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Numéro 0
Halte au massacre
Par Federica BERTELLI | Paru le avril 1993

« Herodes est bien vivant / Il est au pouvoir / Il a décrété la famine / Une forme plus subtile / De tuer les enfants / Qui sont nés au Brésil / Oh Herodes - gouvernement mangeur d’anges / Oh Herodes - gouvernement dévoreur d’enfants / Oh Herodes - gouvernement carnivore / Oh Herodes - il a déjà mangé le Brésil entier »

Herodes est une chanson qui a été composée par le groupe musical Moleque de Rua, formé par 13 enfants des rues de São Paulo au Brésil âgés de 12 à 21 ans.

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Au Brésil on tue 5 enfants par jour.

J’ai entre les mains un journal intitulé : JOURNAL DES ENFANTS DU MONDE. Il est daté avril 1992. On peut y lire les titres suivants : N’EXTERMINEZ PAS NOS ENFANTS ; LES ESCADRONS DE LA MORT ; LA RUE DE L’ENFANCE PERDUE.

Je ne peux m’empêcher de souligner cette phrase, lue dans un des articles : « Si les humains sont les seuls êtres vivants qui s’entretuent pour des raisons politiques, une civilisation qui se permet de tuer ses propres enfants montre un déséquilibre évident, en remettant en cause un des fondements de vie humaine ». Souligner cette phrase pour me rendre bien évidente la monstruosité de ce qui se passe au Brésil, pour manifester sans doute aussi ma solidarité, pour compenser, peut-être, mon impuissance à agir contre ces événements ?

Une autre phrase me saute aux yeux : « La violence contre les enfants pauvres est la partie la plus évidente, la plus choquante des actions qui portent atteinte à l’intégrité de la personne humaine. » Non, en fin de compte, à y regarder davantage, il n’y a rien à souligner ! Rien ! Il n’y a que les faits qui s’affichent, têtus. À quoi bon souligner des expressions telles que « fondements de vie humaine », « atteinte à l’intégrité », si ce n’est pour se construire un mur de protection, se fixer à un ancre de sauvetage pour ne pas ébranler son existence, sa bonne conscience ?

Il n’y a rien à souligner ! Rien !

La lecture du JOURNAL DES ENFANTS DU MONDE ne m’offre aucune échappatoire. Une extermination délibérée d’enfants et d’adolescents se déroule au Brésil. Ce sont des « gamins de rue » : abandonnés, ils n’ont d’autre lieu de vie que la rue et les lieux publics. Mais, de ces espaces de vie on a fait des lieux de mort : les cadavres sont laissés dans la rue, sur les places ou les terrains vagues. « Mieux vaut tuer les enfants aujourd’hui, pour qu’ils ne deviennent pas des criminels lorsqu’ils seront adultes » est la logique des Escadrons de la Mort constitués par des policiers, des ex-policiers, des groupes soutenus par les petits et les grands commerçants.

Je me trouve face à une réalité qui ne peut pas ne pas me bouleverser. Je ferme le journal. Je me demande : que pouvons-nous faire, que puis-je faire ? Commenter en s’indignant ? Certainement pas, je sais trop bien que l’indignation, serait-elle véhémente, ne débouche que sur la surenchère verbale. Il doit bien y avoir quelque chose de plus important à faire que de s’indigner. Je pense : avril 1992 est une date déjà lointaine ! Pourquoi, donc, n’ai-je connaissance de ces événements que maintenant ? Probablement depuis cette date la situation n’a-t-elle fait qu’empirer ?

C’est par hasard que j’ai eu entre les mains ce journal. Ce n’est pas par hasard par contre que j’ai regardé récemment un documentaire sur les enfants tués au Brésil. Cette situation inhumaine ne touche probablement pas seulement le Brésil, mais la question qui m’habite, moi, en l’occurrence, est : où s’arrête ce qu’il m’est possible de connaître et où commence ce que je pourrais connaître ? Même si les événements existent en dehors de nous, n’y a-t-il pas des moments où obligation nous est faite de voir mais, cela dépend-il que de nous ? - ce qui se trame ailleurs d’horreurs ? D’être vigilants aux appels de détresse, prêts à nous réveiller dès que « la bête immonde » pointe le nez ? Certes, mais alors, faudra-t-il apprendre à regarder autrement autour de nous et chercher conséquemment, à explorer autour de nous ce qui dans le quotidien se donne comme normal.

