réalité normalisée vers la construction d’un monde possible. Au seuil du hors cadre, je pourrai alors découvrir avec surprise la cadre qui m’enfermait, me demander d’où vient cette faiblesse à ne pas savoir en sortir. Tel est mon défi, en tout cas mon projet.



La passion de l’ignorance des sages

Je ferais d’abord deux observations :

1 - Des professeurs qui donnent à l’étudiant la possibilité « d’en répondre », du savoir, je les référerai « au gai savoir ». (Ce numéro des Périphériques parle abondamment de ce « gai savoir » en acte).

2 - Des professeurs qui n’ont la passion que de ce qu’ils savent, ne voulant rien savoir de ce qu’ils ignorent, je dirais, empruntant l’expression à Lacan, qu’ils ont la « passion de l’ignorance » (c’est à partir de cette « catégorie de professeurs » que je hasarderai cinq considérations).

Première considération

Il m’arrivait souvent de demander à des professeurs : « Les cours ne devraient-ils pas être aussi des lieux où professeurs et étudiants essaieraient ensemble d’apporter à partir du savoir propre à leur discipline, des éléments de réponse à leurs problèmes politiques, aux problèmes ayant trait à leur vie et leur avenir ? »

Des réponses que m’ont faites certains, il ressortait à peu de chose près ceci : « On voudrait bien, mais on ne pense pas qu’il est possible de transformer l’université. Et pour cause : le premier concerné, l’étudiant, n’exprime jamais aucune exigence relative à cette transformation, il n’exprime même pas le désir d’en parler. On a l’impression que l’étudiant n’éprouve absolument pas le désir de voir s’ouvrir le débat sur le devenir de ses études. De ce fait, nous, on n’ouvre jamais le débat sur ce sujet, de peur d’ennuyer l’étudiant ». Conclusion, vu que le professeur n’ouvre jamais le débat, l’étudiant se dit qu’il ne s’intéresse pas à la question du devenir de l’université. Il se décourage, se disant que ce n’est pas la peine d’essayer d’en débattre avec son enseignant, donc, il ne propose rien. Le professeur, lui voudrait bien débattre mais l’étudiant...

« Ainsi va la vie », aurait commenté Lewis Carrol. Mais de l’autre côté du miroir, je dirais : ainsi va la mort.

Les relations professeurs/étudiants sont un nœud tissé entièrement de présupposés et de procès d’intention. C’est l’idée que chaque partie se fait de l’autre qui détermine le silence de chacun et le silence entretient les a priori des uns et des autres. Un des premiers actes de changement de l’université ne devrait-il pas consister à interroger ce rapport professeur/étudiant fait de non-dits ? Enseignants et étudiants ne doivent-ils pas se donner les moyens de forger leurs jugements à partir d’une confrontation réelle, qui pourrait se dérouler par exemple autour de la question : qu’est-ce que les professeurs attendent des étudiants et les étudiants des professeurs ?

Deuxième considération

Un jour que je proposais à un de mes enseignants de participer à la rencontre, il m’objecta, à peine la question posée, une masse d’arguments pour repousser ma proposition. Il ne m’objecta pas des raisons concernant directement la proposition, ni ne traita des conditions pour y participer, non !, il justifia son refus en se lançant dans une série d’arguments puisés dans son « réservoir à savoir », arguments qui n’avaient aucun rapport avec ma proposition. La seule question têtue qui s’imposait à lui était de traiter de l’idée que le mot « rencontre » évoque. Je constatais peu à peu que cette idée était essentiellement faite de réminiscences : rencontres professeurs-étudiants auxquelles il disait avoir participé, dans un autre temps, autre contexte, avec d’autres individus (« on a déjà fait ça après 68 » !) ; idée faite aussi à partir d’une analyse du terme « rencontre » : « vous savez, dans rencontre, il y a aussi le sens de "se heurter contre", de la bataille donc, alors je ne sais pas si c’est une notion tellement intéressante positive ». Et d’ajouter : « il ne faudrait pas trop la privilégier dans votre projet. »

Tiens, tiens ! « Je vous ai fait un cadeau pour Noël » dit la femme à sa concierge, « un livre de Balzac. » - « Oh, c’est gentil à vous, » répond la bonne dame, « mais ce n’était pas la peine, j’ai déjà un livre. »

En résumé, ce professeur se posait comme un spécialiste de « la rencontre », un de ceux qui en théorie savent ce qu’est une rencontre en soi, peuvent disserter là-dessus infiniment, mais dans un unique dessein : se prouver qu’il est vain de se rencontrer. Mais la spéculation sur le mot et l’idée de la rencontre, ce n’est pas la rencontre ! Or c’est justement le contenu réel de la rencontre, son concret, son objet dont il ne voulait rien savoir. En fait, c’est le projet mettant face à face enseignant étudiant qu’il refusait.


LA SAGESSE DU SAGE EST DANS SA CONTENANCE

Un professeur de philosophie vint voir Monsieur K. et lui exposa sa sagesse personnelle. Au bout d’un moment, Monsieur K. lui dit : "Tu n’es pas assis à ton aise, tu ne parles pas à ton aise, tu ne penses à ton aise." Le professeur de philosophie se fâcha et dit : "Ce n’est pas sur moi que je voulais savoir quelque chose, mais sur le contenu de ce que j’ai dit."
- "Cela n’a aucun contenu, dit Monsieur K. Je te vois marcher lourdement et, tout le temps que je te vois marcher, tu ne peux atteindre aucun but. Tu parles obscurément et, tout le temps que tu parles, tu ne peux rien rendre clair. Je vois ta contenance, ton but ne m’intéresse pas."
(Bertolt Brecht : Histoires d’Almanach)


Pour ma part, ce fut très instructif d’observer comment la philosophie à l’université, c’est-à-dire la philosophie reconnue pour être de la philosophie (je renvoie ici au texte Prélude à une philosophie en acte pour des philosophes debout), peut parfois devenir un vaste dispositif dont la fonction principale est de se bloquer lui-même, plus encore : bloquer les individus qui sont censés s’exprimer à travers la philosophie, à savoir les deux parties elles-mêmes : les étudiants et les enseignants. La philosophie possède un réservoir : son histoire. Celle-ci fournit moult concepts, procédés dialectiques et rhétoriques qui nous sont enseignés. Mais pour faire quoi ? Pour penser, se donner les moyens d’agir, de comprendre son époque, et avant tout de parler, de s’exprimer. Forcément, serions nous tentés d’ajouter. Et bien non, pas forcément !, puisque ce réservoir conceptuel peut être utilisé à l’occasion pour produire les arguments tendant à prouver qu’il faut s’empêcher de s’exprimer, de parler, que toute action, initiative est vaine. Un prof, aurait-il d’autorité le pouvoir de démontrer à « son étudiant », simplement « en ramenant sa science », que tout propos qu’il essaie de formuler est plat, voire idiot ?

Pendant que ce professeur me faisait justement la démonstration qu’il pensait avoir bel et bien ce pouvoir, je me disais que dans l’esprit d’un étudiant qui prendrait ce prof pour modèle, enseigner la philosophie équivaudrait à viser au titre glorieux de résigné capable de fournir une série d’arguments apparemment rationnels - cela peut même aboutir à un livre - pour prouver que la résignation est une juste voie. Il y a là un vice. Dans un lieu dit de philosophie où la tendance dominante du maître est le cynisme passif, la philosophie ne peut alors se retourner que contre elle-même. Ou plutôt, l’histoire de la philosophie se retourne par le biais de ceux qui l’écrivent et la commentent, contre ceux qui vaudraient continuer à la faire. Mise entre les mains de sages résignés, elle devient l’arme qui sert à l’achever. Sous le prétexte philosophique que toute proposition doit être pesée, examinée avant d’être choisie, le choix, la décision sont toujours reportés à plus tard et rien n’arrive jamais. Les études dans pareil cadre ne servent pas à faire avancer la philosophie, mais à renoncer à son devenir, à maintenir le même contexte dans lequel rien ne peut advenir.

Un photographe me dit un jour : « Faire de la politique, dans le sens de travailler au changement de la réalité dans laquelle nous vivons, sans passer directement par le média photographique, est devenu un aspect incontournable de mon travail. Car dans la réalité telle qu’elle est, il n’y a plus rien à photographier. »

Ce que je proposais à ce professeur était du même ordre de ce que ce photographe disait. Je lui proposais de penser l’université à partir d’autres situations que celles qu’elle nous donne pour l’instant à vivre. Le photographe a besoin d’intervenir sur la réalité pour photographier ; le philosophe n’en a-t-il pas tout autant besoin pour la penser ? Lorsque le professeur s’y refuse, les idées qui nous sont transmises perdent toute valeur d’usage, puisqu’elles sont employées seulement à dénigrer toute initiative d’action, d’ouverture d’un dialogue par lequel l’étudiant pourrait trouver cette valeur. Car il n’existe aujourd’hui aucun espace, aucun temps « officiel » dans l’université réservés à l’usage des idées que l’on nous enseigne, un espace-temps où les étudiants pourraient partager ensemble et avec leurs enseignants autre chose qu’une situation de transmission du savoir. Du fait de l’absence d’un tel espace, la transmission du savoir devient alors une fin en soi et la fonction exclusive de l’université. Tant que cela durera, les idées que l’on nous enseigne iront s’échouer et pourrir contre leur propre monument, j’aurais envie d’ajouter des monuments aux morts, puisque des idées érigées à la gloire de leur valeur éternelle et coupées de la vie sont des idées mortes qui donneront toujours des cours mortels. Qu’est-ce que cela donne ? Une marche funèbre jouée par des morts à des mourants !

Kant disait déjà que la raison ne se développe chez l’homme avant qu’il n’ait un grand champ d’expérience. L’on peut en déduire que lorsque le champ d’expérience ne se développe plus, se limite à la répétition d’un seul genre d’expérience, les cours de transmission, la pensée, elle non plus, ne peut évoluer. (Je renvoie ici au texte de Francisco Varela « Représentation et connaissance », cité dans l’article de Federica Bertelli L’impatience ranime ce que la patience a tué).


RUBRIQUE CULCULTURELLE OU LE PRURIT DU GÉNIE EXHIBÉ À LA TÉLÉ

Si la vérité aime à se cacher, c’est qu’elle est laide à savoir, ou une certaine façon pour le lecteur de se gargariser de la petite subjectivité de son auteur favori.

- Oh ! que oui, c’est de la belle littérature, dixit le pivoteur du petit écran...
- Génial ! s’écria Caramba, la nouvelle peau de banane des milieux littéraires parisiens.
- Foutrecul ! surenchérit le pivoteur, ce symbolisme, cette poésie des images, alors ça... Dites-nous, c’est autobiographique ou le fruit de votre imagination ?
- L’écrivaillon, les lèvres pincées la mode littéraire de l’époque le veut, l’écriture, c’est la sensation d’être confortablement installe à la place de Dieu. Ce livre est la trace d’un effort sans cesse reconduit pour exister. L’écrivain produit des œuvres qu’il laisse derrière lui comme les ruminants leurs bouses fétides dans leurs sillons.
- Et le pire est que la vie tient tout entière à ces concrétions, dont le défaut se fait ressentir comme l’air à manquer dans un monde irrespirable. Donc si écrire est un besoin irrésistible, il es bien naturel de laisser cours à ce besoin, mais il est notoire aussi de sentir sa nécessité jointe au délice du soulagement...
- Vous le dites magnifiquement, vous avez accouché là d’un très beau roman, quoi ?
- Caramba : c’est la littérature à l’estomac descendue plus bas encore, jusque dans les ultimes contractions du colon.
- L’écrivaillon : Longtemps savez-vous je me suis retenu d’écrire ce livre. Et son existence est venue là comme une libération à vrai dire, une brûlure obtuse au plus profond de l’intestin grêle...
- Quelle belle définition que celle-là : la littérature, c’est donc l’urgence de la commission honteuse ?, dégorgea pour finir le pivoteur.
- Caramba : Monsieur le pivoteur, indiquez donc au téléspectateur les urinoirs, les urnes, les cacoirs et les foutoirs.

Droit de réponse :

- On t’a appris à bien écrire ; on t’a fait miroiter les récompenses pour qui ménage la syntaxe, les rigueurs du style dépouillé, simple : ce naturel de la vie, de l’attitude, de l’expression qui flatte l’anonyme animalité de l’imbécile heureux, de l’électeur, du parler clair. Tu aurais pu devenir un jeune écrivain, roué à toutes les courbettes des habitués des plateaux télé, un de ceux qui ont une haute opinion des arts, un de ces petits sourcilleux purpurins au ton masticatoire, un de ces comédiens qui savourent les mots, un de ces délicats sans couilles qui se donnent à la littérature dès l’âge de treize ans, un petit parasite, révérencieux, surdoué qui plus est, un spécimen nippon, un petit con qui régale la solitude des retraités et les mémères avisées des jurys !


Troisième considération

Toujours dans le cadre de ces rencontres, je fus amené à discuter avec un président d’université. Se déclarant enthousiasmé par notre démarche, il me parla d’un projet de réforme pour une université nouvelle dont il était l’auteur. Je lui demandais s’il avait rencontré non seulement les responsables syndicaux, mais aussi les étudiants et encore s’il avait pensé à créer dans son université un espace où professeurs, étudiants, personnel administratif se rencontreraient pour confronter leurs points de vue, faire part de leurs exigences, de leurs critiques, de leurs projets. Il me répondit que « non ». Je me dis que ce président avait conçu un projet d’université pour des étudiants imaginaires.

Se rencontrer, organiser concrètement des rencontres, s’y déplacer, y prendre la parole, écouter, répondre sans présupposer de ce qu’on va y entendre ! Ce ne sont pas tellement les idées programme d’une université idéale qu’il n’y aurait plus qu’à appliquer ou faire appliquer - qui manquent à l’université et au monde, mais les corps et des actes qui prennent en charge les idées sur la scène de la vie. C’est l’acte qui compte. Il faut travailler au corps. A corps et à cri. Corps donner. Coordonner.

Quatrième considération

Un autre enseignant me répondit : « Très bonne initiative. Je sors justement d’un cours où je viens de dire à mes étudiants : dans trente ans, c’est la fin du monde : surpopulation, mondialisation du capital, etc. obligent. Il nous reste seulement dix ans pour sortir du capitalisme. Il faut commencer dès à présent, s’y mettre sérieusement et faire vite. C’est une question de vie ou de mort de l’espèce humaine ». Comblé par sa réponse, je lui demande alors : « Il faut absolument que vous veniez à la rencontre et y exposiez votre point de vue ». « Ah non, là je vous arrête tout de suite », m’a-t-il répondu, « je ne peux pas. J’aimerais bien, je suis entièrement d’accord avec vous, mais je suis débordé. Je n’ai pas le temps. Tenez, regardez mon planning, je suis pris jusqu’à fin 96, etc. ».

Cela me fait penser à cette histoire :

- « Monsieur ! Monsieur ! une bombe a été placée juste sous votre salle de cours. elle va exploser dans cinq minutes. Il faudrait que vous sortiez tout de suite si vous ne voulez pas être tous déchiquetés... »

- « J’aimerais bien, j’aimerais bien, mais nous avons pris du retard sur le programme. Il faut que nous terminions absolument ce cours, nous en avons encore au moins pour une bonne heure. »

Quand le système s’emballe, il ne suffit pas de désigner les responsables, il faut aussi se demander en quoi, à quoi soi-même l’on joue.

Cinquième considération

Un enseignant : « Les étudiants !, mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec les étudiants ? Les étudiants sont résignés. Il est fini le temps où les étudiants avaient envie d’agir. »

Le temps où les étudiants avaient envie d’agir, c’est celui où toi, le professeur, tu étais étudiant. Mais aujourd’hui l’étudiant est résigné et toi le professeur tu dis : le temps où les étudiants avaient envie d’agir...



9 heures de clic

4h50 du matin. Nous sommes deux à arpenter ce couloir d’une gare très fréquentée de la banlieue nord. Mon Supérieur, en toute logique, me précède. Arrivés près des tourniquets, à l’entrée de la gare, il m’explique en deux mots quelle sera ma fonction, après m’avoir armé d’une fiche horaire dûment découpée en quarts d’heure, d’un stylo aux armoiries de la société qui m’emploie, ainsi que d’un compteur, petit objet métallique tenant dans le creux de la main avec un anneau très pratique pour glisser le majeur, tandis que l’index aura pour rôle d’appuyer -clic- sur un bouton pression situé au sommet dudit objet. Ma tâche, donc, sera d’actionner mon index droit -clic- chaque fois qu’une personne franchira le tourniquet et de reporter tous les quarts d’heure le chiffre affiché par le compteur sur la fiche horaire, dans le carré correspondant.

Sur ces bonnes paroles, mon supérieur me quitte, non sans me souhaiter bonne chance (?) et me laisse face à mon destin. Il est 4h55, je dispose encore de 5 minutes que je mets à profit pour me trouver la position la plus confortable possible.


"Une étude de la Confédération des syndicats allemands (DGB) prévoit dans six ans une segmentation de la population active en trois catégories : 25 % de travailleurs permanents protégés par des conventions collectives, 25 % de travailleurs périphériques et précaires, 50 % de marginaux, chômeurs et demi-chômeurs." (cité par Jacques ROBIN : Quand le travail quitte la société post-industrielle 1, GRIT, 1993).

