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Numéro 33 Web
La France et l’altérité
par Nadia Choukroune

Sommaire

S’il faut parler de culture en France nous nous devons de revenir sur la constitution au fil du temps d’une nation hétérogène ; fruit des invasions, migrations, exodes, qui la traversèrent et esquissèrent ses contours. Des recherches de Gérard Noiriel, pionnier de l’histoire de l’immigration en France sur la tendance à figer la nation dans une identité à des fins politiques, l’Histoire de France nous révèle un enchevêtrement des courants où définir la nation et son rôle n’est jamais allé de soi.

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Il serait fastidieux de revenir dans ce travail sur les deux grandes phases de sédimentation de la population française. La première phase est celle qui s’étend de la Préhistoire au
Moyen Âge et la deuxième phase représente l’immigration liée à la venue massive de main-d’œuvre au moment de la révolution industrielle. Toute la population française résulte de ces phénomènes migratoires. D’aucuns jugent urgent et profitable pour tous de renoncer dans le langage courant à des expressions comme « Français de souche  » et « Français issu de l’immigration ». Christiane Taubira a également proposé de supprimer de l’article de la constitution française le mot « race » [1].

Depuis une dizaine d’années, les questions d’immigration et d’identité nationale sont au cœur de l’actualité politique dans l’ensemble de l’Europe, avec à l’ouest la construction européenne et la résurgence de la xénophobie et à l’est, l’écroulement du communisme et l’exacerbation des nationalismes [2]. C’est au XIXème siècle, quand les besoins en main-d’œuvre de la société industrielle se sont fait sentir et qu’ils ont coïncidé avec l’effondrement de la natalité, que la France est devenue un lieu d’immigration massive. Au début du XXème siècle, les immigrés étaient déjà plus d’un million. Depuis une trentaine d’années l’immigration a changé. La population immigrée ne vient plus des mêmes pays : au début des années 1960 cette population était à 80 % d’origine européenne, dans les années 1990 ce pourcentage est tombé à 50 % alors que les populations d’origine africaine sont passées de 15 à 36 % et les populations asiatiques d’un peu plus de 2 à 12 %. La recherche de travail fut le premier motif d’immigration suivi plus tard par le regroupement familial.

Poème de Jacques Prévert

La pluie et le beau temps [3]


Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel

Hommes de pays loin

Cobayes des colonies

Doux petits musiciens

Soleils adolescents de la porte d’Italie

Boumians de la porte de Saint-Ouen

Apatrides d’Aubervilliers

Brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris

Ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied

Au beau milieu des rues

Tunisiens de Grenelle

Embauchés débauchés

Manoeuvres désoeuvrés

Polaks du Marais du Temple des Rosiers

Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone

Pêcheurs des Baléares ou du cap Finistère

Rescapés de Franco

Et déportés de France et de Navarre

Pour avoir défendu en souvenir de la vôtre

La liberté des autres

Esclaves noirs de Frejus

Tiraillés et parqués

Au bord d’une petite mer

Où vous pouvez vous baigner

Esclaves noirs de Fréjus

Qui évoque chaque soir

Dans les locaux disciplinaires

Avec une vieille boite de cigares

Et quelques bouts de fil de fer

Tous les échos de vos villages

Tous les oiseaux de vos forêts

Et ne venez dans la capitale

Que pour fêter au pas cadencé

La prise de la Bastille le quatorze juillet

Enfants du Sénégal

46

Dépatriés expatriés et naturalisés

Enfants indochinois

Jongleurs aux innocents couteaux

Qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés

De jolis dragons d’or faits de papier plié

Enfants trop tôt grandis et si vite en allés

Qui dormez aujourd’hui de retour au pays

Le visage dans la terre

Et des hommes incendiaires labourant vos rizières

On vous a renvoyé

La monnaie de vos papiers dorés

On vous a retourné

Vos petits couteaux dans le dos

Étranges étrangers

Vous êtes de la ville

Vous êtes de sa vie

Même si mal en vivez

Même si vous en mourez.