Je regarde donc de plus près, du plus près possible, et je me demande : le contexte dans lequel je vis, la région parisienne et l’université Paris 8 où je passe la plupart de mon temps, n’est-elle pas la scène idéale pour affronter mon impuissance ou plutôt ma paresse à agir ? À chacun d’en établir les limites. Il suffit de franchir la distance qui nous sépare de la scène, de nous-mêmes, il suffit de sortir de son enfermement, il suffit de ne plus déléguer aux autres le droit à la parole. Comme dit Artaud :

« Pour exister il suffit de se laisser aller à être, / mais pour vivre, / il faut être quelqu’un, / pour être quelqu’un, / il faut avoir un OS, / ne pas avoir peur de montrer l’os, / et de perdre la viande en passant. »

Je veux me faire les os, et je peux le faire, maintenant, sur cette scène. Ne nous renseigne-t-elle pas d’elle-même énormément sur ce qui peut se passer ailleurs, encore plus peut-être, ne nous éclaire-t-elle pas directement cet ailleurs ? Regardons encore de plus près l’université, par exemple, ce lieu censé être un lieu de rencontre, de production, de formation, de vie, et demandons-nous si nos études nous préparent aux changements, aux exigences, aux interventions que l’époque exige et si, plus important, nos études trouveront, un jour, un débouché dans la vie professionnelle. Ou bien alors, devrais-je me résigner à devenir, à mon échelle, un petit concentré de la déchéance universitaire et en subir, tout le long de ma vie, les terribles conséquences ? Mais qu’allons-nous faire de notre sort, de notre avenir ? Le monde du travail ne nous offre certainement pas l’espoir d’un monde meilleur ! Vous avez des doutes ? Demandez aux chômeurs ce qu’ils en pensent ! « vous avez de la chance d’être à l’université », répondront certains. Quelle chance ? Celle de remettre à plus tard une exclusion que nous sentons inévitable ? Celle de nous maintenir, au jour le jour, grâce à un illusoire confort estudiantin dans le marasme général ? Quelles fadaises !

Puisque l’appel des banlieues manifestation la plus explicite des enjeux d’une logique d’exclusion ne nous a pas encore renseignés sur notre devenir, comment pouvons-nous entendre les cris de millions d’enfants tués au Brésil ? Et pourtant c’est ce cri qu’il est essentiel de ne pas chasser, en le recouvrant par tous les faux bruits du train-train quotidien. Parce que ce cri, nous fait savoir que ce qui est en œuvre au Brésil et dans les pays de la misère programmée, c’est la mise en place, partout dans le monde et à tous les niveaux de la société, d’une logique du pire qui est tout simplement une logique consciente ou inconsciente ? - de l’exclusion.


Le narcissisme est une tragédie. La tragédie d’exister en ignorant l’autre. Comment exister si j’ignore la beauté de l’autre. Si mon reflet est moi que j’adore alors comment nommer celui-là, qui me regarde contempler ma propre image, laquelle ne sait que me dévisager comme je la dévisage ?


Il faut intervenir sur les problèmes d’injustice, là où on vit pour pouvoir répondre aux cris de détresses, ailleurs. Comment pouvons-nous nous positionner face aux enfants massacrés au Brésil si nous ne parvenons même pas à avoir un regard critique sur la misère qui écrase nos banlieues ? Si nous nous privons de ce regard simultané sur l’ici et l’ailleurs, comment pouvons-nous prendre conscience que la tragédie des enfants des rues au Brésil ne traduit rien d’autre que la phase terminale de l’exclusion, la dernière caisse de résonance pour nous faire savoir que notre tour arrive ? Voilà le problème : que déciderons-nous de changer de logique ou d’attendre, le cul collé à la chaise, que le pire nous tombe dessus ?

J’ai découvert, il y a quelques jours, en lisant le CIDV (Centre Inter-Culturel Paris 8) INFOS N° 1 qu’il existe une association qui s’appelle ERE BRASIL (ENFANTS - DES RUES ET ÉDUCATEURS AU BRÉSIL), créée par des enseignants et étudiants de Paris 8. Évitons de demander aux étudiants s’ils sont au courant de cette initiative, pas la peine de s’entendre répondre que l’information ne circule pas ou qu’on s’en fout de ce qui se passe à l’université ! Ajoutons simplement que s’ouvrir à sa propre vie exige d’abord d’abattre les frontières qui découpent l’université en compartiments si l’on ne veut pas finir encagé dans sa propre indifférence. « Votre indifférence nourrit l’indifférence de l’autre », nous dit un proverbe africain. Quant à moi, mon souhait est que cet article contribue à favoriser une rencontre de l’Association ERE BRASIL avec les étudiants pour soutenir le groupe MOLEQUE DE RUA à l’occasion de leur tournée en France entre mai et octobre 1993. J’ajouterai pour conclure : j’espère d’ici là être à la hauteur des événements.