La naissance d’une population sous-qualifiée, reléguée dans les marges de l’insertion, sous-payée et rendue ainsi progressivement asociale - une under-classde précarisés - ne peut que remuer l’horreur de dérives moyenâgeuses vers de nouvelles formes de domination auxquelles n’opposer malheureusement, si la charité chrétienne nous insulte, que la lutte insurrectionnelle des banlieues chaudes.


5h00. Les portes s’ouvrent, les riverains commencent à affluer. Mon premier client est une dame à l’âge indéterminé qui semble mal réveillée. Elle me toise d’un air méfiant, sans doute alarmée par la mention SNCF figurant sur le gilet blanc de fonction que j’arbore. Elle finit par se décider et introduit son ticket dans la fente. Le tourniquet tourne, je clique. Quelques instants plus tard, deux jeunes noirs arrivent, sautent par-dessus le tourniquet et poursuivent leur chemin paisiblement. Tiens, je ne leur fais donc pas si peur... clic-clic, quoi qu’il en soit. Encore quelques secondes, et une dizaine de personnes pénètrent dans le hall de gare. Mon index droit s’active.

5h15. C’est l’heure du premier pointage : 137 personnes ont défilé devant moi. Je le note soigneusement, puis reprend mon comptage sans autre état d’âme.

5h19. Le balayeur et la préposée à la serpillière échangent des chuchotements en m’observant à la dérobée. J’ai juste le temps de leur faire un hochement de tête accompagné d’un sourire entendu avant de me focaliser de nouveau sur la rangée de tourniquets qu’assaille une vingtaine de personnes. Clic-clic-clic-clic-clic... etc.

5h30. Deuxième pointage : 312 clients affrontent pour l’instant la grisaille du matin. Mon coup de doigt est devenu très sûr.

6h15. Il fait jour, dehors. Le personnel s’est habitué à ma présence. On ne fait plus attention à moi. Je fais partie du décor, dorénavant. Le flot de voyageurs est devenu régulier, ma vitesse de croisière se stabilise autour de 300, 350 personnes par quart d’heure. Je commence à trouver le temps long.

6h45. Je clique en continu, le compteur affiche 1955 personnes, soit 1955 coups de doigt. Une fille me sourit. Sait-elle qu’elle ne représente pour moi qu’un 1956e coup de doigt ?

7h30. Je pense à mes camarades qui sont sur les quais à compter les trains. A l’idée que cette activité est traditionnellement dévolue aux vaches, je suis pris d’un petit sourire solitaire, ce qui me vaut un regard chargé de haine d’un vieil homme, pensant sans doute que je me moque de lui.

7h45 clic.

8h00 clic. Je me surprends à penser que de tout mon corps, seul mon index droit et mes deux yeux travaillent pour la SNCF. Tout le reste est accessoire. A la limite, je pourrais fermer un œil, le résultat serait sans doute le même. Je tente l’expérience avec l’œil gauche : ça marche.

9h02. Le cap du 5000e clic est franchi par une jeune femme enceinte de type maghrébin. Je voudrais la féliciter au nom de la SNCF, lui offrir un prix, une carte orange 5 zones gratuite, que sais-je... Je me contente de la gratifier d’un large sourire auquel elle ne répond pas. C’est absurde.

9h30 Mon Supérieur m’autorise 10 minutes de pause-café, pendant lesquelles il cliquera pour moi. A ma demande d’être remplacé par un de mes camarades/vaches, il répond avec douceur que les listings sont en principe fixes, mais qu’il va voir ce qu’il peut faire. Sa mine douloureuse indique que ma demande a dû le contrarier. Je vais sans doute le faire travailler en lui faisant remanier ses listes. En attendant, je me remets à cliquer.

10h00. On m’a sûrement oublié. Je clique toujours, ça gravite autour de 6000. Quand je pense qu’il y a des gens qui seraient prêts à faire ça toute l’année contre une assurance vieillesse, une voiture 3 portes, et plus ou moins le SMIC !

10h08. Un quadragénaire, abusé par mon macaron SNCF, se plaint violemment que son ticket pourtant en règle (il me le fourre sous le nez) ne passe pas à la machine. Je lui enjoins de sauter le tourniquet. Il me répond outré qu’il ne peut pas, qu’il a de l’arthrose. A mon aimable proposition de le porter, il manque de suffoquer et me somme d’appeler mon Supérieur. C’est sûr, il va me dénoncer, clamer que je suis un incitateur à la fraude, réclamer ma tête, que sais-je...

11h00 clic.

11h30 clic.

12h00 clic-clic-clic-clic-...

12h30. Je clique comme un fou.

13h00. Ca se calme... Les gens déjeunent, se reposent. J’aurais des remarques intéressantes à formuler sur la fréquence des fraudes (à peu près un client sur 10), sur les animaux et les enfants en bas âge (sont-ils tenus de payer le ticket ?), ainsi que sur la diversité du matériel qui transite par les gares de banlieue nord (2 bicyclettes, 1 échelle et 15 pots de peinture, 1 contrebasse suivie de divers instruments de musique, et tout un lot de matériel de pèche). Mais aucune case n’est prévue à cet effet sur ma fiche. On me demande de cliquer, point à la ligne. Dont acte.

13h45. Au fait, je ne sais toujours pas à quel genre d’enquête je suis censé collaborer. Rétrospectivement, l’idée que cette question ne me vient qu’après 9h de travail me dépite. Aurais-je donc une âme d’exécutant borné ? Dans un quart d’heure, je termine ma journée, je pourrais y réfléchir en déjeunant. Clic.

14h00. Je restitue gilet blanc, fiche, compteur, et stylo, signe dans la case du registre où figure mon nom (je suis une case) et me dirige vers la sortie. 10 mètres plus loin, je me ravise, reviens vers mon Supérieur et lui pose la question de savoir dans quel cadre s’inscrira mon « travail » (sic !!). Il a l’air surpris par ma question. Je précise : « s’agit-il d’une enquête statistique, est-elle commandée par la RATP/SNCF, par l’INSEE, concerne-t-elle seulement l’Ile de France ou également la province, des améliorations de service vont-elles en découler ? » Mon Supérieur fronce les sourcils, réfléchit quelques instants et me répond d’un « oui » évasif.

14h05. Sans plus insister, je franchis la porte de la gare. J’écarquille les yeux car il fait soleil. Je me dis que j’ai le temps de prendre un sandwich à la fac avant d’assister à mon cours d’économie industrielle. Au loin, je vois le bus qui arrive. Je me dépêche.



Solo

Je voudrais parler de l’esprit de compétition dans les concerts. Il s’agit d’un morceau : il y a un guitariste, un batteur percussionniste, un pianiste et une chanteuse. Ils sont donc quatre, ils jouent ensemble. Ensemble dans le sens où ils sont regroupés sur le petit espace de la scène. Le morceau commence, les percussions et la guitare jouent le même thème sur des octaves différentes et sont rythmiquement ensemble. Déjà le clavier se distancie complètement, la chanteuse part loin et dans les hauteurs, elle a fermé les yeux ; elle m’a fermé les yeux. J’ai devant moi une femme qui chante sur la scène pour elle toute seule. Je reviens au guitariste qui lui aussi a fermé les yeux et sourit de manière complaisante à son pote le percussionniste. Le pianiste reste à l’écart, jetant de courts regards à ses potes. La femme reste seule devant la scène toujours les yeux fermés, commençant à sourire, satisfaite par les claquements de main réguliers du public. Ce dernier apprécie beaucoup l’exotisme, surtout assis le cul dans un siège en buvant des spiritueux. Maintenant que tout le monde a bien compris le truc, on va partir dans les solos. D’abord la guitare, alors là il s’en va très loin tout seul, lui aussi accompagné à distance des sourires déjà « bien entendus » de ses potes et du public, fin du solo, il revient sur terre, « c’est ça les artistes » pense le public. Alors c’est le tour du pianiste qui se met au saxophone. Même expression que son pote le guitariste, même gigotement du haut vers le bas, grimaçant d’une jouissance factice, cent mille fois rabâchée. La chanteuse s’y met également. Le percussionniste doit se demander comment il va faire pour se démarquer... Ça va, il est rassuré, il sait qu’il a des objets, des instruments tellement différents des autres que c’est du tout cuit. Il fait son solo. Tout le monde est content, applaudit et allume une cigarette. De quoi je parle ? Je parle du show business ambiant, qu’il soit sur les grandes scènes aussi bien que dans les rues, dans les écoles, dans les facultés, dans les magasins... Cette absence de volonté de s’adresser à l’autre, pour l’autre ; cet insupportable « nombrilisme », que l’on rencontre partout où « ça s’exprime » et qui consiste à faire croire à ceux qui regardent dire, ou faire, que l’adresse leur est généreusement offerte par leur humble émetteur. Ce qu’on en retient, c’est effectivement que c’est « généreusement offert » par le plus ou moins humble serviteur (émetteur) et que cela doit être très satisfaisant. Qu’est-ce que cela me dit ? Rien de plus que ce que je viens d’écrire, c’est-à-dire que s’expose devant moi quelqu’un qui s’expose : rien de plus que ce qu’il est, au naturel, sauf que là, il s’expose. Il ne se soucie pas tellement de moi : et moi je me retrouve dans la situation de regarder ce qui passe sous mes yeux comme je regarderais les fenêtres éclairées des appartements d’en face, interprétant à loisir ce qui ne se joue pas pour moi.


COUPER LA POIRE EN DEUX

"Phénomène récent selon l’INSEE, la situation relative des jeunes s’est constamment dégradée depuis 1970. Le mouvement a été particulièrement net entre 1987 et 1994. Alors que dans les années 70, le niveau de vie des moins de trente ans était comparable à celui des quarante/soixante ans, il est aujourd’hui en moyenne, le plus bas de toutes les générations. Depuis 1975, les jeunes n’ont pas profité de la croissance globale du revenu des ménages. Ils ont en revanche été les principales victimes de la crise, du chômage et de la précarisation de l’emploi. La pauvreté s’est largement répandue parmi eux."
(Le Monde, vendredi 25 août 1995)

C’est sous le cul des ménagères que notre grand pays entend garder au chaud et au calme l’avenir. "Colette Codaccioni, ardente croisée des valeurs et nouveau ministre de la Solidarité entre les générations, s’apprête à mener une réforme de la politique familiale. Derrière ce qui en devrait être le fer de lance : « l’Allocation parentale de libre choix », (APLC) se profile le salaire maternel et tous ses effets pervers."
(Libération, vendredi 2 juin 1995)
"La solidarité entre les générations" va nettoyer les rues de toutes ces "vues" féminines et ces turbulences juvéniles qui en coûtent au porte-monnaie et à l’orgueil du bon ordre.


Finalement, il n’y a aucune différence entre le voyeur et le spectateur : tous deux saisissent des choses qu’ils choisissent comme pourrait le faire celui qui commande une pizza. Il n’y a pas d’échange. Pourtant, l’idée que l’on se fait de dire ce que l’on a à dire semble aller de soi. Mais à qui s’adresse-t-on ? Dans quel but ? Les premières années d’école me renseignent beaucoup : la maîtresse s’adresse à de jeunes enfants, aujourd’hui, je me demande ce que son expérience lui laisse croire sur ce qu’ils sont et sur la manière dont elle leur parle. Et ces jeunes enfants, qu’en est-il de leur adresse ? Je me souviens qu’il y avait un consensus qui faisait que mes camarades de classe répondaient quand ils savaient ce qu’on attendait d’eux et si ce n’était pas ce que l’on attendait, on ne nous donnait pas d’image, donc renvoyés au néant, l’image étant dans les petites classes le reflet de l’enfant sage, reconnu, soumis. On apprend donc très vite à dire ce que l’on veut nous entendre dire, et à ne pas faire ce que cela pourrait faire dire : finalement, on en arrive très rapidement à ne plus s’occuper que de l’idée que l’on se fait de soi en train de dire. C’est ce que j’ai pu observer au lycée. Je cherchais à me confondre avec les autres filles : que ce soit par les vêtements, l’attitude, mais cela ne durait jamais très longtemps et alors, je retrouvais quelqu’un qui se demandait qui elle était et pourquoi elle avait tellement préféré être une autre. Je remarquais qu’en m’adressant à des gens proches, j’étais prise dans ce que je voulais dire, je m’oubliais un instant, le temps de dire. Aussitôt après, j’avais la désagréable impression d’avoir fait déborder quelque chose de trop.

Un peu plus tard, j’entrais à l’École des Beaux-arts : c’est la même chose que je retrouve, des professeurs-professeurs qui parlent de leurs connaissances absolues à des étudiants-étudiants, des artistes qui parlent de l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes à des futurs artistes qui écoutent comme ils pensent qu’un futur artiste doit écouter. On n’en sort pas. Il y a des confusions autour du mot « personnalité » : il a pris le sens de quelque chose qui serait complètement naturel, que des gens ont ou n’ont pas, tout comme le génie de la création, tout comme le « look » que l’on a ou que l’on n’a pas.

J’ai appris que l’importance que l’on met dans ce que l’on dit pour l’autre, est un acte de personnalité : que c’est justement cet oubli de l’idée que l’on a de soi lorsque l’on s’adresse à quelqu’un qui nous fait nous découvrir, déborder, devenir.

Les gens ne se découvrent plus beaucoup depuis quelques années : la marchande de fruit est marchande de fruit, le S.D.F. dans le métro parle aux gens avec le ton de l’idée qu’il se fait de leurs pensées sur les S.D.F., les interprètes éternels des Molière, Racine, s’appliquent à montrer l’idée qu’ils se sont faits de la pensée de l’auteur, les musiciens ferment leurs yeux à leur public, ce qui rend plus crédible la difficile tâche de trouver un « bon feeling ».

Le public, lui aussi toujours présent, observe ce qui se déroule sous ses yeux, il cherche à comprendre quelque chose, peut-être rêve-t-il doucement d’être impliqué là où ce n’est pas encore possible ? Là où il cessera de regarder se faire les choses, pour se mettre à faire également.



Théâtralité/politique :

LE SABOT DU CHEVAL

Je placerai ces mots dans la bouche d’un spectateur qui, au cinéma, s’aviserait : « un film réussi est un film qui nous fait oublier que c’est du cinéma, une bonne histoire s’emploie à faire oublier qu’elle est une fiction ».

Une opinion envahissante sur l’image en général part de cette idée qu’elle serait un simple médium, véhiculant un contenu que l’on jugera en référence à la réalité réelle ou imaginaire qu’il est censé représenter. Par « réalité » j’entends ce texte primitif, précédant le langage cinématographique et que ce dernier devrait nous restituer de façon plus ou moins complète. L’approbation « on y croit », par ailleurs, devant confirmer cette vocation de l’image produisant des impressions, qui confondent chez le spectateur la différence entre « la réalité réelle » et la représentation qui en tient lieu [1].

Récemment, je remarquai dans le film de Coppola Coup de cœur rien qu’un détail qui inflige un démenti à cette opinion. Une scène du film montre un décor qui ressemble à un décor, (en l’occurrence les montagnes de l’Arizona l’été sous un ciel étoilé) sur fond duquel des amants brûlent leur passion. Le « dispositif-décor » est montré en tant que tel sans qu’il soit question de faire illusion du « vrai paysage ». Cet artifice, ce « faux sans réplique » - pour détourner une formule de Guy Debord - diverge, selon moi, du « vrai-semblable » : du semblable au vrai, l’idée que l’on se fait de la réalité vraie, celle que l’on va représenter et dont l’image devrait être l’analogue.

Car l’idée de représentation présuppose toujours pour la conscience une vérité que l’image devrait lui réfléchir, et que bien souvent elle lui mâche. Cette réalité vraie désigne au spectateur comme « une réalité sans réel » qui, à la fin du film, le laisse à la consommation d’un mirage : « ce n’était qu’un film ! le temps d’une illusion », dit-on - cette adhésion à la puissance illusoire de l’image qui a tôt fait de me livrer aux amertumes d’une descente de trip. Pourquoi veut-on me faire oublier que je suis assis là en train de regarder un film, film qui ne montre ni choses, ni personnages calibrés pour l’espace de la fiction, mais déploie l’avenir d’une image et les aventures d’un regard qui lui survive ?

Parce qu’ailleurs, à Mantoue au palais du Té, toujours dans le hors-sujet, il y a une fresque de l’École Maniériste qui leurre chez le touriste la certitude de voir. Elle figure un paysage au premier plan duquel un cheval capte d’évidence l’attention : le mammifère hasarde un sabot en dehors du cadre de la fresque, qui est peint. Le trompe-l’œil est produit par le fait que le sabot repose sur l’entablement d’une porte du palais, que la fresque surplombe ; de là pour le visiteur cette suggestion que le trot du canasson l’entraîne vers « une sortie de cadre ».

Le cadre du tableau est par là désigné comme le cadre de la représentation, dont le trompe-l’œil digresse la limite. Mais cette digression conserve plus qu’elle ne détruit la fonction du cadre. Par cet effet d’optique, ou plutôt cet effet de surface, elle met en jeu une certaine mobilité du regard.