L’immigration est l’objet d’un traitement politique et médiatique particulier. Elle est souvent présentée comme un problème et associée à ce terme : on parle de la régularisation des sans-papiers, de l’intégration des immigrés, de la place de l’islam dans la société... Ces discours font des immigrés une cause d’insécurité dans la société et le mot même d’immigration véhicule beaucoup de peur. Ce sujet est souvent l’objet de passions politiques, tout particulièrement concernant l’intégration. Il existe une confusion sur la question de l’intégration en France. Cette confusion se retrouve dans les nombreux termes qui évoquent le sujet : intégration, insertion, assimilation et depuis peu inclusion. Quant aux individus concernés, on fait à peine la différence entre les primo arrivants, ceux qu’on appelle les deuxième et troisième générations, les Français issus de l’immigration, les immigrés, les réfugiés, les demandeurs d’asile, les étrangers, les exilés.

L’intégration des immigrés désigne un processus visant à faire participer un groupe ethnique aux fonctionnements sociaux, politiques et culturels de la communauté nationale. Dans la pratique, l’intégration consiste à établir l’égalité entre les individus issus du groupe dominant, la communauté française, et ceux issus des groupes dominés, les immigrés. Ce phénomène peut sembler légitime pour les immigrés, mais qu’en est-il pour leurs enfants nés en France ? Il semble évident qu’il ne peut s’agir des mêmes processus que pour leurs parents. S’agit-il alors d’une intégration politique, sociale, culturelle ?

La question de l’intégration doit être posée à la société elle-même.
Certains chercheurs comme Gérard Noiriel [4] pensent que le fait de désigner des jeunes en particulier comme un groupe intégré est en soi un obstacle à l’intégration.
Le langage autour de celle-ci alimente une logique de séparation, plaçant les immigrés et leurs enfants de l’autre côté de la frontière établie. L’emploi de ce vocabulaire entretient un stéréotype et entretient les populations issues de l’immigration dans un statut d’étrangers maintenant génération après génération leur attachement à des phénomènes migratoires antérieurs. Dans ces conditions, être intégré cela veut dire montrer patte blanche. Cette vision a pour effet de faire porter l’effort d’intégration uniquement sur une partie de la population et pas sur la société toute entière Or la société d’accueil a aussi sa part de responsabilité.

La discrimination consiste à séparer un groupe en fonction de caractères réels ou supposés et conduit à des exclusions de fonctions de services ou de droits sociaux. Dans le domaine de l’emploi, la discrimination caractérise ainsi une attitude par laquelle un employeur potentiel, lors d’opérations d’embauche ou préalables à l’embauche, exprime de manière explicite ou implicite à un candidat une volonté de sélection en fonction d’une appartenance culturelle ou de caractères phénotypiques, éléments éventuellement renforcés par le lieu d’habitat ou encore le niveau de formation. La discrimination ethnique ou raciale se fonde sur l’origine réelle ou supposée des individus, signalée par des caractéristiques visibles : nom à consonance étrangère, couleur de peau, accent, etc.

La stigmatisation est un processus par lequel des acteurs ou des institutions relèvent des traits de certains individus afin de les différencier, voire de les inférioriser. La stigmatisation est un processus d’attribution visant à discréditer une personne ou un groupe de personnes.

La domination culturelle dans l’empire colonial

Pendant la Troisième République, la conquête de ces nouveaux territoires est rendue possible grâce à une certaine philosophie du colonisateur. Militaires, missionnaires, chambres de commerce et sociétés de géographie constituent de solides appuis pour réaffirmer l’idéal colonial qui était en perte de vitesse. Ils encouragent les explorations, organisent des expositions et diffusent des récits de voyage, poussent les politiques à rejoindre le parti colonial. Ce parti regroupe dans différentes associations comme le Comité de l’Afrique Française, les défenseurs de l’expansion coloniale. Il constitue un important groupe de pression à la Chambre et au Sénat. Les arguments avancés sont la recherche de nouveaux marchés, la quête des placements, l’orgueil national et surtout la conviction que les États d’Europe ont une responsabilité vis-à-vis des peuples en retard, voir inférieurs. L’utopie coloniale développe de terribles contradictions : la lutte contre l’esclavage va venir légitimer des interventions européennes comme celle du roi des Belges, Léopold II, au Congo et cela débouchera sur la servitude généralisée du continent. Les églises comme les républicains prônent la mission émancipatrice. Ce devoir civilisateur nourri de préjugés racistes, de mythes et d’illusions, ne soulève pas de réserves avant 1914. Il est relayé par la presse, la littérature et l’école et s’affirme comme une composante majeure des sociétés européennes cimentées par un fort sentiment nationaliste. Jules Ferry monte à la tribune pour demander le vote de crédits pour achever la conquête de Madagascar : « On peut rattacher le système d’expansion coloniale à trois ordres d’idées : à des idées économiques, à des idées de civilisation, à des idées d’ordre politique et patriotique. Ce qui manque à notre grande industrie, ce sont les débouchés de la concurrence, la loi de l’offre de la demande, la liberté des échanges, l’influence de spéculation, tout cela rayonne dans un cercle qui s’étend jusqu’aux extrémités du monde.

Il y a un second point que je dois aborder, c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures... (Rumeurs sur plusieurs bancs à l’extrême gauche.) Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. »  [5]

Les années 1930 voient triompher l’idéologie coloniale à travers la littérature, le cinéma, l’école, la publicité, la carte postale. L’indigène est ce grand enfant que l’Europe se doit de guider et d’encadrer. L’exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931 constitue l’apogée de cette vision et place tardivement les empires au cœur de l’imaginaire des Européens. On voit donc bien comment les industries culturelles, en forte expansion également à cette époque, ont pu servir la légitimation de la colonisation.

Le discours colonial souligne les progrès réalisés, qu’il s’agisse de l’élimination des maladies endémiques, de l’encadrement scolaire, de l’œuvre des missionnaires ou des efforts d’équipement ferroviaire ou portuaire. Les cultures vivrières sont sacrifiées au profit de denrées tropicales et de cultures industrielles : l’Inde fournit coton et thé, l’Indochine et l’Indonésie le caoutchouc, le Congo belge et la Rhodésie le cuivre, le Maroc, les phosphates, etc. En retour, les colonies doivent absorber les produits fabriqués par la métropole. La récession des années 1930, les conditions de vie et de travail sont très dures. Le travail forcé et les réquisitions de main-d’œuvre sont fréquents sur les plantations, et les paysans chassés de leurs terres par la concentration s’entassent dans les quartiers indigènes des villes coloniales et doivent accepter des salaires de misère. Les sociétés indigènes ont été bouleversées par la modernité européenne. Le pouvoir colonial a suscité de nouvelles élites : petits fonctionnaires, journalistes, médecins ou entrepreneurs sont souvent attachés à l’ordre colonial, mais déchirés entre deux cultures. Ils souffrent du mépris. De plus en plus de colonies songent à la rupture avec la métropole et se tournent de plus en plus vers le nationalisme.

Avec l’émergence de puissances rivales cette domination est menacée : l’Europe va devoir faire face à des puissances concurrentes manifestant également des ambitions impérialistes. En 1925, la France fait face à un soulèvement dans le Rif marocain puis, en 1930, à des révoltes au Tonkin. De timides réformes sont contrariées par l’aveuglement obstiné des colons. Ainsi, le projet Blum Violette (projet du Front populaire, visant à ce que 25 000 musulmans puissent devenir citoyens français tout en gardant leur statut personnel lié à la religion) se heurte à l’intransigeance des colons européens. Les élites basculent peu à peu dans l’opposition extrême et rejoignent des mouvements nationalistes radicaux comme le Néo-Destour de Bourguiba en Tunisie ou le parti du peuple algérien de Messali Hadj. La guerre a profondément ébranlé les principales puissances coloniales.