Cette mise en jeu s’apparente à la recommandation hilare du peintre qui s’adresserait ainsi à l’amateur : « le sabot de la carne t’indique comme une boutade le hors-cadre. » Mais ce hors-cadre n’est pas le dehors du tableau. « En dehors du tableau ton regard est aveugle. À l’inverse si tu t’obstines à fixer ce que montre le tableau et que tu penses que ce qu’il montre rassemble la totalité du visible, alors tu passes à côté du hors-cadre et tu n’auras rien vu du tableau. »

Ce hors-cadre doit donc bien être une dimension du tableau dérobée à ton regard, absorbé au point de fixation du visible, dans l’abandon à l’évidence du sujet.

Mais s’il n’est une région du tableau, n’est-il pas plutôt alors façon de voir ? Et ce que la peinture communique là à l’amateur n’est-ce pas l’émergence d’une vision de la vision ?


L’acteur ne joue vraiment que s’il se met en jeu : qu’il devient l’enjeu par lequel il s’attire la chance du devenir. Il joue pour connaître, sa maîtrise ne le précède pas, mais le tente quelque part au bout de ses actes.


Que les choses ne soient pas visibles, mais qu’elles le deviennent - Klee dit « rendre visible » - exige du regardqu’il apprenne à voir. Mais n’appelez surtout pas cela éducation du goût ou formation du jugement, il s’agit plutôt de la découverte d’un champ du réel possible ; une façon encore d’affirmer que ce que nous appelons réel est le produit d’un mode de description, d’un certain cadrage, et qui peut former au-dedans de nous soit un espace d’exclusion et de fixation, soit une vision du hors-champ et de la digression.

C’est ainsi que ce tableau m’est apparu en quelque sorte comme une « opération visant à changer le regard ». Et c’est cet aspect opérationnel de la peinture qui captive, c’est-à-dire ce régime d’activité que l’œuvre propose comme genèse de la vision et non plus comme objet « donné » à la perception. Tout le contraire de l’aveuglement lorsque l’objet devrait refléter l’opinion formée en moi par les critères et la catégorie esthétique à laquelle le référer.

D’une scène à l’autre, « à travers la théâtralité, il ne s’agit pas d’exposer à un public une "vérité de représentation » ou la représentation d’une vérité mais la vérité des hommes qui agissent dans le cadre d’un réel de la scène ». C’est de cette façon que j’avais défini de façon lapidaire mon travail d’acteur. Cette théâtralité a fait ses preuves et a déjà donné ses raisons [2]. Ce « théâtre des opérations », dont parle Marc’O, un « théâtre opérationnel », délimite un « espace d’activité » où agir « en acteur » plutôt qu’une scène de la représentation où « interpréter un rôle ».

J’aimerais m’expliquer ici sur le sens et les conséquences de ces affirmations par un détour.

UNE PRATIQUE DE L’INFORMATION

Avec les protagonistes des Périphériques vous parlent et de Génération Chaos nous intervenons, depuis plus d’un an avec des saynètes sur les campus d’université, dans la rue, lieux et réunions publiques façon commando (15 à 20 personnes). Il s’agit là de prises de position et de parole qui suscitent dans leur sillage des débats improvisés avec les gens ; quelquefois nous nous frottons aux forces de l’ordre, comprenez des frictions avec les forces de l’ordre du discours qui font respecter le bon usage de la parole.


Un humanitaire à un étudiant :
« de quoi vous plaignez-vous donc, alors que des millions d’enfants meurent de faim de par le monde, et n’ont plus rien ? »

Un humanitaire à un enfant déshérité du tiers monde :
« tu te plains d’avoir faim alors que des millions d’enfants sont déjà morts ? »

Un humanitaire à un enfant mort :
« au moins toi tu reposes en paix. Pense un peu aux millions de vivants qui continuent d’endurer les pires souffrances. »


La plus récente des saynètes donne les chiffres de la pauvreté en Grande-Bretagne - 1 enfant sur 3 est pauvre en Grande-Bretagne. Il s’est agi, en l’occurrence, de « théâtraliser » une statistique, suivie d’un discours prenant la mesure du désastre dont elle chiffrait l’ampleur au plan social. Notre intention sur ce point n’était pas d’ajouter un commentaire aux analyses qui font pléthore sur ce phénomène, mais de donner corps à une information, dont le sens et la portée sont dérobés au citoyen. Notre dessein, par ailleurs, n’a jamais rien sacrifié à l’ambiguïté sur le point « du politique ». Ces interventions, si elles permettent un éveil de la population, n’en doivent pas moins être suivies de la création d’une force de résistance que nous voudrions résolument contagieuse.

Ce « discours en acte », pour ainsi dire, s’achève par la phrase de Serge DANEY : « L’information n’est pas un dû mais une pratique ». Rajoutons, soutenu d’un esprit aussi peu objectif que possible, en l’occurrence totalement étranger à la neutralité de ton requise pour ménager le spectateur.

C’est que la désinformation ne consiste pas tant dans l’omission ou la falsification des faits, mais dans la compréhension forcément lacunaire des conséquences de tout message. Et s’il y a toujours une tendance à confondre la violence des signes avec celle des faits, c’est parce que le recouvrement de la violence des faits est un phénomène médiatique constant, qui ressort dans cette façon de faire fonctionner le langage « à l’économie ». Lorsque les mots qui servent à nous faire comprendre ce qu’il en est de la réalité, retiennent jusqu’à l’avarice la cruauté qui dort en eux, c’est la réalité qui finit par nous devenir anonyme. Informer c’est mobiliser les ressources du langage à travers le vivant, le corps. Cette mobilisation vise une attitude éloignée de la distraction mortelle de l’existence.

AVEZ-VOUS VU MON PERSONNAGE ? LE CASTING GLOBAL

L’expression de « nouveau théâtre politique » a été avancée dans différents articles (Terme utilisé par Gilles Costaz dans L’économie culturelle du 17 octobre 1994 et Politis du 2 février 1995 et par Jean-Pierre Thibaudat dans Libération du 6 février 1995) pour définir nos interventions. Elle est légitime à condition toutefois qu’elle ne s’impose pas comme une limite à la connaissance, c’est-à-dire qu’elle ne joue pas comme une catégorie qui épinglerait l’acte artistique pour en finir avec lui. En tout cas à la condition que « théâtre politique » traduise autre chose qu’un « acte de militance » qui userait d’un support attrayant pour véhiculer des messages d’ordre politique, que ce soit en référence au théâtre engagé ou encore à une forme dérivée « d’agit-prop ». Rien de plus étranger en la circonstance que l’idée d’un théâtre « exprimant » en apparence des idées politiques ou sociales.

Toutefois, partant de « ce label », chassons de là quelques fantômes que l’époque aime à raviver : l’humanisme de « l’artiste » où l’art dans la rue quand il chausse les guenilles du saltimbanque toujours prêt à réchauffer l’atmosphère d’un monde sans pitié à l’aide de quelque artifice émotionnel. Disons tout de suite que nous préférons jeter le froid plutôt qu’entretenir une ambiance tiédasse, réchauffer l’atmosphère - ou encore comme l’on dit de nos jours « faire de l’animation ». De l’activation plutôt ! L’activité artistique se doit de poser les problèmes de la vie, et certainement pas s’employer à nous les faire oublier par des pitreries à la mode.

Pour essayer de capter ce qui relève du politique, qu’il me suffise d’évoquer la position des intervenants des Périphériques et de Génération Chaos. Chacun en effet joue son propre rôle. Ce « propre » n’en appelle à aucune espèce de spontanéité où de naturel, de « subjectivité » dont la rigueur des conventions sociales blâmerait l’expression.

Plus exactement le geste politique de l’acteur relève de sa capacité de différer d’un rôle - du rôle qui fait de l’individu un rouage - auquel l’assignent des valeurs, qui ont fini par tracer tant les limites de son langage que celles de sa vie.

Il y va de la mort d’une certaine représentation fondée sur la notion de « personnage ». Sachant combien est grande l’hégémonie d’un art d’illusion validé par des critères de vrai-semblance - puisqu’il s’agit de fabriquer du faux, il faut aussi pouvoir l’authentifier - je dirais que chacun des protagonistes travaille avec les autres à « sa semblance » - c’est là du moins mon opinion. De ce point de vue, à l’identification au personnage, que l’avater des jeux de rôles [3] pousse à son comble, l’activité de l’acteur vise la différenciation au rôle, plus exactement à sortir de l’imaginaire aliéné qui en tient lieu.

L’idée de représentation présupposait que les acteurs sur la scène sont des « valants pour autre chose » et que leurs actes sont les descriptions des actes des personnages qu’ils interprètent. L’activité de « représenter » un personnage où de jouer un rôle ne tombe pas des nues. Elle se ressent des contraintes que fait peser sur les individus une société du casting qui série l’utilité humaine en fonction des besoins de production et dans laquelle l’individu vient investir un rôle qui lui préexiste, au théâtre bien évidemment, mais tout autant dans le monde du travail, en famille, à l’école. La typologie des personnages, elle, puise dans un répertoire des rôles sociaux. Ne dit-on pas du quidam à la star qu’ils ont « la gueule de l’emploi ».

Si le casting structure ainsi au plan du spectacle la reproduction des rôles sociaux, c’est qu’il réfléchit le monde de la représentation sociale [4]. Que des comédiens, ensuite, avouent avec une confiante abnégation servir l’auteur, la volonté du metteur en scène ou encore la profondeur désenfouie du texte n’est certes pas un hasard quand on songe au pathétique avec lequel les serviteurs de la France se dévouent à l’état et désignent cela à la crédulité publique comme un signe de probité.


L’acte poétique, c’est l’obligation de résultats. "La poésie doit avoir pour objectif la vérité pratique", disait Lautréamont.


Dans la représentation des interprètes ont à charge d’actualiser une œuvre. « Servir l’œuvre » est une façon d’en nier toute appropriation par l’acteur. À lui seulement d’en restituer la présence différée ou de déployer la vérité initiale qu’elle referme. À charge encore pour l’interprète « d’illustrer » cette œuvre à travers ce que Derrida critique comme « la clôture de la représentation » (in L’écriture et la différence, éd. du Seuil).

Mais cet oubli de soi ne tombe pas des nues. Si la notion de rôle prend ce sens négatif c’est que, nous ravissant aux sunlights du spectacle, elle nous révèle d’une certaine façon le sacrifice de l’humain qui s’opère par son truchement, et cela sous couvert des critères sociaux de qualification. Quand Sartre parle de ce garçon de café qui « joue au garçon de café pour réaliser sa condition », c’est pour signifier que ce garçon de café adopte les attitudes, les gestes, les inflexions de la voix qui incombent à la représentation qu’il a de son rôle. Les signes ostensibles de cette fonction qui est sienne finissent par composer cette identité de garçon de café qu’il épouse et auquel il doit coller sous peine de tomber hors de lui-même. « L’enrôlé » parlera d’ailleurs de son personnage comme d’un autre, à la scène comme à la vie : soit ce personnage social dont il impute le modèle à sa fonction - il avoue qu’il est « un rouage du système », soit ce double imaginaire comme d’une idée qui peut pénétrer la surface de son corps : cette peau du double qui forme les contours de sa sujétion et dans laquelle il doit faire transpirer un caractère.

L’ordre de difficulté que rencontre l’acteur sur la scène lui donne un avant-goût du combat à mener contre la conservation d’une vie « salariée » où chacun compte ses efforts pour en percevoir le dû, le salaire. La schize entre moi et ce personnage que l’on me demande de jouer ne trouve-t-elle pas son analogue dans l’homme coupé du produit de son travail à travers les dédoublements en série que ses rôles lui imposent ?

Rapprocher l’art de la vie est une tâche conquérante à condition de distinguer clairement le simulacre dont la vie tient lieu, et dont le théâtre se fait légitimement le reflet. Revendiquer pour l’homme qu’il fasse acte de personnalité sur scène et dans la vie, c’est là peut-être le nerf de la théâtralité politique. Par là elle diffère de la représentation théâtrale en ce qu’elle destine l’acteur à lui-même, elle le situe dans un rapport d’immanence à lui-même : il n’est plus le moyen de la représentation mais le sujet concret qui, à travers les actes qu’il produit se produit lui-même comme « auteur de ses actes » sur la scène de théâtre, mais aussi sur la scène de la vie. J’y vois là une définition de la poésie, de l’activité poétique en quelque sorte, lorsqu’elle vise « la production de soi ». En conséquence l’activité artistique ne peut éviter de poser, par les pratiques qu’elle met en œuvre, et certes pas par volontarisme, comme préalable au choix qu’elle fait de ses sujets le traitement qu’elle réserve au sujet.

Quant aux scrupules des puristes, des pinailleurs, des « artistes » qui font des moues de Sainte Nitouche devant la dénaturation de l’esprit saint qui plane au-dessus des grimoires des grands textes, ils y voient là une sorte d’opération profane dévaluant la réputation dans laquelle ils tiennent le théâtre. Tous ceux-là auxquels le mélange des genres - le transfert de fluides - font horreur, me font venir à l’esprit la façon dont la vertu des vieilles filles sent à plein nez le coït exécré.

DE L’USAGE DU CORPS

(ou les Périphériques arrivent avec des percussions dans les manifestations)

Quand le politique emprunte aux mouvements du corps, aux paroles scandées, c’est l’orthodoxie du discours que l’on insulte. C’est qu’au corps colle le scandale de la jouissance, qui enfreint les conditions du sérieux qui installent la légitimité du discours politique. Je ne fais pas seulement référence ici à une certaine aridité lexicale - la langue de bois - qui exaspère le citoyen, mais à la domination « d’un ton de bon ton » à reconnaître.

Il nous est arrivé d’en découdre avec certains personnels de « l’encadrement civique » qui, à la hâte, refoulent tout discours qui ne se range pas au conformisme, en premier lieu à ce que j’appellerai « des précautions d’énonciation ». L’irruption de percussions, de la danse dans l’acte politique introduit une sorte d’incongruité intellectuelle, qui peut surprendre.

Et l’attitude réactionnaire, qui affiche ses largesses contestataires jusque dans les rangs des « amis de la jeunesse », et que l’expérience nous a maintes fois apprise, ne tolère pas la confusion des genres. Leur méfiance compose en eux ce déni qu’ils sont morts avec leurs formules qui agitent péniblement la langue des mots d’ordre. Plus encore comment les croire quand ils écument le changement à la bouche de leurs porte-voix, puisque leurs corps disent le contraire, brimbalés lors des poussées sociales sur des relents de tubes, défilant comme momies sur des cadences molles qui emmènent la jeunesse vers les cimetières politiques.

Ce ne sont pas les foules mais ceux qui les mènent qui redoutent que l’on élève trop fort la voix, et qui préfèrent les voir se faufiler dans des espaces sociaux à angles morts où l’on distille de la musique de supermarché pour bercer des rêves de néant. « Qui sont ces gens qui s’agitent en faisant de grands gestes ? Vous ne nous ferez pas croire que c’est ainsi que l’on fait de la politique ? », comme si le geste était cette gesticulation à laquelle le corps s’abandonne, un parasite de l’élocution. Quant à moi je retiendrai du geste sa provenance latine à travers le verbe gerere qui signifie faire. La question est alors de savoir : qu’est-ce qu’ils font quand ils font des gestes ? Ne s’agit-il pas plutôt en la circonstance de se dé-faire d’une certaine manière de faire de la politique qui coince toujours dans les mêmes attitudes ?

Quand Foucault affirme du pouvoir qu’il est d’abord un pouvoir sur le corps de l’autre, il y a à interroger ce dressage des corps qui précède et annonce toujours celui des esprits. J’imagine mal une autre manière de faire de la politique que n’impulse une volonté de rompre les rangs qui nous assignent à un certain nombre de postures « normalisantes », ceci afin de donner à la pensée l’espace où elle s’exprime. L’attitude « cul de plomb », selon la formule de Nietzsche ou encore « fesses d’airain » des experts ne nous aide guère à nous relever de la pensée sise. De là l’alternative de développer « une philosophie en acte » pour des philosophes debout à l’essor de laquelle employer notre énergie. Mais ceci est un autre commencement. (Voir justement l’article Prélude à une philosophie en acte pour des philosophes debout)



Soldats non-uniformes

Participant au développement du projet des États du Devenir, notamment à travers nombreuses rencontres avec des personnes ou associations qui en sont devenues parties prenantes, je n’ai cessé de chercher à savoir ce à quoi peut mener un tel projet. Je ne veux pas dire ce à quoi il nous amènera sûrement, disons que je me demande quelles perspectives peuvent être ouvertes ou se révéler à travers une telle entreprise. C’est paradoxalement à la lumière de la spécificité de la révolte des communautés paysannes indiennes du Chiapas au Mexique avec l’Armée Nationale de Libération Zapatiste, - ils se sont faits connaître un 1er janvier 1994 - qu’il m’a semblé pouvoir saisir certaines de ces perspectives. Suite à un documentaire diffusé en mars 1995 sur Arte : La véridique légende du sous-commandant Marcos de Tessa Brisac et Carmen Castillo, j’ai relevé quelques passages des entretiens avec le sous-commandant Marcos, passeur, porte-parole de la guérilla, qui m’ont particulièrement marqué. Le premier concerne l’approche même de leur mouvement : « Il ne faut pas idéaliser l’armée zapatiste, sinon on n’y comprend rien. »

Dans un Mexique tout entier organisé pour la zone de libre-échange avec Les États-Unis et le Canada, une fausse note est venue briser l’idylle libérale. Sacrifiés du développement économique, condamnés à disparaître, à mourir dans l’indifférence, ces communautés indiennes ont eu recours à l’argument des armes pour se faire entendre. Plus qu’à déchirer le silence, ils sont parvenus à créer une ouverture politique et culturelle dans laquelle toute une partie de la société mexicaine, jusqu’ici inerte, s’est engouffrée pour des revendications concernant « le travail, la terre, un toit, l’alimentation, la santé, l’éducation, l’indépendance, la liberté, la justice, la démocratie et la paix ». À la surprise de beaucoup, de « ces mots usés », ils ont réussi à extraire de la vie, un combat qui tient en échec toute une classe de financiers et de politiques persuadés de la solidité et la stabilité du régime politique et économique qu’ils voulaient imposer à tout le Mexique.