La rapidité avec laquelle l’armée française a perdu tout le sud-est asiatique après l’attaque de Pearl Harbor a considérablement atteint le mythe de la supériorité de l’homme blanc. De plus, la guerre a développé les nationalismes. En Algérie Ferhat Abbas lance en 1943 le manifeste du peuple algérien. Au Maroc, les indépendantistes fondent le parti de l’Istiqlal. La question coloniale s’internationalise. Il est difficile pour les puissances coloniales d’ignorer ces mouvements de contestation puisqu’il s’inspire directement de la charte de l’Atlantique d’août 1941 « Le droit à chaque peuple de choisir la forme de gouvernement selon laquelle il doit vivre  ». [6]

L’ONU devient dès sa création, une tribune pour relayer le discours anticolonialiste. Face à cette ébullition les puissances coloniales multiplient les promesses mais restent bien souvent intransigeantes dans les faits. La conférence de Brazzaville en 1944 ouverte par De Gaulle écarte dans sa résolution finale « Toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’empire »  [7]. Quand le jour de la capitulation allemande, une émeute éclate à Sétif en Algérie, la répression est impitoyable.

Entre domination culturelle et intégration

Le terme " francophonie " apparaît, sous la plume d’Onésime Reclus [8], frère d’Elysée Reclus, géographe, pour désigner la communauté linguistique et culturelle que la France constituait avec ses colonies. Onésime Reclus est un intellectuel du XIXème siècle persuadé que la France a à mener une « mission civilisatrice » dans ses colonies. Le terme fut repris par Léopold Sedar Senghor, ardent défenseur de la francophonie mais également de la « négritude  » avec le poète Aimé Césaire.

Le sommet de la Francophonie à Beyrouth en 2002 revenait sur les grandes orientations de sa politique : parmi elles on compte la promotion de la langue et de la diversité culturelle, la promotion de la paix, de la démocratie et des droits de l’homme, l’appui à l’éducation, à la formation, à l’enseignement supérieur et à la recherche, la coopération au service du développement durable. Néanmoins, pour beaucoup la francophonie demeure un outil de domination colonialiste et post-colonialiste présenté sous le jour acceptable de l’universalisme à la française. Comment en vouloir à une langue permettant un tel contact entre les peuples !

Pourtant, l’auteur franco Camerounais Mongo Beti revient sur un lourd sentiment éprouvé par des millions de personnes non seulement dans les anciennes colonies mais à l’intérieur même de l’hexagone avec le cas des langues régionales :

« Le français a été un outil d’écrasement des langues nationales, au Cameroun comme dans bien d’autres pays. Dans les radios, mais surtout dans les programmes de télévision, la langue française est prédominante. Cependant, depuis une vingtaine d’années, des groupes de pression, souvent menés par des linguistes et des hommes de lettres, revendiquent désormais la légitimité des autres langues. Y compris dans les départements d’Outre-mer, dans les Antilles par exemple avec le mouvement de la créolité lancé par des écrivains comme Jean Barnabé, Raphaël Constant et Patrick Chamoiseau. Et l’on peut dire que peu à peu émerge comme une nouvelle francophonie, plurielle et métissée. Par ailleurs, plusieurs Etats africains sont en train de revaloriser les langues vernaculaires et d’inscrire le bilinguisme dans les écoles. C’est le cas notamment au Sénégal, avec le wolof. Et les productions littéraires en pulaar, en sérère ou en wolof commencent même à dépasser les écrits en langue française. »  [9]

Qu’est-ce que le creuset français ? Le terme nous vient de Gérard Noiriel, historien de l’immigration. Celui-ci rappelle que l’histoire française a souvent été relatée avec comme seul cadre l’idée de la constitution du territoire national. Mais cette posture a évacué le rôle déterminant des populations et de leurs mouvements. Ce n’est que depuis les années 1970 que l’histoire de l’immigration est prise en considération. Cette histoire devient un enjeu politique, il devient déterminant de posséder les connaissances relatives à la formation de la population française, l’histoire des immigrés est liée à l’histoire ouvrière, à l’histoire du travail [10]. Selon l’historien, les difficultés actuelles et la crise identitaire dans laquelle est plongée la France vient de la crise du modèle national. La situation coloniale a été transposée dans l’hexagone, les immigrants sont ainsi racialisés, essentialisés [11]. Ils éprouvent à l’encontre de la France qui a perdu de sa superbe avec le mouvement des indépendances des sentiments ambigus voir contradictoires entre rancoeur et dépendance.