Parlant de ces paysans indiens « prêts à mourir pour leurs idées » et pour leurs vies, Marcos déclare : « Ils sont très humains, et il faudrait qu’ils puissent le rester, qu’ils soient moins longtemps des soldats et plus longtemps des êtres humains, même comme soldats d’un type nouveau. C’est bon pour eux et pour cette armée, c’est bon pour cette armée que son but le plus élevé soit de disparaître. Et le fait de comprendre et d’assumer que nous ne sommes ici que pour un temps et que dans le meilleur des cas cette arme et cette cagoule ne seront plus nécessaires, ce n’est pas pareil que de former une armée dont l’objectif serait de se maintenir au pouvoir. » Quand on évoque l’idée du devenir, on se heurte à tous ceux qui en dépit du prix à payer, il se chiffre en vies humaines, continuent à maintenir l’ordre des choses. Certaines des politiques que nous subissons, aujourd’hui, se justifient d’une rationalité et d’une connaissance aiguë, pour ne pas dire de « spécialistes », des phénomènes économiques, alors qu’à l’évidence, elles ne véhiculent qu’absurdités, ignorance et impuissance. À force d’en rester aux mêmes formes et au même fond, elles ne font que prolonger ou aggraver des situations sociales et culturelles invivables.

Quand j’entends le sous-commandant Marcos souligner la défection de toute une partie de la gauche mexicaine, je me demande si le cynisme qu’il évoque n’est pas aujourd’hui un masque ou plutôt un prétexte pour éviter toute remise en question. « On ne s’attendait pas à trouver une gauche aussi cynique, dans ce pays : "tant pis, tout est perdu, maintenant chacun pour soi, et sauve qui peut" (...) Des gens qu’on avait vus il y a dix ans très radicaux, très révolutionnaires, très engagés, on les a retrouvés en fans du néolibéralisme. Pour nous, ça été très dur, dur à comprendre, pas pour la déception personnelle, mais nous ne comprenions pas. Nous ne comprenons toujours pas ce qui s’est passé en dix ans pour que les gens qui auraient dû savoir que ça valait le coup de lutter aient abandonné et que ceux qui n’avaient rien à gagner soient prêts à lutter. »


Les journaux pour une fois furent peu bavards. lls se contentèrent de rapporter les « faits » de ce jeune meurtrier de vinqt-cinq ans qui, avant d’assassiner deux hommes, commença par décapiter des pigeons. Il mettait les têtes de ces pigeons dans un bouteille où il les laissait pourrir, puis il respirait les effluves de la mort au goulot, cette sacrée odeur de la mort qui l’enivrait et qui dut lui composer un goût de meurtre dans la bouche. La vie est belle. À son procès il avoua avoir décapité une de ses victimes humaines après l’avoir tué. Il garda la tête avec lui quelques jours, lui parlait, s’excusait de son geste et lui fit une conversation macabre sur la vie et sur sa destinée. Cette dangerosité pathologique, dont la justice ne sut très bien parler, à vrai dire cette dangerosité de la jeunesse abandonnée à des occupations bizarres en période électorale, ne fit outre mesure que quelques bruits de couloir dans le grand hall du monde affairé où la vision comptable de l’existence absorbe le tumulte des désaxés. Ces crimes imprévisibles n’affleurent que très peu à la conscience de la ménagère préoccupée d’une seule chose : du maintien d’un pouvoir d’achat qui lui garantisse de vieux os. L’odeur des cadavres mêlée au remugle des plans d’épargne bloqués composent une société puante.


La vitalité des États du Devenir tient à la révolte qui motive ceux qui y participent. Ils ne se révoltent pas pour mieux survivre, mais d’abord pour vivre, pour l’opportunité de vivre, j’aimerais citer à ce propos Georges Bataille dans La part maudite : « Les hommes assurent leur subsistance ou évitent la souffrance, non parce que ces fonctions engagent un résultat suffisant, mais pour accéder à la fonction insubordonnée de la dépense libre. » Quoique G. Bataille l’utilise dans un tout autre sens, plutôt celui du don, je ne peux m’empêcher en citant cette phrase de faire le lien avec le concept de dépense développé dans le n° 2 des Périphériques vous parlent. Brièvement évoqué, la dépense, opposé à la consommation, c’est penser l’usage de ce que l’on se procure. À mon sens, la révolte implique aujourd’hui la dépense, et le don. Récemment un documentaire retraçait le parcours de « déclassés », sans domicile fixe, précarisés qui créaient une société des bas-fonds dans le seul refuge qu’ils avaient pu trouver : un tunnel de New-York ; un de ces expulsés de la société concluait la fin du film en déclarant que « le seul moyen de tout garder, c’est de tout donner ». Pour vivre dans une époque en proie aux contradictions les plus absurdes, le seul moyen de garder la vie, la dignité, l’intelligence, bref ce qui fait de nous des êtres humains, c’est sans doute d’aller au bout de nos capacités de résistance, d’imagination pour un avenir à faire, et ceci même à partir de rien, de la misère la plus atroce. Cette révolte qui n’oublie pas le don, la possibilité du don, nous enseigne en premier lieu qu’il est impossible d’être à la fois un consommateur ignare soumis au marché, incapable de mesurer les conséquences de ses actes et un révolté qui veut conquérir un devenir.

Évoquant l’histoire de la guérilla - ils n’étaient que six à l’origine - le sous-commandant Marcos raconte comment ils ont dû apprendre à écouter les paysans indiens, parce que le langage et le contexte culturel étaient différents des leurs. Un des éléments essentiels de la coordination pour les États du Devenir me paraît être cette qualité de l’écoute. Elle est nécessaire dès l’instant où nous nous situons dans le cadre d’un projet qui s’articule et se développe à partir des spécificités, des différences de chacun. Bien peu, je crois, peuvent se vanter d’avoir appris, cultivé cette qualité de l’écoute qui finalement amène à comprendre que « l’autre » ne soit pas le responsable de ses frustrations, mais celui avec qui chacun va partager la vie.

En famille, dans nos écoles, et dans beaucoup d’autres espaces sociaux, ce qui s’apprend de fait, j’ai envie de dire « de soi », c’est la couardise, la crainte de l’avenir, le « en avant comme avant ». Certes « l’avenir n’a jamais été aussi incertain », mais justement c’est lorsque les lendemains sont inconnus qu’il nous faut apprendre à l’inventer. Le rôle, la responsabilité de chacun n’ont peut-être jamais été aussi déterminants pour l’avenir. Le pire qui peut advenir, c’est notre aveuglement sur les raisons profondes de notre désarroi, de notre ignorance face à une situation radicalement nouvelle. La débâcle des certitudes, en soi, n’a rien d’effrayant, c’est l’idée que l’on se fait de cette débâcle qui nous fait peur, nous en faisons une réalité redoutable : l’avènement d’une société qui va faire de nous des étrangers sur une terre étrangère, nous poussant à nous accrocher aux idées vieilles de sécurité, de stabilité, d’autant que l’obsession du confort moral et matériel, du conformisme nous pousse à percevoir la précarité de l’existence comme les effets d’une crise passagère et non comme le mouvement inéluctable de l’Histoire elle-même. Nous assistons à un impressionnant retour à ces valeurs qui ont fait le vichysme, le pétainisme ou autres formes politiques de la lâcheté, de l’abandon. N’est-ce pas ce que confirme un sondage du CCA rapporté par le journal Le Monde du 20 septembre 1995 ? Il dévoile que « 59 % (du public interrogé) (contre 22 %, cinq ans plus tôt) affirment partager l’opinion selon laquelle « il vaut mieux ne pas sortir des sentiers battus, suivre les règles plutôt que de montrer sa différence ». L’heure serait plutôt « à attendre avant d’innover » (85 %), (...) et à « encourager les étrangers à repartir chez eux » (59 %). Cette sensibilité conservatrice est particulièrement nette pour ce qui concerne l’emploi féminin. En 1995, 54 % des personnes que le CCA a interrogées considèrent qu’il est préférable de « favoriser les femmes au foyer plutôt que de favoriser leur travail ». À l’heure, où les sciences nous invitent à reconsidérer totalement notre vision du monde et de l’homme, il peut sembler paradoxal qu’une majorité se replie et s’immobilise dans l’attente d’un retour du « bon vieux temps ». C’est une réalité qu’il ne faudra pas oublier dès lors que l’on évoquera le mot « résistance ». Car c’est bien ce qui s’annonce : une vague réactionnaire à laquelle tous ceux qui veulent encore espérer en leur devenir ne pourront manquer de s’opposer.

J’ose encore espérer que ce qui bouleversera nos vies, ce ne sera pas la précarisation et ses cortèges de populations sinistrées, mais la mobilisation de nos capacités de proposition, d’imagination, d’initiative, pour devenir vivant, pour ne pas se laisser gagner par la médiocrité, rejeté dans une difficile survie ou la folie.

Pour conclure, je voudrais citer encore une phrase du sous-commandant Marcos, que nous pourrions faire nôtre pour les États du Devenir : « Nous ne voulons pas qu’on hérite de nous le culte de la mort. On veut laisser en héritage le culte de la lutte. Et comme on dit ici, pour lutter, il faut être en vie, morts on ne peut plus lutter ! » Échapper aux réalités douloureuses du quotidien, se plonger dans la résignation, s’abandonner à la mort lente, ces tentations hantent l’époque, mais cet état d’esprit ne saura ôter à certains le goût de la vie. Faisons qu’ils deviennent très vite la majorité.



Le repos du fakir

Ergonomie : du grec ergon, travail, et nomos, loi, étude scientifique des conditions de travail (psychologiques et socio-économiques) et des relations entre l’homme et la machine.

Par extension, le terme ergonomie est employé pour désigner des normes de rapports du corps au mobilier urbain : comment tout type de personne peut-elle s’asseoir confortablement sur un banc public, ou ne pas tomber en se penchant d’un pont ? Mais aujourd’hui, la norme ergonomique est surdéterminée par d’autres impératifs : le mobilier urbain ne doit plus être utilisé de manière transversale, l’espace public ne doit plus être « squatté » par des « indésirables ». Le design urbain évolue donc dans ses formes mêmes pour empêcher certaines positions, notamment la position couchée : les bancs et les sièges s’individualisent, leur largeur est réduite et leur assise inclinée, leur surface devient glissante. Peu importe que ces nouveaux bancs ne soient plus confortables pour les personnes petites, âgées : leur fonction n’est plus ergonomique, elle est sélective.

Le mobilier urbain est la partie visible de l’espace urbain planifié. Des signes d’une stratégie plus générale. Par un minutieux contrôle de l’espace, designers, architectes, paysagistes éliminent tous les recoins, les angles morts de la ville. Les sans-abri, clochards, marginaux, ne doivent plus pouvoir se retrancher nulle part. Ils ne doivent plus même pouvoir s’accrocher, s’agripper aux bornes de l’espace dit public : elles glissent. Les « non-passants » s’acheminent alors vers des lieux moins contrôlés, où il est encore possible de résister au balayage hygiéniste, de faire obstacle. Dans l’espace le plus planifié, autour des grands monuments, seuls ceux qui possèdent des facultés de fakir peuvent se jouer de ces ordres ergonomiques. C’est une guerre de position. Dormir par terre, sur des pointes de granit, ou circuler. Dans ce contexte, créer simplement un mobilier convivial est déjà un acte de résistance. Un mobilier urbain multi-fonctionnel contredirait plus encore la stratégie actuelle. Par multifonctionnalité, je n’entends pas le type de mobilier extensible des kitchenettes étriquées, mais des mobiliers appropriables de multiples manières, ludiques et fonctionnels, adaptés à des contextes spécifiques. Le champ est grand ouvert.



Prélude à une philosophie en acte pour des philosophes debout

S’il s’agit ici de philosophie ce n’est certes pas pour l’ériger comme une catégorie disciplinaire qui désignerait et exclurait les non-philosophes. À la question : qu’est-ce que la philosophie ?, nous lui donnons d’emblée ce sens : une manière d’être qui s’incarne du matin au soir, la recherche d’une pensée qui pense son présent et surtout son avenir. La philosophie recoupe, certes, un champ hétérogène de pratiques à l’intersection tout autant des « sciences dures » que des sciences humaines, mais au-delà des champs qu’elle investit, nous estimons que la philosophie doit être faite par tous et pour tous, comme Lautréamont l’affirmait de la poésie. Par conséquent elle ne peut être le credo d’une minorité s’adressant les uns aux autres dans le cadre d’une société savante composant souvent, pour la représentation commune, un zoo humain avec son jargon spécialisé.

Isabelle Stengers faisait à propos du philosophe cette remarque un peu ironique : « Le philosophe est le seul que je connaisse qui dira que lui et quelques-uns de ceux qu’il connaît sont des philosophes mais que tous les autres ne le sont pas ». À l’inverse ce serait faire preuve de naïveté et de volontarisme de laisser entendre que tout le monde est philosophe. Disons plutôt que, si tout le monde ne l’est pas et que ceux qui le sont, ne sont pas toujours ceux qui se prévalent de l’être, qu’est-ce qui fait alors que chacun peut, à un moment donné, faire surgir de la philosophie ? C’est à la mesure de cette question que l’on fraiera - à vouloir parfois nommer l’innommable : la sophia de la philosophie, et à désacraliser le sacré. Pour retourner une formule de Leibniz qui dit que « tout n’est pas vivant, mais il y a du vivant partout », tout n’est pas philosophie mais il y a de la philosophie partout.


Comment pourrait-il y avoir une méthode, un système pour atteindre à ce qui est la vie-même ? Pour ce qui est immobile, fixé, mort, il existe une voie d’accès, un chemin tracé ; il n’y a rien pour parvenir à la vie. Ne commence pas par réduire la réalité à un paysage gelé pour pouvoir, ensuite, prétendre en trouver le chemin.

Bruce Lee, Tao du Jeet Kune Do.


Il s’agit ici, en l’occurrence, de la position et de la situation de quelques étudiants et professeurs en philosophie et autres qui se sont saisi d’un certain nombre d’interrogations relatives au devenir qui se joue ou a du mal à se jouer, en particulier à l’université.

Qu’en est-il en effet de la philosophie telle qu’elle est enseignée à l’université ? Prenons par exemple l’énoncé de Nietzsche : « seul celui qui agit comprend ». Si cet énoncé fonctionnait en tant qu’énoncé, c’est-à-dire s’il débouchait sur la pratique qu’il énonce justement, parions que l’université commencerait de s’affoler devant les contradictions qui fondent son discours. Mais nous n’en sommes pas là. De toute évidence, nous avons dans nos manières d’apprendre, de vivre la vie, de faire semblant de comprendre, refoulé ce malentendu initial, au point que le faire apparaître peut s’assimiler à de l’ingénuité intellectuelle.

Tout ceci pour affirmer que, s’il y avait à poser une question, c’est que par sa simplicité même qui risque de décevoir et de détourner notre intérêt pour des questions plus sérieuses, l’étudiant le plus penaud ne peut au fond l’éviter : qu’en est-il de la sophia en milieu universitaire ? « Les trois quarts des diplômés de philosophie, poursuit Isabelle Stengers, ne sont pas philosophes mais on peut rencontrer des philosophes partout... L’université n’est pas un bon lieu pour la philosophie parce que c’est un lieu qui suscite bien souvent des recherches sans nécessité, sans vecteurs de vie, sinon produire des thèses pour prétendre postuler à des postes... C’est un long travail bien évidemment de vouloir devenir vivant : il faut apprendre à déplacer les mots d’ordre ; où et comment les étudiants et les professeurs pourraient-ils devenir vivants quand les travaux à l’université sont des travaux d’érudition à travers lesquels l’on va prouver simplement que l’on connaît bien le français ? Considérer que quelqu’un va enseigner la philosophie pour la simple raison qu’il a fait un travail de recherche universitaire, c’est horrible. Il faut au contraire favoriser une pratique philosophique qui nous rende capable d’en faire pour nous. »

Par expérience ajoutons que souvent l’enseignement se présente comme la médiation de la pensée philosophique, par le truchement de laquelle l’étudiant devrait « apprendre à penser » et à utiliser des concepts. Le souci de transmission de cette pensée repose le plus souvent sur une non-relation entre des professeurs « échos du savoir », interprètes de la pensée des auteurs, et des « étudiants-éponges » formant un parterre de spectateurs pour qui il n’y a de philosophie que le spectacle de sa valeur et un marché du « prêt-à-penser » où des clients viennent glaner ici et là quelques « articles philosophiques » ; ce même étudiant qui avouera ne pas se sentir directement impliqué par l’enseignement ou n’en voit pas l’utilité, tout en étant incapable la plupart du temps de proposer autre chose, de saisir les enjeux d’une appréhension résolument intéressée de la philosophie, d’une connaissance « pour soi ». Et au tour du professeur de se sentir considéré comme un vulgaire « distributeur d’UV ».