Une nation toujours régénérée

La nation n’est plus une personne

Pour Rousseau l’idée de nation est une idée politique car elle relève d’un pacte entre l’ensemble des citoyens. C’est sur ce pacte que repose la démocratie [12]. Sieyès introduit l’idée de volonté dans ses discours, la nation se forme par la volonté d’individus isolés de se réunir et c’est la victoire révolutionnaire qui validera cette conception comme la définition française, ceci aidant la bourgeoisie intellectuelle à justifier ses aspirations politiques. «  Qu’est-ce que la volonté d’une nation ? C’est le résultat des volontés individuelles, comme la nation est l’assemblage des individus », La nation n’est donc pas encore perçue ici comme un acteur historique collectif et les individus qui la composent ne sont pas perçus comme traversés par des rapports sociaux [13]. Le thème du génie du peuple sera utilisé par Michelet qui donnera à l’idée de nation ses contours définitifs. Il réhabilite la vieille théorie des climats, théorie affirmant que les peuples sont conditionnés par les données géographiques et climatiques du pays où ils habitent. Il s’agit d’adaptations pour tous les individus et non d’appartenance.

L’idée de race est secondaire [14]. Avec le mouvement des indépendances dans les colonies et l’émergence des revendications nationalistes, les chercheurs se posent la question de la Nation. Auparavant, seul Raymond Aron [15] s’était vraiment attardé sur cette question en 1962 alors qu’Émile Durkheim, après la Deuxième Guerre mondiale, l’a rejetée considérant qu’il ne s’agissait pas d’un objet d’étude. Fernand Braudel [16] va aborder frontalement la question de l’identité. Pour lui, la France a toujours désiré incorporer des provinces rétives à l’idée de devenir françaises comme la Corse ou même la Lorraine à un certain moment de son histoire. Il y a toujours eu dans l’identité de la France un grand besoin de centralisation et selon lui il est dangereux d’aller contre ce mouvement. Il ne voit donc pas d’un très bon œil la décentralisation car les régions sont par nature souvent trop soucieuses d’elles-mêmes et ne vont pas dans le sens de l’intérêt général. Si la France ne triomphe pas d’un point de vue économique, c’est qu’elle triomphe d’un point de vue politique, justement parce qu’elle triomphe dans ses propres limites. Ses sorties en dehors de l’hexagone se sont terminées de façon malheureuse mais le triomphe de la France est un triomphe culturel, un rayonnement de civilisation. Ce rayonnement est plus ou moins brillant, plus ou moins justifié, il émane toujours selon lui de Paris. La culture française est centralisée, et ce de façon très ancienne.

Par ailleurs, le triomphe de la langue française, des traditions, des modes, est à rattacher à la présence d’un grand nombre d’étrangers. On ne pourrait pas parler de civilisation française sans l’arrivée des étrangers. Ces idées datent de 1962 et déjà Fernand Braudel se demandait comment la France allait accepter ces tendances et les défendre si nécessaire, « Sans politique de rayonnement à l’égard du monde, tant pis pour la culture française » dit-il. La langue française est en crise, ce qui lui fera remonter la pente c’est la fidélité des étrangers, qu’ils soient des pays de l’Est ou d’Amérique latine (voir la critique de cette idée dans notre partie consacrée à la francophonie). L’identité française pour Fernand Braudel c’est de faire l’Europe, pas l’Europe des technocrates et des patries mais l’Europe des peuples et cela ne sera rendu possible que par la fraternité. Par la suite, les recherches essaieront de déconstruire les réalités nationales plutôt que de considérer la nation comme une entité toute faite. Bourdieu se penchera sur la critique du régionalisme et de l’ethnicité. La notion d’ethnie a pu être quelque chose de construit par la bureaucratie coloniale comme le démontrera Jean Loup Amselle à propos des Peuls. Il nous met en garde contre l’illusion des cultures pures. La mondialisation produirait une uniformisation du monde dans laquelle s’abîmerait la diversité des cultures et des identités. Mais, il nous faut réfuter cette sinistre analyse faisant supposer qu’il y aurait eu avant des cultures pures isolées et fermées. Bien avant la conquête française, les sociétés africaines possédaient une identité très souple où les individus avaient une certaine liberté dans leur appartenance. Mais l’État colonial suivant, a obligé ces personnes a décliné une identité fixe et les a réparties dans leurs catégories ethniques, par la suite enregistrées puis institutionnalisées. Deux générations plus tard, ces mêmes personnes se définissaient elles-mêmes dans les termes ethniques qu’avait forgés le pouvoir colonial.