Au GREPH, en 1975, Derrida affirmait que « le professeur est le transmetteur fidèle d’une tradition et non l’ouvrier d’une philosophie en train de se faire ». Ce à quoi, plus près de nous, Deleuze et Guattari répondent : « quelle est la meilleure manière de suivre les grands philosophes, répéter ce qu’ils ont dit, ou bien faire ce qu’ils ont fait, c’est-à-dire créer des concepts pour des problèmes qui changent nécessairement ? » Est-ce que la spéculation philosophique à l’université (« spéculation » dans le sens boursier du terme) ne recouvre-t-elle pas l’activité philosophique, justement cette « philosophie en train de se faire » ? L’enseignement à l’université ne promeut-il pas des professeurs de philosophie qui n’enseignent qu’une philosophie de professeurs, selon l’expression de Nietzsche ?

Heureusement il y a ceux qui s’interrogent et qui savent qu’abandonner la lutte à l’université c’est faire régner une philosophie qui n’en est pas une et qui étale la mort de la pensée devenue chose parmi les choses. Mais inutile d’être nostalgique aujourd’hui de ces moments passés où la philosophie faisait école de vie et d’espoir, mouvement de vie et de pensée, puisque nous sommes riches de cette nouvelle question : quelle philosophie est possible aujourd’hui ?


Nous disons qu’il y a connaissance chaque fois que nous observons un comportement efficace (ou approprié) dans un contexte donné, c’est-à-dire dans un domaine que nous définissons par une question (explicite ou implicite). (H. Maturana et F. Varela, L’Arbre de la connaissance)


Pourquoi ne pas constituer des groupes professeurs/étudiants de réflexion et d’action sur l’enseignement de la philosophie ?, nous semble une orientation susceptible de nourrir la relation professeurs/étudiants. Vérifier la concordance entre les réponses aux questions : « qu’est-ce qu’enseigner la philosophie ? » et « qu’est-ce que la philosophie ? », c’est interroger en permanence les buts des études, mais c’est aussi pour étudiants et professeurs, déterminer les critères qui permettent d’évaluer en quoi « connaître » consiste.

Dans cette voie, la relation professeurs/étudiants pourrait se structurer autrement que par un « manque à penser » le sens de « l’engagement philosophique », quand « Engagement » signifie par ailleurs autre chose que le fait pour des philosophes de mettre leur autorité au service d’hystéries guerrières rédemptrices contre toute atteinte à la démocratie sur la planète.

Qu’est-ce que serait une philosophie qui se fonderait de la relation professeurs/étudiants ? Comment encore, à travers l’enseignement, la philosophie pourrait-elle, pour emprunter une formule de Foucault, « se dissoudre dans des activités de pensée ? » Un livre peut être une boîte à outils, aimait-il dire. Par conséquent comment l’enseignement de la philosophie pourrait-il être l’outil par excellence du devenir de la sophia ?

Cette autre phrase de Foucault, « Décrire une formulation en tant qu’énoncé ne consiste pas à analyser les rapports entre l’auteur et ce qu’il dit, mais à déterminer quelle est la position que peut et doit occuper tout individu pour en être le sujet », nous situe en plein dans la problématique de la pratique philosophique. Elle marque cette ambition, qu’étudiants et professeurs se donnent la possibilité d’accéder à leur propre puissance de philosophe.

De la sorte nous pensons qu’il est du rôle de l’université de devenir un lieu vivant, un lieu d’activation des énoncés, et non pas un lieu de stabilisation, d’entomologie des idées où livrées à l’usure du commentaire, du discours sur du discours, elles ne servent plus qu’à « faire la critique des mots par les mots »., selon la formule de Nietzsche. Il y a là sans aucun doute des dispositifs à inventer pour éprouver les énoncés de la philosophie, c’est-à-dire les restituer à la pensée vivante qui les a produites. « Les problèmes philosophiques ne peuvent de la sorte être appropriés : ils appartiennent à ceux qui les posent, et deviennent nuls si ceux qui les posent le font en tant qu’interprètes, autorisés seulement par une compétence diplômée, et non comme acteurs d’une nécessité qui les expose et les met en risque » affirme I. Stengers.

En ce sens l’enseignement ne peut être considéré comme une dispensation, la déposition abstraite de la transmission, mais bien matière à penser « l’opération philosophique » elle-même, qui n’est pas un savoir appropriable mais avant tout un présent dans lequel « des vivants » se reconnaissent un droit à l’expérience et à l’expérimentation. « La connaissance n’est en aucune façon quelque chose que l’on peut traiter comme un stockage symbolique susceptible d’être transmis. On ne peut pas passer des connaissances d’un endroit à un autre. La connaissance est toujours située sur la base d’une boucle d’actions et c’est sur la logique de la boucle d’actions qu’il faut agir pour pouvoir justement s’ouvrir en flexibilité, en transformation. », écrit Francisco Varela, chercheur en sciences cognitives. Si « comprendre » c’est être engagé dans un processus où la pensée est « vécue avec ses risques », selon l’expression d’I. Stengers, ses tâtonnements, ses frayages, comment alors délimiter une scène du vivant ? Quelles procédures inventer dans une relation à plusieurs afin de construire une scène de l’activité philosophique où, par exemple, « plus que d’expliquer des problèmes philosophiques, il s’agirait d’abord de les dire », précise-t-elle ? Comment encore la connaissance pourrait-elle se fonder sur la base d’une co-production étudiants/professeurs ?

Pour tenter de répondre à ces questions il faut un point de départ que nous avons imaginé sous la forme d’une première expérience à engager à Paris 8, et intitulée sur le fil d’une intuition : « Philosophie en Actes et Acte de philosophie » : « Agir en acteur ou en interprète ? C’est à partir de ce qui différencie profondément un acteur d’un interprète qu’une pratique de la philosophie pourrait se chercher. Cette philosophie devrait être à même d’engager entre étudiants et professeurs un autre type de relation, une relation où l’activité de connaître deviendrait l’affaire de tous. Que serait alors une démarche philosophique dans le cadre du vivant : la théâtralité ? Quelle pourrait être sa forme et de quelle consistance serait faite cette philosophie s’exprimant sur une scène (un théâtre des opérations) où agissent et interagissent des acteurs ? » [5]

Bien évidemment, c’est là un point de départ pour inciter professeurs, étudiants et non-universitaires, c’est-à-dire personnes de tous horizons susceptibles de former université, à s’engager dans une dynamique durable, à tenter l’impossible, à capter dans les cours les interrogations qui, pour le moment, sont les nôtres et à leur apporter des réponses qui seraient les leurs.

Mais pourquoi cet effort-là, demandera-t-on, alors qu’il suffirait de continuer comme avant ?

Parce que, et ce sera là notre conclusion, nous n’oublions pas que la philosophie ne peut être perméable aux « problématiques du présent », et qu’il ne s’agit pas ici de mettre du piment dans les disciplines de l’esprit. Qu’il suffise en l’occurrence de penser à la précarité qui menace l’université, à la nécessité impérative (il y va de la survie de l’université) de penser la précarisation comme la condition impensée d’un devenir social qui se concrétise chaque jour un peu plus dans les faits. « Si on ne considère pas la philosophie ou la poésie comme des instruments de lutte, quel peut être alors leur sens. L’université n’est plus un espace de lutte, coupée qu’elle est de la vie réelle. Elle ne peut impulser de la vie », affirme Sébastien Bondieu.

Notre conviction est qu’il ne tient qu’à la pratique philosophique de devenir cette matrice d’activation qui contribue à transformer l’université. Il est de son ressort d’être à la fois « foyer de résistance » et réponse possible à un savoir sans devenir qui confine de plus en plus les individus à se couler dans le moule universitaire des filières et des débouchés bouchés. Il s’agit maintenant de tenter de métamorphoser les filières en chemins.



L’homme disqualifié

Dans l’article L’homme disqualifié du N° 1 des Périphériques, j’ai essayé de montrer que le taylorisme dominant la deuxième période industrielle évaluait les capacités des agents producteurs à partir de leur poste de travail dans le procès de production. J’en déduisais que c’est le développement des critères touchant à la qualification préalable liée à chaque poste qui a progressivement engendré un homme sans qualité À la suite, l’organisation taylorienne a permis un développement sans précédent de la production de masse, production débouchant à son tour sur la consommation de masse. L’une et l’autre ont progressivement donné naissance au mode de vie très caractéristique de ce XXème siècle, mode de vie qui s’est vite généralisé dans tous les pays industrialisés au point de recouvrir, aujourd’hui, l’ensemble des pays. Une middle class de consommateurs moyens, amalgamant l’ensemble des couches sociales, a peu à peu nivelé le goût, les comportements et, au-delà, les modes de vie des anciennes classes sociales. Je noterai encore que l’expression middle class se réfère non pas tant au poste de travail occupé par les agents qu’au mode de consommer, de la même façon aux mêmes heures, aux mêmes endroits, une production massifiée, qu’il s’agisse des biens matériels ou des biens de l’esprit. Avec la middle class, expression de la société de production et de consommation de masse, l’être humain se retrouve de fait qualifié par les seules normes se rapportant à la consommation, plus précisément aux modes de consommer. Mode de consommer qui va tout simplement peu à peu recouvrir l’idée de mode de vie.

Tout compte fait, bien vivre c’est savoir consommer. L’homme qualifié par le travail qu’il fait et le produit qu’il consomme est ainsi amené à oublier qu’il est un être humain ayant un destin propre (un devenir, entre autres). Sa vie durant, ses projets, ses objectifs, ses besoins, vont tourner autour de cette idée très simple : travailler pour consommer le plus possible ; le plus étant le mieux, bien entendu. À travers cette vision du monde, incarnant aux yeux de la majorité des gens l’idée de bonheur, l’idéologie de "l’american way of life" ne va pas cesser de se propager. Mais si l’homme perd son travail, il va se retrouver aussitôt disqualifié - condamné à mal consommer. L’expression homme disqualifié va alors désigner un homme sans qualité se retrouvant soudain sans travail. La révolution technologique ne cesse d’entraîner une remise en cause de l’ordre taylorien, sans toutefois arriver à imposer une alternative satisfaisante au taylorisme devenu obsolète. Dès le départ, la position des Périphériques sur ce sujet a été claire : l’acteur (auteur de ses actes) devrait remplacer l’interprète (l’homme taylorien par excellence). Malheureusement, ce choix ne semble pas, aujourd’hui, se poser d’évidence. C’est que les impératifs de la consommation de masse continuent à s’imposer sur le marché, ils poussent à maintenir en place un collectif social dépersonnalisé, uniquement tourné vers l’acquisition des produits de masse alors que dans le même temps les avancées technologiques de plus en plus rapides entraînent une baisse constante du nombre des agents nécessaires à la production. Et ce double mouvement ne cesse de s’accélérer.

Le résultat le plus visible de ces contradictions secouant le marché est que partout des dispositifs de restructuration d’entreprise sont mis en place afin de les rendre toujours plus compétitives. En guise d’exemple, je renverrai au re-engineering, un modèle de production, combinant « un niveau de plus en plus élevé d’informatisation et de robotisation avec un nouveau modèle d’organisation permettant le maximum de souplesse dans la gestion des effectifs. (...) Ce nouveau modèle d’organisation permet d’assurer un même volume de production avec moitié moins de capital et 40 à 80 % de salariés en moins. » (André Gorz : Sortir de la société salariale, Transversales Sciences Cultures.)

Bien sûr, l’émergence d’un marché axé sur la qualité amène certains à penser qu’une reprise économique forte peut se produire. Sans doute. À la réserve prés que l’idée de « qualité » se réfère plus à une qualité technologique des produits eux-mêmes qu’à l’acquisition par les femmes et les hommes de qualités propres (des connaissances) les amenant à exprimer une demande de produits d’un type nouveau. Le terme qualité, au contraire, devrait s’appliquer à des produits conçus pour nourrir la qualité des hommes et des femmes à qui ils s’adressent. Ma conviction est que c’est le développement du savoir-être qui est susceptible de soutenir le développement dans le cadre d’un marché visant la qualité. Avant de préciser un peu de quoi il est question avec le savoir-être, j’aimerais faire quelques remarques se rapportant aux restructurations industrielles qui alimentent pour l’essentiel le malaise social actuel.

Les effets immédiats de cette longue restructuration se sont traduit par une aggravation du chômage. Sa progression constante pendant les deux dernières décennies a créé une situation dangereuse. Le seuil de tolérance est atteint aujourd’hui : il faut coûte que coûte arrêter la montée du chômage. Les mesures prises par le libéralisme dominant (d’abord en Angleterre et aux États-Unis) montrent que l’abandon progressif de l’organisation du travail basée sur le plein emploi a favorisé le travail à temps partiel :

« Le noyau stable des "permanents" (plein emploi) n’a cessé de se réduire et la proportion des personnels temporaires, précaires et à temps partiel d’augmenter. En Grande-Bretagne, le nombre des emplois à plein temps n’a cessé de diminuer depuis 1979. Actuellement 90 % des emplois créés sont précaires, à temps et à salaire partiels (contre 65 % durant les années 1980). Ces emplois "hors-normes" représentent 28 % de l’emploi total. Les mêmes proportions se retrouvent aux États-Unis. Les 500 plus grandes firmes américaines n’emploient que 10 % de salariés permanents et à temps plein. La substitution aux "permanents" de personnels externes, à temps et à salaire réduits est si rapide que les contingent jobs (emplois précaires, instables) représenteront plus de la moitié du total des emplois américains avant dix ans ». (Gorz, id.)

Ce phénomène de « précarisation » de pans entiers de la population donne naissance dans les pays industrialisés à une sous-classe que les américains appellent déjà l’under-class. Cette under-class regroupe, en somme, tous « les hommes disqualifiés » par la mondialisation de l’économie. Elle représente désormais une couche énorme de la population :

« Le total des chômeurs, des salariés à temps partiel, des personnes dont le salaire est inférieur au niveau de pauvreté (les working poor qui sont 18 % des actifs américains) et des personnes qui, malgré leur niveau de formation ne trouvent que du travail non qualifié (je souligne), ce total représente actuellement 40 % de la population active aux États-Unis et en Grande-Bretagne, entre 30 et 40 % dans la plupart des pays de l’Union Européenne ». (Gorz, id.)

Des gens de tous milieux, des scientifiques, des économistes, des chercheurs et bien d’autres, partout, essaient de penser comment sortir de ce désastre. Des réflexions, des propositions voient le jour, dégageant des champs de prospection fertiles (je pense notamment à André Gorz, à Jacques Robin avec la revueTransversales, à Riccardo Petrella qui anime le Groupe de Lisbonne, et à bien d’autres). Je voudrais quant à moi m’associer à cette réflexion en engageant maintenant quelques considérations pouvant déboucher sur un type de problématique en phase avec les réalités qui se posent sur le terrain.

LE CHANGEMENT NE SE DÉCRÈTE PAS. IL S’INVENTE, « PAR TOUS ET POUR TOUS ». C’EST LE SYSTÈME LUI-MÊME QU’IL FAUT CHANGER.

J’ai du mal à me convaincre que la solution aux problèmes actuels puisse passer par la requalifiquation des ressources humaines. On ne viendra certainement pas à bout de l’exclusion en réinsérant « les précarisés » dans un système économique qui produit de plus en plus de richesse avec de moins en moins d’agents. C’est le circuit de production, le système économique global, y compris le système monétaire, qui fonctionnent de plus en plus mal, et la faute n’en est certainement pas aux victimes : ceux qui en ont été exclus. Une des premières solutions qui s’impose, un premier pas, en somme, c’est l’abandon d’une logique de marché qui ne correspond plus à l’état des choses, aujourd’hui. En fait, nous nous trouvons devant un véritable changement de civilisation impliquant les modes de voir, de penser, de faire, d’être. Il faut tout changer (le comportement en premier lieu), simplement parce que tout a changé. Mais le changement ne se décrète pas, nulle décision d’État ne peut l’imposer. Le changement ne peut que s’inventer, même lorsqu’il n’est question que de s’adapter à des modes de production, d’organisation issus de technologies de pointe qui se sont constituées sur le terrain du travail.

Avant même de concevoir une politique de changement, il est indispensable de préparer les mentalités à suivre. Sans doute, il s’agit là d’une entreprise complexe qui soulève pas mal de problèmes, des problèmes qu’il va s’agir en l’occurrence de bien spécifier.

IL N’EST GUÈRE SÉRIEUX DE PENSER À RÉINSÉRER EXCLUS, CHÔMEURS, PRÉCARISÉS DANS UN CADRE DE PRODUCTION IRRÉMÉDIABLEMENT EN CRISE. APPRENONS PLUTÔT À SORTIR DU CADRE.