Les processus d’appartenances et leurs corollaires

La coexistence humaine est devenue un concept nommé « le vivre ensemble ». Mais, sommes-nous certains que ce terme recouvre une même idée dans nos imaginaires ? Ce terme est apparu à une époque où les relations entre les cultures sont bouleversées et en passe de se recomposer. Il est employé en France en particulier dans les quartiers classés « politique de la ville » et où le nombre de personnes issues de l’immigration est important. Ce terme dirait donc de façon édulcorée qu’il est parfois difficile pour des personnes de plusieurs origines de cohabiter dans un seul et même quartier. La conjonction de ces deux termes positive la question de la difficulté à coexister. Dans les quartiers les ateliers mettant en avant de manière « positive » les origines ethniques des personnes se multiplient. Les questions soulevées par ce type d’action sont multiples : à force de survaloriser les origines, on donne une importance démesurée à l’identité ethnique des individus, passant par-dessus leur choix en temps que sujet possiblement émancipé du groupe d’origine. De même, il n’est pas rare de voir des actions culturelles ou artistiques qui voulant flatter tel ou tel groupe, le folklorise, le maintenant ainsi à distance. Nous sommes passés d’un monde structuré par des catégories sociales (place, capital, grève etc) à des catégories de pensée et d’action essentiellement culturelles Alain Touraine, Culture, construction de soi et vivre ensemble entretien avec Jean-Pierre Saez Culture et société un lien à recomposer, édition de l’attribut, Saison Une, sous la direction de Jean-Pierre Saez.

Prenons comme exemple la parade organisée par la Ville de Saint-Denis au moment de la Coupe du monde de rugby. Les associations défilaient dans cette parade habillées en costume traditionnel (les Marocains, les Maliens, les Chinois...) comme si la seule culture qu’avaient ces personnes à nous montrer était la culture folklorique de leur pays d’origine et comme si les personnes prenant part à ce défilé, même si la plupart étaient depuis bien des décennies en France, étaient consignées à demeurer éternellement dans une culture du passé, et jamais Français. De nos jours, on incite de plus en plus nos contemporains à « affirmer leur identité ». Ils sont censés retrouver au fond d’euxmêmes, une prétendue appartenance fondamentale, religieuse, nationale, ethnique et la brandir aux yeux du monde, aux yeux des autres : « À toutes les époques, il s’est trouvé des gens pour considérer qu’il y avait une seule appartenance majeure tellement supérieure aux autres en toutes circonstances qu’on pouvait légitimement l’appeler « identité ». Pour les uns la nation, pour d’autres la religion ou la classe. Mais il suffit de promener son regard sur les différents conflits qui se déroulent à travers le monde pour se rendre compte qu’aucune appartenance ne prévaut de manière absolue. Là où les gens se sentent menacés dans leur foi, c’est l’appartenance religieuse qui semble résumer leur identité entière. Mais si c’est leur langue maternelle et leurs groupes ethniques qui sont menacés, alors ils se battent farouchement contre leurs propres coreligionnaires. Les Turcs et les Kurdes sont également musulmans, mais diffèrent par la langue, leur conflit en est-il moins sanglant ? Les Hutus tout comme les Tutsis sont catholiques et ils parlent la même langue, cela les a-t-il empêchés de se massacrer ? Tchèques et Slovaques sont également catholiques, cela a-t-il favorisé leur vie commune ? Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles.

C’est précisément ce qui définit mon identité. Serais-je plus authentique si je m’amputais d’une partie de moi-même ? L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitié, ni par tiers, ni par plage cloisonnée. Je n’ai pas plusieurs identités j’en ai une seule. Elle est faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un dosage particulier qui n’est jamais le même d’une personne à une autre » [17].