Nous pouvons maintenant aborder d’un peu plus près la question de l’homme sans qualité. Nous l’avons vu, l’homme sans qualité (unidimensionnel) est l’homme issu de l’organisation taylorienne du travail, organisation tout entière axée sur la production et la consommation de masse. L’homme se retrouve sans qualité du simple fait qu’il est qualifié par le poste de travail qu’il occupe [ouvrier spécialisé (OS), ouvrier qualifié, contremaître, cadre moyen, supérieur, administratif, dirigeant, fonctionnaire, agent des professions libérales, commerçant etc.] et par le mode de consommer. S’il a des qualités propres, elles sont secondaires. Pour ces hommes qualifiés par le système des organisations le néologisme précarisation va indiquer la disqualification sur le marché du travail et par conséquent dans la société. S’ensuit ce paradoxe : avec la mise à sa place de technologies toujours plus pointues, de moins en moins de gens utiles produisent de plus en plus de gens inutiles - des individus voués au chômage, à l’inactivité ou au travail disqualifié à temps partiel.

Dans ces circonstances, continuer à poursuivre une politique ultra-libéraliste à la Thatcher se révèle un acharnement thérapeutique non seulement cruel, mais générateur des pires exclusions. N’oublions pas cette statistique du Ministère Britannique des Affaires Sociales du 15 juillet 94 : « En 1979, 5 millions de ménages vivaient sous le seuil de pauvreté (114 £ par semaine, 900 francs), ils sont près de 14 millions, aujourd’hui. Un enfant sur trois est pauvre, en Grande-Bretagne. » (Libération du samedi 16 et dimanche 17 juillet 94.). Les autres solutions préconisant le partage du travail ne me semblent pas non plus pouvoir changer grand chose. J’insiste, la réinsertion des exclus, même à travers une diminution du temps de travail, dans le système de production tel qu’il existe, peut à court terme faire baisser un peu le chômage, mais, conséquemment, cette mesure ne fera que renforcer le travail à temps partiel, donc elle ne manquera pas d’accroître la précarisation. Remplacer le chômage par une précarisation qui se généralise risque de déboucher sur un monde très dangereux, invivable. C’est une autre logique qu’il faut adopter, une logique qui nous sorte justement du cadre des questions qui se posaient dans « la deuxième période industrielle », une logique, donc, qui puisse tracer un projet susceptible d’engager femmes et hommes dans un autre mode de production et de vie. Cette démarche exige qu’un certain nombre d’idées reçues, d’idées têtues soient rejetées, encore faut-il les débusquer, leur donner consistance. Encore faut-il apprendre comment sortir du cadre. Voyons cela d’un peu plus près.

LA « NORMALISATION » DU « PUBLIC » PAR LA PUBLICITÉ MAINTIENT L’HÉGÉMONIE DU MARCHÉ REPOSANT SUR LA PRODUCTION ET LA CONSOMMATION DE MASSE. L’IMAGE IDÉALE ENTRETIENT LA FONCTION DU SPECTACLE COMME FIN EN SOI.

Ce que l’on qualifie de ressource humaine désigne un des facteurs constitutifs de la production au même titre que la matière première, les ressources financières ou les moyens de production. On oublie d’ajouter que l’expression ressource humaine recouvre les femmes et les hommes concrets qui produisent les richesses. En qualifiant l’homme à partir des capacités manifestées à son poste de travail, « la deuxième période industrielle » n’a pris en compte que la force de travail, seule utile au développement de la production, la consommation à outrance garantissant la bonne santé du marché lui-même.


PENSER L’ARGENT AUTREMENT

Le bonheur est une idée neuve dans le monde. L’argent une idée vieille. Pourquoi ne-pas faire avec du vieil argent des idées neuves.


La loi d’un marché basé sur la production de masse exige que le produit soit idéalisé, réduit à une image idéale, idéale pour l’ensemble des consommateurs. Pour cela, il va falloir « qualifier le produit », non pas en exposant ses qualités réelles, les qualités liées à son usage, mais en l’affichant comme image-symbole exprimant immédiatement son importance aux yeux du plus grand nombre. De la sorte, l’idée que chacun se fera de la qualité pourra se constituer à partir de l’image que les campagnes publicitaires vont en donner. Des critères préalables, transformés en images idéales, impliquant de soi la qualité vont ainsi s’imposer en dehors même de la spécificité du produit (son utilité). La publicité aidant - et Dieu sait, si elle a été créative, en la matière ! - progressivement la culture middle class s’est imposée à tous. En mettant en place des critères préalables qui idéalisaient les produits (en faisant des « status symboles » par exemple), elle a normalisé les goûts et les désirs, les transformant en besoins de produits de masse ou en « spectacles ». Il en est résulté, entre autres, que la vente maximum d’un produit l’impose de soi comme produit de qualité. La norme qualité/prix seule viendra nuancer cette idée de « qualité liée à la quantité de produits vendus » pour spécifier sur le marché la catégorie des produits proposés (pour les voitures, par exemple, on distinguera entre grosses, moyennes et petites cylindrées). En ce qui concerne les œuvres de l’esprit, l’exaltation permanente du best-seller pour les livres, du nombre d’entrées pour le cinéma, la musique et le théâtre ou de l’audience maximale pour la télévision va imposer de fait « le spectacle » comme finalité de toute expression. La société du spectacle s’est littéralement construite à travers cette injonction aux auteurs : « racontez des histoires et faites en sorte qu’elles soient des divertissements pour le plus large public possible qui n’a ni les moyens, ni le temps pour penser. » Pour la galerie ou la bonne conscience on laissera naître quelques œuvres dites de qualité : faut bien que l’élite ait son spectacle, nous sommes en démocratie, tout de même ! Ainsi, dans cette optique, « le spectacle » exprime bien autre chose qu’une représentation « réaliste » ou « imaginaire » des scènes de la vie, le spectacle c’est la vie elle-même, sa propre vie que l’on ne vit plus, preferant assister à son simulacre en regardant la télé, le cinéma ou autres formes de représentation. La politique, les rapports humains, les expressions artistiques et sociales, les discours, les débats, le direct à la télé, la connaissance elle-même, tout se transforme en spectacle, et le spectacle, image illusoire de la vie, devient l’objet idéal qui stimule la consommation. Puisque la consommation c’est la vie ! À la suite, la fonction du marketing découlera de soi : faire en sorte que le client reste fasciné par les images idéales qui le poussent à chercher satisfaction à travers la seule possession d’objets devenus « objets de désirs », c’est-à-dire objets de « sa satisfaction », euphémisme qui lui cache en réalité cette vérité : sa résignation.

ÉCHANGER POUR CHANGER. LA PUBLICITÉ, UN AUTRE TYPE DE PUBLICITÉ. SON OBJECTIF : INCITER À LA CONNAISSANCE.

Si l’on veut vraiment le changement, c’est la conception même du marketing qu’il faudra changer. Il devra proposer une autre idée du commerce. Par définition, le terme commerce ne représente pas de soi une activité vile, comme la littérature le présente quelquefois. Au contraire, le commerce devrait exprimer une activité noble. Commercer, c’est échanger. Je retiendrai, pour ma part, que dans le mot échange, il y a le mot change et avancerai, dans ce sens, qu’il n’y a échange qu’à changer. Le changement alors peut être perçu comme le commerce des individus qui échangent des produits, des idées, des connaissances avec la volonté très précise de faire en sorte que ces échanges changent leur situation, celle du groupe ou des communautés engagés dans l’échange. Évidemment, alors, la qualité n’est plus perçue à travers l’image du produit (qualification du produit à travers son image idéale), mais elle se rapporte à une activité, à des capacités (des qualités) propres aux femmes et aux hommes qui, échangeant, changent : ce que l’on pourrait appeler le développement humain.

Dans le cadre d’un marketing reposant non plus sur la production d’images idéales, mais sur l’incitation au meilleur usage des produits nécessaires au développement de chacun, les objectifs de la publicité pourraient être tout autres. Au lieu de qualifier le produit à travers une image idéale, la publicité devrait plutôt chercher à pousser « le client » à l’activité de connaissance. On pourrait alors définir la publicité comme l’activité consistant à donner au public les moyens de connaître l’usage du produit dans le cadre de sa vie, dans la cité. À titre indicatif, le terme publiCité ainsi libellé voudrait évoquer un changement de l’idée que l’on se fait de la publicité. N’oublions pas que la première conséquence de l’activité de connaissance est de nourrir le désir et par là de libérer le devenir, de rendre donc perceptibles des possibles, une infinité de possibles. Les désirs nouveaux élargissent le champ des perspectives, ils rendent possibles d’autres champs d’activité et dès lors, des fonctions, des rôles, des métiers, des professions nouvelles peuvent voir le jour. En résumé, l’échange quand il se révèle apte à changer les femmes et les hommes (commerce dans son sens noble), non seulement produit de la richesse, mais il peut dégager des opportunités pour produire des emplois nouveaux, des emplois d’un autre type.

COMPÉTITION : « ÉLIMINATION DU CONCURRENT » S’OPPOSE À SON SENS ÉTYMOLOGIQUE DU LATIN CUM PETERE QUI SIGNIFIE CHERCHER ENSEMBLE. « INTÉGRER L’IDÉE DE L’INSTABILITÉ DANS NOTRE VISION DE L’UNIVERS ».

La concurrence exacerbée et la compétitivité dominent l’économie de marché basée sur la production de masse. Je ne puis mieux aborder ce point qu’en me rapportant, un instant, aux travaux du Groupe de Lisbonne animé par R. Petrella. Dans Limites à la compétitivité ils notent que « la concurrence, de "concurrencer", désigne des forces visant le même but. De son côté, le mot de "compétition", du latin "cum petere", veut dire "chercher ensemble"  ». (Limites à la compétitivité, p. 15, Groupe de Lisbonne, éd. La Découverte.)

Bien sûr, de nos jours, les termes concurrence et compétitivité désignent une réalité absolument contraire à ces étymologies. Concurrence et compétitivité signifient tout simplement élimination du concurrent :

« La logique de la compétitivité cherche à abaisser le degré de diversité du système en éliminant ceux qui sont incapables de résister aux forces dominantes et d’affronter plus forts qu’eux. En ce sens, elle contribue à l’expansion du phénomène de l’exclusion sociale : les personnes, les entreprises, les villes et les nations non concurrentielles sont laissées pour compte et éliminées de la course. Ce n’est pas acceptable sur le plan moral et ce n’est guère efficace sur celui de l’économie. Plus un système s’appauvrit, plus il perd la capacité de se régénérer. » (id., p. 167/168)

Cette idéologie de la compétitivité coûte désormais trop cher à la collectivité, aux individus, à l’État, de plus, elle soutient le déclin du système de production et du marché lui-même, elle nourrit la crise :

« L’idéologie de la compétitivité - comme toutes les idéologies d’ailleurs - empêche de voir les choses telles qu’elles sont. À ce titre, elle conduit inévitablement à l’inefficacité. La majorité des exclusions qui découlent d’un mauvais fonctionnement du marché ne font aucun sens. » (id., p. 169)

La compétitivité multiplie les déséquilibres, mais les seules solutions qui semblent aller de soi reposent sur l’idée qu’il faut toujours plus de compétitivité. En fait, ce que l’on veut garder stable, c’est le « système d’élimination » lui-même qui conforte la production/consommation de masse, sans doute parce que la compétitivité soutient parfaitement l’idéologie de la middle class.

Il me semble que la solution devrait plutôt consister à retrouver, au plan des pratiques économiques et sociales le sens étymologique du terme compétition, en se demandant, par exemple : comment « chercher ensemble » ? Essayer en somme, de sortir de l’esprit middle class en se cherchant un autre devenir que celui que la compétitivité programme. Le mode de production actuel, disqualifiant chaque jour davantage d’agents sur le marché du travail crée une mécanique d’exclusion redoutable autant que perverse. Et dans ces conditions vouloir requalifier a travers toutes sortes de mesures conjoncturelles dictées par la gravité de la situation sociale, ceux que le système exclut inévitablement, se révèle une entreprise barbare et inutile.

On agit comme s’il n’y avait aucune autre solution que de garder ce système vicieux en équilibre. Je crois que l’on se trompe d’équilibre ou plutôt que l’on se fait une mauvaise idée de ce qui est en jeu lorsque l’on parle de l’équilibre. Ilya Prigogine nous dit que « À l’équilibre, la matière est aveugle, tandis que loin de l’équiliibre, elle saisit des corrélations, elle voit. On aboutit à cette conclusion paradoxale qui veut que le non-équilibre soit source de structure. » (Ilya Prigogine, Le désordre créateur, Revue BIC n° 27, 1995/1) Maintenir en equilihre un monde par nature instable dépasse les possibilités humaines, par contre, « intégrer l’idée de l’instabilité dans notre vision de l’univers », peut aider les femmes et hommes à s’assurer un état d’équililbre dans un monde instable. Garder l’équilibre dans un monde instable, c’est s’engager dans une lutte réelle, c’est tout simplement vivre. J’ajouterai : « c’est même par là que la vie vaut la peine d’être vécue ». Seulement alors femmes et hommes pourront vraiment donner aux termes concurrence et compétitivité leur véritable signification : « poursuivre un même but en cherchant ensemble ». Tout un programme, un projet de société.

LE SAVOIR-ÊTRE EST AVANT TOUT UN SAVOIR-DEVENIR QUI PERMET DE DONNER UN AVENIR À SON SAVOIR-FAIRE, EN LE TRANSFORMANT.

Je voudrais maintenant considérer le savoir-être dans sa relation avec le savoir-faire. J’ai avancé au début de cet article que dans la deuxième période industrielle, l’homme n’avait d’autre qualité que la qualification que lui donne son savoir-faire. C’est en cela que Marcuse a pu parler d’homme unidimensionnel. Aujourd’hui, la situation est toute autre. L’évolution très rapide des technologies de pointe et des usages complexes qu’elles engagent, exige des protagonistes, aussi bien sur le terrain de production que dans les contextes sociaux et culturels, une forte aptitude d’adaptation à l’évolution rapide du métier. Ils se trouvent de plain-pied immergés dans un monde complexe, générateur de déséquilibre. Pour chacun, il va falloir apprendre à savoir être (à savoir devenir, nous le verrons un peu plus loin) dans cette instabilité. Mais qu’est-ce qui distingue le savoir-faire du savoir-être ?

Le savoir-faire se réfère directement aux compétences techniques, technologiques et aux usages productifs qui en découlent, soit l’exercice du métier, de la profession. Le savoir-être exprime le comportement de la femme et de l’homme face aux « astreintes » que l’évolution du métier, de la profession leur impose, tant au plan social que culturel.

L’expression savoir-être engage les deux mots savoir et être. Mais le terme être ne va pas de soi, il a de nombreux sens. En la circonstance, il est très important de préciser dans quel sens on l’entend. Je distinguerai un premier sens se rapportant au substantif être (comme dans un être humain, par exemple) le second concernant le verbe être. Pour le verbe être les anglais disent to be, au mot à mot : à être.

Ainsi, par exemple la fameuse question "to be or not to be" peut exprimer deux sens. Si l’on se réfère au substantif, la question de Shakespeare prendra à peu près la signification suivante : Être un sujet (référence à un étant) ou ne pas être ce sujet (cet étant-là). La deuxième interprétation s’articule à travers « le verbe être ». Au mot à mot de l’énoncé anglais, elle prend alors cette signification : « à être ou à ne pas être », ce qui signifie ni plus ni moins : « devenir ou ne pas devenir ». C’est cette acception (le devenir dans l’être) que je retiens quand j’évoque le « savoir-être ».

LE THÉÂTRE DES OPÉRATIONS. PRODUCTION/RECHERCHE/FORMATION, UN ENSEMBLE COORDONNÉ COHÉRENT.

Reste à circonscrire le champ socio-économique actuel où le changement opère. Soit d’évoquer en quelque sorte comment appréhender les choses sur « le théâtre des opérations ».

La relation production/recherche/formation, si nous voulons bien la saisir comme « un ensemble coordonné cohérent » peut nous aider à éclairer cette scène de l’activité humaine. L’expression ensemble cohérent coordonné évoque l’idée que la production, la recherche, la formation doivent être désormais saisies dans un même espace/temps. Ce point de vue amène à mettre en relation des contextes différents permettant de situer nettement les problématiques touchant à l’organisation du travail, non seulement en fonction de la production, de la consommation, du marché et du type de culture qu’ils expriment, mais surtout en y impliquant leur devenir : l’avenir de la femme, de l’homme dans l’entreprise, sur le marché ; et ceci en dehors du fait de les considérer comme simples composants des « ressources humaines ».