Les individus ont en eux une hiérarchie des éléments constituant leur identité. Celle-ci n’est pas figée. L’identité n’est pas immuable, elle est une longue métamorphose tout au long de l’existence. L’identité s’acquiert pas à pas, au fur et à mesure des rencontres et des expériences. La mondialisation vient forcer cette nouvelle conception de l’identité. Le choix donné à des milliards d’humains ne peut se définir entre l’affirmation guerrière ou la désintégration de l’identité. Les individus doivent être valorisés dans le fait d’assumer leur identité multiple pour concilier ce besoin d’autodéfinition avec une ouverture franche sur d’autres cultures sans quoi, entre la négation de soi et la négation de l’autre, se lèveront « des armées de fous sanguinaires, d’individus égarés »  [18]. Le péril qui pourrait guetter l’humanité est une crispation des identités, une balkanisation des cultures, d’une certaine manière une fossilisation : pour faire battre en retraite les défenseurs de l’anti-mondialisation qui penseraient que celle-ci conduit inévitablement à l’uniformisation culturelle. Jean-Louis Amselle réfute la notion d’ethnie [19], un concept post colonialiste. Pour lui des phénomènes comme l’islamisation de l’Afrique au Xème siècle puis sa christianisation au moment de la colonisation européenne ont démontré que des résistances à l’uniformisation se manifestaient toujours. La recherche d’une culture pure n’existe pas, elles sont toujours mélangées au départ et n’ont jamais fonctionné en vase clos. Si certains idiomes disparaissent, d’autres productions culturelles naissent. Fusions, hybridations, réinterprétations, branchements, appropriations, les cultures forment un réseau unique, tout comme un tableau de connexions électriques.

Nadia Choukroune

Le texte publié ici est inspiré des travaux que Nadia Choukroune a développé dans sa thèse intitulée La nouvelle centralité de la culture : acteurs et territoires en recomposition, présentée à l’université de Paris VIII Saint-Denis sous la direction d’Armand Mattelart.

[1Christiane Taubira, L’esclavage raconté à ma fille, Clamecy, Bibliophane, 2006, page 165.

[2Gérard Noiriel, Population, immigration et identité nationale en France, 19e-20e siècle, Paris, Hachette, 1992, page 190.

[3Jacques Prévert La pluie et le beau temps, Gallimard , 1955, 256 page 31.

[4Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, collection « Socio-Histoires », 2001 (Réédité en collection « Folio-Histoire », Paris, Gallimard, 2005).

[5Discours de Jules Ferry à la Chambre des députés le 28 juillet 1885.

[6La Charte de l’Atlantique est signée en mer le 14 août 1941, au large de Terre-Neuve, et dénonce la « tyrannie nazie  » alors que les États-Unis ne sont pas encore entrés dans la guerre. Elle sera prolongée, après Pearl Harbor, par la déclaration des Nations Unies du 1er janvier 1942, puis la charte des Nations Unies du 26 juin 1945.

[7Extrait de l’acte final de la conférence de Brazzaville février 1944.

[8Onésime Reclus, Le plus beau royaume sous le ciel, Hachette, 1899, page 842.

[9Mongo Beti, source inconnue.

[10Gérard Noiriel, Le Creuset français ; histoire de l’immigration (19ème-20ème siècles), Paris, Seuil, collection Histoire.

[11Ibid.

[12Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, Editions Flammarion, 11 novembre 2011, Garnier Flammarion philosophie, novembre 2011, page 256.

[13Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers État ? Paris, Quadrige, PUF, 1982, page 93.

[14Jules Michelet, Le Moyen Âge. Histoire de France (livres Ià XVII), Claude Mettra (éd.), Paris, Robert Laffont 1998, page 1108

[15Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, 1962, rééd. Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit » 2001, page 794.

[16Fernand Braudel, Le monde actuel, en collaboration avec Suzanne Baille et Robert Philippe, P. Belin, 1963. Réédité en 1987 sous le titre Grammaire des civilisations.

[17Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Le Livre de poche.

[18Ibid.

[19Colloque international d’ethnoscénologie, esthétique, biologie, culture du 14 septembre 2005 Maison des sciences de l’Homme Université de Paris 8 Saint-Denis.