L’ESCLAVE DU BUT

Monsieur K. posait les questions suivantes : « Tous les matins mon voisin fait de la musique sur son gramophone. Pourquoi fait-il de la musique ? Parce qu’il fait de la gymnastique, me dit-on. Pourquoi fait-il de la gymnastique ? On me dit parce qu’il a besoin d’être fort. Pourquoi a-t-il besoin d’être fort ? Parce qu’il lui faut, dit-il, vaincre les ennemis qu’il a dans la ville. Pourquoi lui faut-il vaincre des ennemis ? Parce que, me dit-on, il veut manger. » Quand on lui eut dit que son voisin faisait de la musique pour faire de la gymnastique, de la gymnastique pour être fort, voulait être fort pour abattre ses ennemis, abattait ses ennemis pour manger, Monsieur K. posa la question : « Pourquoi mange-t-il ? »

(Bertolt Brecht : Histoires d’Almanach)


De ce point de vue, considérer les activités de produire, de chercher et de se former comme moments indissociables favorise à chaque étape une organisation du travail reliée avec le développement accéléré des modes de production. Un exemple : l’évolution rapide des métiers oblige les agents producteurs à trouver des méthodes pédagogiques qui s’adaptent rapidement aux nouvelles exigences de production. La recherche doit alors impliquer aussi la formation au savoir-être - savoir-devenir, en fait - avec l’évolution rapide du métier, de la profession. Les compétences humaines, individuelles et de groupe, les capacités d’interaction se présentent ainsi comme le moteur même du développement. Une évidence émerge alors : pas de développement économique sans en même temps un développement humain qui l’assure. Dès lors, l’expression ressource humaine, qui dans la deuxième période industrielle se rapportait très précisémentà « laforcede travail » désignera maintenant les « forces de l’esprit ». Il en découle, entre autres, que le développement doit s’appuyer en premier lieu sur l’individu (activité) et le groupe (interactivité) considérés comme les auteurs, acteurs et non plus interprètes du développement économique. Sous cet aspect, négliger le développement des capacités de l’homme, de la femme, de l’enfant ne pourra que nuire à l’essor économique. Pour avancer dans ce monde nouveau qui se profile, pour qu’ils aient un devenir, la femme, l’homme et l’enfant doivent désormais trouver des buts de vie, et ces buts de vie impliquent directement et simultanément les trois plans d’expression : la production, la recherche, la formation.

Mais ce n’est certainement pas à l’État, aux institutions, ni aux maîtres, aux leaders politiques, pas plus qu’aux professeurs spécialistes en sciences humaines ou autres qu’il revient de proposer ces buts de vie, c’est aux citoyens eux-mêmes à le faire (chacun avec tous). Il s’agit là bien sûr d’une entreprise qui concerne à tout égard autant le politique que la politique. Il demeure qu’il est du devoir de l’État, des institutions de faire en sorte de dégager les espaces, les lieux et les moyens utiles dans lesquels les citoyens pourront chercher les meilleures opportunités et possibilités de les concevoir. De même, c’est aux professeurs avec leurs étudiants de travailler ensemble à leur devenir, en engageant avec le monde actif (le monde productif) une activité qui implique à part entière les uns et les autres.

Je conclurai en avançant que le fait de prendre en compte la relation production/recherche/formation comme un « ensemble cohérent coordonné » indissociable, me semble offrir de bonnes opportunités pour aborder d’une manière concrète les questions touchant au travail, à son organisation, aux problèmes du chômage, de l’exclusion et de la précarisation.



Edito

Disons, pour rappel, qu’à travers ce projet, il s’agit d’initier un mouvement qui engagerait individus, communautés diverses, organisations et associations à travailler à des propositions concernant le devenir dans le cadre du travail, du social, du politique, de la culture : des propositions pour réagir à la montée de la précarisation, lorsque les faits ne cessent d’avérer l’implantation progressive d’une under-class (sous-classe) dans la plupart des pays industrialisés, réalité à laquelle, d’ailleurs, nous faisons une large place dans ce numéro.

L’exigence d’inventer un mouvement reposant sur l’expression propre de chaque individu et communauté représente un point capital de cette démarche. Elle demande d’inventer des formes d’organisation adéquates.

A la suite de la parution de ce projet, plusieurs rencontres ont pris immédiatement la forme d’assemblées générales « spontanées » qui ont permis l’adhésion de nombreux participants.

Des questions ont été spécifiées, que l’on peut résumer ainsi, entre autres :

- Comment percevoir le changement dans sa réalité sur le terrain, dans toute sa complexité, en dehors d’une vague image qui chatouille l’opinion le temps d’une élection ?

Rappelons qu’il ne faut surtout pas laisser le mot « changement » aux politiciens professionnels qui en usent, en abusent jusqu’à l’écœurement. Le changement n’est pas un mot d’ordre, il ne se décrète pas, aucune décision technico-politique ne pourra jamais l’imposer. Le changement est une pratique, un ensemble de pratiques.

- Quelles pratiques, justement, mettre en œuvre pour nous sortir des cadres de pensée et des modes de faire que la grande majorité des citoyens jugent obsolètes mais qui continuent de s’imposer faute de savoir comment en sortir ?

- Comment faire en sorte que la politique qui consiste actuellement à ne s’occuper que des problèmes à court terme (ce que l’on pourrait appeler des nécessités conjoncturelles) ne détruise à plus ou moins long terme les perspectives démocratiques ? Dans ce sens, comment se donner des perspectives à long terme qui engagent chacun avec son projet particulier dans un projet commun qui exprimera finalement la réalisation de l’ensemble des citoyens ?
L’idée de créer des « cahiers du devenir » sur le modèle des « cahiers de doléances » qui avaient nourri les États Généraux de 1789, a été d’emblée proposée. Par la suite nous avons remplacé l’expression cahiers du devenir par celle d’Actes du devenir. La notion d’acte incluant tous les médias susceptibles d’être vecteurs d’expression : texte, photo, vidéo, graphisme, multimédia, théâtralité. Ces actes devraient exprimer concrètement la contribution de tous au changement social et culturel.

Tout au long des précédents numéros nous n’avons cessé d’affirmer que c’est l’homme qu’il faut remettre au poste de commandement du changement socio-politique : un homme acteur, répétons-le, et non interprète. Il y va pour chacun d’une façon de vivre et de penser autrement la vie, le travail, la relation sociale. Notre conviction est que « changer » ne consiste certainement pas à restaurer une prétendue stabilité originelle du monde que seule une crise passagère perturberait, mais plutôt d’acquérir les savoir et les moyens d’affronter l’instabilité de l’époque. Cela engage chacun dans sa vie, son quotidien dans sa façon de penser de voir le monde.

Nietzsche affirme : « Peu importe comment il vit à celui qui sait pourquoi il vit ». Aujourd’hui le « comment vivre » l’emporte partout, le soi-disant réalisme économique et les rigueurs imposées par « la raison comptable » occultant « le pourquoi vivre ». Nous souhaiterions surtout que de ces États du Devenir émerge une vision de l’avenir, et pas « un programme », fut-il innovant, pour une meilleure administration des choses. Des buts vie et de société manquent, et ce vide étourdit les consciences au point que chacun n’arrive même plus à voir, dans l’atonie sociale, ce qu’il est en train réellement de vivre.

« Résistance à la précarisation » ne peut s’imposer comme un mot d’ordre qui voudrait désigner des oppresseurs et des opprimés, dresser la misère contre le privilège. Résister, c’est avant tout exister. C’est s’astreindre à « voir », à partir d’un objectif de devenir, au-delà du court terme qui nous impose chaque jour de vivre à côté de notre vie, prescrivant la résignation comme la seule issue possible à la « fracture sociale ». Plutôt que de continuer à se demander comment s’intégrer dans un monde du travail qui a besoin de moins en moins d’agents pour fonctionner, pourquoi ne pas poser cette question préalable : quel avenir imaginer, au présent, pour construire un autre cadre de vie, de production, un autre système économique dans lesquels chacun aurait un rôle à jouer ?

Notre souhait est que les États du Devenir puissent à travers les Actes du devenir faire émerger de nouvelles problématiques d’action à partir des mutations en cours - technologiques, scientifiques, économiques, culturelles - qui investissent aujourd’hui le champ de la vie sociale.

Ces considérations, entre autres, nourrissent ce nouveau numéro. A travers la diversité des problématiques abordées, qu’elles concernent l’agriculture, l’économie, l’urbanisme, la santé mentale, l’université, la philosophie, la théâtralité, toutes ces démarches s’efforcent chacune à sa manière de penser le devenir et les relations multiples que la complexité du monde actuel permet de tisser entre des savoir et des pratiques différents.



Limites à la compétitivité ou l’obligation de révolte

Les périphériques : Pouvez-vous nous dire quelle est votre responsabilité au sein de la CEE, ainsi que nous présenter le Groupe de Lisbonne, ses objectifs, et ses travaux ?

Riccardo Petrella : Pendant quinze ans j’ai dirigé le programme FAST pour la CEE, qui avait pour mission d’étudier les relations entre la science, la technologie et la société, et, en particulier, toutes les conséquences des développements scientifiques et technologiques à court et long terme sur le plan économique et social. Sur cette base nous devions fournir aux autorités européennes des éléments pour les choix des priorités de la politique européenne de la science et de la technologie. Cette très belle aventure s’est arrêtée l’année dernière au mois de septembre. C’était une belle aventure parce que nous, et les groupes scientifiques qui ont participé à la réalisation des travaux de recherche, avions pris à la lettre le mandat. Nous avons essayé de voir de quelle manière, à la lumière des analyses économiques et sociales concernant les conséquences des avancées technologiques, nous pouvions donner une orientation nouvelle à la politique de la science et de la technologie. En réalité l’institution n’a cessé de voir leur rôle comme des instruments de la politique industrielle, et plus particulièrement depuis le milieu des années 80 comme des instruments d’amélioration de la compétitivité industrielle. C’est ainsi que les dernières années les contacts entre l’institution et le programme FAST sont devenus de plus en plus tendus, dans la mesure où nous disions qu’il ne fallait pas soumettre la politique de la science et de la technologie aux besoins de l’industrie, qu’il ne fallait pas les instrumentaliser au service de la compétitivité de l’entreprise européenne. Au contraire, nous pensions que le rôle de la science et de la technologie était premièrement de faire grandir l’ingrédient socioculturel du développement économique, c’est-à-dire de faire participer davantage les gens, les villes, les groupes au bien-être et à la définition même du développement scientifique et technologique ; deuxièmement, de renforcer la coopération entre les groupes, les nations, les cultures ; troisièmement, que la science et la technologie devaient être orientées de manière à satisfaire les besoins de base, largement insatisfaits aujourd’hui, notamment dans les pays développés où les conséquences de la crise ont fait réapparaître la pauvreté ; la science et la technologie ont un rôle fantastique à jouer dans ce domaine. Une des grandes initiatives de l’Europe aurait dû être d’inciter les États-Unis et le Japon - autres grands pays de la science et de la technologie - à se mettre ensemble pour relever le défi d’éradiquer l’incapacité du système mondial actuel à satisfaire les besoins de base comme l’accès à l’eau, au logement, l’alimentation, l’éducation, l’information, la liberté, la démocratie, etc. Toutes nos propositions pour une politique de la science et de la technologie à finalité sociale, soit locale, soit européenne, soit mondiale, n’ont jamais été prises en compte. En effet, l’orientation dominante commune à l’Union Européenne a été, dès 1985 avec le traité unique - qui pour la première fois introduit dans les traités institutionnels de la communauté européenne la politique de la science et de la technologie -, de voir principalement la science et la technologie comme des instruments servant à l’amélioration des bases scientifiques de l’industrie européenne et au renforcement de sa compétitivité sur les marchés mondiaux. Les responsables politiques européens ont estimé nécessaire d’arrêter les travaux de FAST en septembre 1994, car nous ne répondions pas aux exigences et à la tendance dominante. Depuis un an, on m’a nommé responsable d’une nouvelle division qui s’occupe de la recherche sociale et en particulier d’un programme sur l’exclusion sociale. Mais après l’arrêt du programme FAST, j’ai quelques difficultés à continuer de travailler dans cette institution. Pour l’instant, j’ai demandé et obtenu d’être détaché pendant un an pour enseigner à l’Université Catholique de Louvain, principalement sur la mondialisation et également sur la société de l’information.

En 1991, durant l’époque du programme FAST, j’avais pris l’initiative de créer le Groupe de Lisbonne. Ce groupe est composé de dix-neuf personnes venant des États-Unis, du Japon et d’Europe Occidentale, à qui j’avais proposé de se demander pourquoi nous acceptions aussi facilement l’utilisation massive de la science au service des objectifs des entreprises. Pourquoi devrions-nous sacrifier le rôle de la science, de la connaissance, de la technologie, aux seules exigences de la lutte pour la conquête des marchés mondiaux ? Pourquoi ne concevrions-nous pas un manifeste dans lequel nous, européens, américains, japonais, ferions entendre notre désaccord ? Plusieurs personnes ont répondu positivement. Soutenus par la fondation portugaise Gulbenkian, nous nous sommes réunis à Lisbonne. Nous avons donc commencé à travailler à un manifeste sur les « Limites à la compétitivité ». Écrit en 1992, il est maintenant traduit en plusieurs langues. Nous avons utilisé la symbolique liée à Lisbonne, et à l’année 1992 : les cinq cents ans de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Lisbonne a été une ville-phare de l’époque des Grandes Conquêtes et de la découverte du Nouveau Monde. Nous disons qu’aujourd’hui nous voulons en finir avec l’histoire de 500 ans de conquêtes du monde par les occidentaux, de façon à faire des 500 prochaines années, les années de la solidarité, de la compréhension et de la coopération. Il ne s’agit plus de voir le monde comme un terrain à conquérir, mais d’inventer une culture de la coopération, au contraire de l’hégémonie, pour établir une gouvernance coopérative de la société planétaire. Le manifeste Limites à la compétitivité a eu beaucoup d’échos auprès de cette société civile qui agit à travers les associations, ONG, de même auprès des syndicats et de ce que j’appelle, les élites éclairées.


DE LA VIE EN PETITES COUPURES

Génération sacrifiée. Génération sacrifiée à son propre espoir de toucher au moins un jour peut-être son indemnité aux victimes. Le grappillage des restes, ça lui donne un petit air béat dont papa et maman sont gaga.

Mais il y a toujours quelque part, quelque chose - au milieu des revanches, des menus fretins, des petits plaisirs que l’on se fait - quelque chose qui creuse.

Pendant ce temps-là, le temps passe. Une génération laisse le temps passer, devenant chaque jour "inapte" au présent, inapte à sa propre vie.

Vie au rabais... de la petite besogne : arriver à faire tenir ensemble toutes les petites vocations, les petits personnages que l’on voudrait être, en se gardant juste assez de bon sens pour revoir le tout à la baisse au cas où le bel édifice se fissurerait. Jusqu’ici aucun fléau, aucune guerre n’avait pu détruire le désir du désir. Où est l’ennemi ?... ce que ça en laisse de traces laides sur la ville, sur les visages, les accommodements, les concessions faites chaque jour à la fatalité... ces visages aux bras longs, grimaçants, mutilés, pour exister un court instant dans ce regard de l’autre - ce regard de l’autre qui vous regarde pour savoir si vous le regardez... Dans l’attente la jeunesse est "morte-née". Il y en aura toujours pour dire qu’ils ont fait pour le mieux.


Les P.V.P. : Dans le livre Limites à la compétitivité, vous rappelez l’étymologie du mot compétitivité qui vient du latin cum petere qui signifie rechercher ensemble. Ce n’est pas du tout le sens qu’on lui donne aujourd’hui, au contraire, ce mot semble traduire un processus économique global dans lequel chaque entreprise ne peut assurer son hégémonie et sa prospérité qu’en éliminant l’autre sur les marchés mondiaux. Cette acception du terme compétitivité pour justifier le bien-fondé de la guerre économique comme expression naturelle des échanges sur le marché ne risque-t-elle pas à terme de créer plus de dégâts et de nuisances que de richesse, et bien sûr, en premier lieu au plan social ? En opposition à ce point de vue, quelles autres considérations pourriez-vous avancer en accord avec le sens étymologique rechercher ensemble ?

R.P. : Ce n’est pas à terme que la compétitivité tous azimuts, selon le principe « tuer ou être tué », va faire des dégâts ; elle a dès maintenant des conséquences dévastatrices au plan social, politique, culturel sur les conditions de vie de centaines de millions de personnes. L’impératif de compétitivité est aussi au centre du fameux Livre Blanc de la Commission Européenne, Croissance, Compétitivité, Emploi, inspiré par le président Delors. D’après ce Livre Blanc, la compétitivité est à la charnière de la croissance et de l’emploi, que seule une amélioration de la compétitivité de l’économie européenne pouvait générer une croissance massive. D’autre part, si la compétitivité permettait de relancer la croissance, elle permettrait également d’augmenter les emplois et donc de combattre efficacement le chômage. C’est à mon sens, une thèse un peu tirée par les cheveux qui n’est pas nécessairement validée par les données économiques, par exemple celles fournies par l’OCDE dans son dernier rapport sur l’emploi et la croissance. La compétitivité des économies de la communauté européenne se mesure en fonction du taux de pénétration dans les marchés mondiaux : une entreprise ou une économie est compétitive dans la mesure où elle augmente sa quote-part de marché, ce que j’appelle l’impérialisme des quotes-parts de marché, et qui est l’indicateur le plus important. En revanche, une entreprise ou une économie nationale est moins compétitive quand sa quote-part sur les marchés mondiaux diminue. La compétitivité se définit surtout en fonction des critères de croissance sur les marchés mondiaux, donc à la capacité d’exporter mieux que les autres. Mais nous constatons que les économies européennes s’intègrent de plus en plus entre elles, c’est-à-dire que le commerce entre elles augmente plus vite qu’avec le commerce mondial : en 1970, la part intra-communautaire du commerce mondial se chiffre à 17 %, et en 1990 elle en représente 33,5 %. Au niveau européen nous commerçons de plus en plus entre nous. Cela signifie, que l’entreprise européenne est d’abord et surtout compétitive vis-à-vis d’une autre entreprise européenne. L’exemple belge est symptomatique. Lorsqu’une entreprise belge est compétitive, cela signifie qu’elle l’est d’abord vis-à-vis d’une entreprise française, hollandaise et allemande, dans la mesure où 65 % de ses exportations vont vers ces trois pays, et on arrive à 75 % si l’on rajoute l’Angleterre et l’Italie. Donc les trois quarts de son commerce extérieur concernent ces cinq pays de la communauté, 87 % avec tous les autres pays de la communauté européenne, 94 % avec les États-Unis et le Japon et 100 % avec le reste du monde. Donc, à 87 % de ses exportations, l’entreprise belge est compétitive vis-à-vis d’autres concurrents européens sur les marchés européens ou mondiaux. La seule stratégie aujourd’hui pour être compétitif sur les marchés - qui sont hyper-développés, riches et saturés, quand on ne crée pas de nouveaux produits -, c’est de vendre les mêmes produits moins chers et de meilleure qualité. L’entreprise fait de l’innovation technologique pour réduire les coûts de production. En les réduisant, on réduit le personnel, donc de l’emploi. Une entreprise belge vendant les mêmes produits que ses concurrents sur le marché européen devient compétitive en réduisant les coûts de production, donc en éliminant de l’emploi et en créant du chômage ; par là elle élimine du marché d’autres entreprises européennes, ce qui revient à éliminer de l’emploi. Une entreprise est donc compétitive à travers un double processus de création de chômage, chez elle pour être compétitive et chez les autres concurrents parce qu’elle les élimine du marché. Croire dans ces conditions que plus une entreprise ou une économie est compétitive plus elle crée de l’emploi, ce n’est pas une évidence économique appuyée par les faits, au contraire plus on est compétitif, plus on crée du chômage, de l’exclusion.

Pour ce qui est de « chercher ensemble », je dirai que pour la première fois dans l’histoire du monde humain nous sommes véritablement une génération qui a conscience de faire partie de la même planète, d’être planétaire. Pourquoi sommes-nous la première génération planétaire ? Je peux vous donner deux anecdotes qui expliquent bien ce que je veux dire sans faire de grandes théories. La première, je l’appelle « l’effet de la boule » : en 1969 on a vu pour la première fois à la télévision la boule, la planète bleue tout entière depuis la Lune. Avant nous comprenions l’universalité abstraitement, maintenant nous avons compris que nous vivions ensemble sur une même planète. La deuxième anecdote, moins amusante, pour appuyer le concept de génération planétaire, c’est que les personnes réalisent toutes seules que leur avenir ne dépend plus de leur univers immédiat, de leur pays, mais du monde entier. Combien de fois les gouvernements nationaux se justifient en invoquant la conjoncture mondiale. Notre avenir ne dépend pas uniquement de la technologie conçue, produite dans notre propre pays mais aussi de celle conçue ailleurs. De même l’avenir de notre pays ne dépend pas simplement de notre monnaie, mais de celles des autres, c’est-à-dire que, peu à peu, nous nous rendons compte que l’avenir est construit dans le monde, et non pas seulement à l’échelle nationale. Nous le voyons aussi, parce que comme consommateur nous sommes entourés de produits fabriqués dans le monde entier : Made in the world. C’est donc le deuxième élément qui fait que nous sommes la véritable première génération planétaire. Petit à petit, cette réalité pénètre les individus qui se disent que, si nous formons la première génération planétaire, nous devons nous donner les règles, les principes, les valeurs, les institutions, les mécanismes capables de nous permettre de nous assumer, de nous faire vivre en tant que tel, et que nous ne pouvons plus continuer à appliquer ceux des générations nationales. C’est dans ce sens, que les citoyens comprennent qu’il est temps d’en inventer d’autres.


Même si le pire est à vivre aujourd’hui, disons-nous, il y a deux façons de vivre le pire : à genoux, soumis, écrasé, résigné, hébété, écroulé devant sa télé, ou debout, à lutter, obstinément, pour accompagner le mouvement irréversible du temps vers son accomplissement, accomplissement qui ne sera en fin de compte que ce que nous serons capables d’accomplir.


Les P.V.P. : Dans les pays industrialisés avancés, le nouveau modèle de réorganisation des modes de production : le re-engineering qui consent un maximum de souplesse dans la gestion des effectifs (André Gorz avance qu’il permet d’assurer un même volume de production avec moitié moins de capital et 40 à 80 % de salariés en moins) alimente un système de précarisation qui débouche, peu à peu, sur l’installation durable d’une sous-classe, ce que les américains dénomment déjà l’under-class : des pans entiers de la population condamnés à vivre sous le seuil de pauvreté à travers des petits boulots ou un travail à temps partiel. De quelles façons la mondialisation du capital et la compétitivité aggravent-elles et nourrissent-elles ce phénomène ? D’autre part, le manque de projets et de perspectives à long terme nous plonge dans une crise de civilisation sans précédent. Comment faire pour sortir de cette impasse ? Y-aurait-il une concertation internationale à envisager ? Si oui, comment et sous quelle forme ?

R.P. : Ce ne sont pas seulement les populations qui sont devenues planétaires, il y a également la transformation du capitalisme industriel national en un capitalisme mondial. Tandis que le développement d’une culture de la génération planétaire est faible, la culture imposée par le capitalisme mondial est forte parce qu’il a avec lui les groupes sociaux, les élites qui sont les maîtres à penser. C’est l’une des caractéristiques fondamentales du monde actuel : l’entreprise est devenue l’acteur maître à penser, celui qui fait rhétorique, l’argument sur ce qui est bon et juste. Le monde industriel fait culture, avec le monde financier, et tous les scientifiques, technocrates, bureaucrates, intellectuels, ingénieurs, les business schools, écoles de gestion, universités qui sont au service d’un capitalisme mondial caractérisé par la libéralisation des marchés, les déréglementations et la privatisation de pans entiers des économies nationales. Ce sont eux qui ont aujourd’hui une plus grande capacité que les autres à fixer l’ordre du jour culturel. C’est donc l’entreprise avec tous ses serviteurs, la principale productrice de culture, et non plus les universités, les mouvements syndicaux. Au 19e siècle, face au capitalisme national triomphant, les syndicats, les mutuelles, les mouvements ouvriers ont fait pression, ont lancé de nouvelles idées et concepts, comme la mutualité, le salaire garanti, le Welfare State, etc. De la sorte, petit à petit, le capitalisme national a été soumis au contrôle par des contrats sociaux nationaux. Au contraire, aujourd’hui, seule l’entreprise, acteur de la mondialisation des finances, du capital, des services, est productrice de culture : elle parle de flexibilité, de re-engineering, de mondialisation, d’adaptation, de ressources humaines. Dans la logique du capitalisme mondial qui vise à augmenter le profit, et la puissance financière, le re-engineering est une nouvelle manière, parmi d’autres, d’organiser le système de production pour la réduction des coûts. Il est une nouvelle cause de destruction massive d’emplois. Si l’entreprise a inventé l’expression « ressources humaines » à la place d’hommes, c’est que les hommes deviennent à travers ce terme des ressources « entre autres ». La ressource humaine n’est pas un sujet social, elle n’a pas de parole, ne négocie pas, ne proteste pas, ne descend pas dans la rue, ce n’est qu’une ressource à organiser avec d’autres ressources. C’est pour cette raison qu’il n’y a plus de véritables syndicats, la ressource humaine n’en a plus besoin, elle ne peut institutionnellement et structurellement s’organiser en syndicat. C’est donc l’entreprise qui à travers tous ces termes : ressources humaines, adaptation, réduction des coûts, société de l’information, autoroutes de l’information, produit les débats politiques et culturels, débats ensuite popularisés. Le débat dominant n’est pas provoqué par la culture alternative, ou celle des faibles, des pauvres. C’est là l’un des dangers les plus graves. Si le syndicat veut devenir un véritable acteur socio-politique et économique de la mondialisation, il doit se mondialiser et apprendre la capacité de détourner l’ordre du jour conceptuel. La bataille ne peut plus se réduire au montant d’emplois bien que ce soit très important - la perte d’un emploi est dramatique -, elle doit concerner la rhétorique, dans le bon sens du terme, c’est-à-dire l’argumentation, les choix, les valeurs, les priorités. Tant que l’on restera soumis à l’ordre du jour culturel imposé par le capitalisme mondial à travers l’entreprise et tous ses serviteurs, des états aux institutions gouvernementales en passant par les universités, nous serons incapables de penser autrement. Quand on me demande aujourd’hui que faire, je réponds que la première chose à faire c’est de délégitimer l’impératif de compétitivité comme principe fondateur, régulateur de l’organisation de l’économie mondiale ; une fois cette délégitimation réussie, on peut travailler à d’autres perspectives, à la nécessité d’un nouveau système mondial. Sur ce point, les institutions onusiennes sont-elles des institutions adaptées pour cela ? Notre réponse est bien entendu non ! Elles constituaient peut-être une réponse qui a fonctionné pendant cinquante ans, elles sont la résultante de l’histoire du capitalisme national, de l’État-Nation et du marché national. Aujourd’hui, la mondialisation a tué le marché national qui est l’un des fondements du pouvoir de l’État-Nation. En l’annulant, elle modifie le capitalisme national et déplace la capacité d’action du contrôle démocratique et politique de la res publica. La res publica est affaiblie, parce que l’un des fondements de l’État-Nation, qui est la res publica nationale et sur lequel se basent ensuite les luttes sociales et le contrat social national du 19e et du 20e siècle, c’était l’existence d’une économie nationale. En l’éliminant, le rôle du pouvoir public est diminué. C’est ainsi que se produit ce phénomène étrange chez les représentants du capitalisme mondial qui affirment qu’il n’y a plus aucune raison en faveur d’un contrat social national, qu’il représente un boulet aux pieds de l’efficacité de la compétitivité des entreprises et de nous tous. C’est extraordinaire !, les maîtres à penser de l’ordre du jour réussissent à transformer ce qui était une conquête fondamentale de l’humanité sur le plan social : les concepts de Welfare State, de sécurité sociale, de la sécurité des droits, en un boulet aux pieds des opérateurs économiques, ils ont réussi à le faire. Au contraire, il faudrait travailler sur le passage du contrat social national qui a permis de contrôler le capitalisme national, à un contrat social mondial. L’horizon le plus court, le plus petit que l’on puisse imaginer, pour changer quelque chose, est de 25 ans. Il est inutile de penser que l’on puisse modifier l’économie, la société, et la politique mondiales en trois, cinq ans, tant il y a d’inerties et de pouvoirs consolidés depuis des décennies. Comment résoudre le problème pour que la première génération planétaire soit capable d’articuler ces cinq points pour son avenir : la justice, l’efficacité économique, la démocratie, le respect de la diversité culturelle et un développement soutenable de la société ? Si nous nous mettons dans la perspective de 25 ans, nous devons compter avec huit milliards de personnes qui ont des besoins en logement, en éducation, en transports, en énergies efficaces, durables et bon marché. Aujourd’hui ce sont des besoins largement insatisfaits : en ce moment, un milliard quatre cents millions de personnes sont sans eau potable. Combien seront-ils dans 25 ans, si nous laissons la rhétorique du capitalisme mondial fondé sur la libéralisation des échanges, la déréglementation des marchés, la privatisation de l’économie, la compétitivité pour conquérir les marchés solvables, imposer sa loi ? Beaucoup plus évidemment. De même, à l’heure actuelle, il y a environ un milliard quatre cent millions de personnes sans véritable logement, en 1993, il y avait un milliard quatre cent millions de personnes qui gagnaient moins d’un dollar par jour, ainsi qu’un milliard deux cent millions d’analphabètes et un milliard deux cent millions de gens sans emploi.

Les P.V.P. : Dans certains de vos articles, vous parlez de la nécessité de la révolte. Pouvez-vous nous exprimer vos sentiments à ce propos ? Dans la lancée de cette question et compte tenu de la situation tragique que nous vivons aujourd’hui ne pensez-vous pas que le « devoir de réserve » des fonctionnaires, des responsables des institutions, se heurte maintenant à « un devoir de révolte » ? N’est-ce pas là une obligation qui s’impose, de fait, à tout fonctionnaire que ses fonctions amènent à avoir une connaissance des situations réelles, qu’elles concernent l’économie ou le social ? Par exemple, la responsabilité des dirigeants, des experts, des hauts fonctionnaires qui participent ou collaborent, de gré ou par ordre, à la précarisation de larges parties de la population, est-elle ou non engagée ? Si oui, la justice ou autres instances, seraient-elles, dans un futur proche ou plus lointain légitimées à demander des comptes à ces responsables ? (Nous pensons bien sûr au procès de Nuremberg, à celui plus récent du « sang contaminé » ou aux poursuites engagées dans divers pays européens, contre la corruption et les malversations).

R.P. : Aujourd’hui, « nous savons que nous savons » - bien entendu dans certaines limites - que si nous laissons faire le monde compétitif et libéralisé soumis à l’impératif de guerre économique, des individus, des villes, des pays seront délaissés et abandonnés à eux-mêmes, à leur misère. Plus tard, vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas, comme les nazis ont pu le dire. Vous n’aurez aucune excuse, parce vous ne pourrez pas dire demain que vous découvrez seulement maintenant les conséquences de l’aveuglement du capitalisme mondial. Par là, c’est tout le problème de l’éthique, de la responsabilité, de l’action qui est complètement changé. Nous nous rendons bien compte que nous sommes en train de créer une société à l’échelle mondiale de plus en plus « fragmentante », qui produit de plus en plus d’exclusion entre les gens, d’agressivité, chacun se défendant pour assurer sa survie, ce qui signifie empêcher celle des autres. Les gens se rendent compte, même s’ils sont acculés à le faire, qu’il n’est pas nécessairement bien d’être contraints d’être gagnant plutôt que perdant, ce sont des guerres que personne n’aime. Dans ces contextes-là, je crois que ce qui émerge clairement, c’est l’obligation de révolte. La révolte signifie ne pas adhérer à une situation qui est objectivement inacceptable. La révolte doit être celle de tout le monde, jusque chez les bureaucrates. J’exclus tout de même le monde financier, il n’y a personne qui s’y révolte, qui soit éclairé. Vous demandez si le fonctionnaire soumis au devoir de réserve a le droit de manifester cette révolte, je pense qu’oui parce qu’un fonctionnaire est aussi un citoyen, et ce n’est pas parce qu’il devient fonctionnaire qu’il ne l’est plus. Je vois mal que tous les fonctionnaires du monde ne soient plus citoyens, on aurait réduit la citoyenneté à quoi, alors ? Le fonctionnaire n’aurait le droit d’être citoyen que dans le secret des urnes. C’est de la parodie ! Au contraire, nos sociétés sont ou deviendront meilleures lorsque la participation du citoyen augmente, et non pas lorsqu’un fonctionnaire n’est plus citoyen, même quand il dort parce qu’il est responsable 24 heures sur 24 des aveux de restitution ! La citoyenneté c’est aussi un droit de parole. Le fonctionnaire n’aurait droit à la parole que s’il s’en va, ou alors à l’intérieur de l’administration, à condition qu’il ne parle pas à des gens de l’extérieur ! C’est une diminution du droit à la citoyenneté. Je crois que plus une administration est basée sur la diversité de l’expression, de la manière de réaliser certains objectifs, plus elle est efficace. Bien entendu, je ne pense pas qu’un fonctionnaire doit faire la politique à la place de l’homme politique, mais il a le droit sur la base de ce qu’il sait, de ce qu’il dit et observe, de manifester sa raison mais aussi son émotion. Saint-Augustin disait que l’homme qui a perdu sa passion a perdu davantage que celui qui se perd dans ses passions. D’ailleurs, aujourd’hui, on le reconnaît avec la théorie du chaos, au plan scientifique, il n’y a pas seulement le côté rationnel, mais il y aussi le côté émotionnel, et les deux ne sont pas nécessairement opposés mais se complètent. Pourquoi un fonctionnaire ne pourrait-il pas avoir d’émotions face à ce qu’il découvre ? J’insiste beaucoup pour que notre société implique notre responsabilité. La responsabilité ce n’est pas se taire en sachant, il faut que l’administration devienne responsable, elle ne peut pas se cacher derrière le « moi j’exécute, je suis au service du politique ». Nous ne pouvons peut-être pas contester le politique, parce que nous ne sommes pas candidats aux élections, mais notre éthique nous dit que nous devons parler à haute voix quand la politique à mener n’est pas pertinente. Pour ce qui est de la responsabilité des fonctionnaires je ne pense pas qu’elle peut relever du plan pénal, elle est plus d’un ordre moral et culturel.



Numéro 4 : Hiver 1995




Numéro 9 : Hiver 1997/1998
 
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