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Numéro 30 WEB
Jours tranquilles à Adma, Liban
photos de Yovan Gilles

Sommaire

Un récit de guerre au Liban à la lumière de la littérature et de la philosophie lors d’un séjour où l’auteur raconte ce qu’est la vie sous les bombardements, laquelle n’en continue pas moins, comme si le réel était irréel sous le jour d’une barbarie dont les raisons s’absentent.

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Aujourd’hui, lundi 17 juillet 2006. J’ai déjà oublié comment nous l’avons appris, et je ne suis même plus très sûr du jour ni de l’heure. Nous avons continué à travailler. Les échanges étaient vifs dans les groupes, mais les formateurs-stagiaires que nous accompagnions se recentraient sans cesse sur les tâches en cours.

Je fume trois paquets de cigarettes en 24 heures. Je bois du café. L’alcool ne passe pas. Et pourtant nous n’en manquons pas. Je n’ai jamais atteint cette légère ivresse, qui adoucit les coins de fer du réel. Je bois à peine un verre à l’occasion, et trempe les lèvres dans le vin. Je me sépare des quelques dollars qui restent. Hier soir, au milieu de l’horreur, proprement dans l’œil du cyclone, à l’abri, tandis qu’autour, le déchaînement atteignait un paroxysme - cela peut toujours monter -, les uns et les autres se détendaient. Il n’y a pas eu de scènes d’ivresse.

Les avions passent, de la tombée de la nuit au matin. La nuit, l’air gronde sans arrêt. On voyait dans les premières nuits les batteries de DCA en action. C’est maintenant terminé. Les avions hurlent. Ils sont seuls dans le ciel. Ils arrivent de la mer, longent la côte, tournent au dessus de la terre, repartent. On ne les voit pas. Nous vivons ces temps dans la pleine conscience d’un monde barbare, que nous représentons aussi. Je ne sais quelle est la passion qui l’emporte en moi, de la compassion ou de la colère. Le fait est que cette déferlante israélienne laisse songeur. L’armée est-elle tombée dans un piège ? On ne peut y croire, tant les cibles paraissent choisies, correspondant à un plan détaillé, à des normes établies en amont. Il faut être naïf de penser que le seul Hezbollah est la cible de ces bombardements. Je ne crois pas aux « frappes ciblées », « chirurgicales ». Ce vocabulaire, si nous le reprenons, même à notre insu, n’est que la face aveugle de la terreur. Mais on ne saurait non plus se contenter d’avaliser le projet de société du Hezbollah, militarisé, autoritaire et rétrograde, fasciné par les scénographies fascistes. Face à cette guerre, il faut maintenir le courage de l’intelligence, et ne pas se contenter d’un vulgaire discours bien-pensant autour de la « Paix ». Il faut se dégager du repli et de la posture obsidionale, comme des héroïsmes déclaratifs. Quelle parole entendre ici dans le fracas ? La sienne propre, intime.

Il s’en écoulera du temps avant que les uns et les autres puissent travailler sur des visions partagées.

On s’est réveillé le matin, et on a su. Et puis les téléphones ont commencé à sonner, à sonner. Le ciel était intense. Nous ne parvenions pas à l’intégrer. C’est monté progressivement dans la journée, et les stagiaires ont commencé à partir. Le lendemain, ceux du sud étaient pris dans la nasse. Je me suis écrasé dans mon lit, comme un bloc de pierre. Je n’ai entendu ni vu l’embrasement de l’aéroport. Jeudi après-midi, l’université d’été d’Adma s’est vidée de la majorité de ses participants. Les nouvelles se succédaient rapidement. La conviction que c’était parti pour durer est parvenue à la conscience de chacun. Les téléphones ne cessaient de sonner.

Très vite s’est installée une cellule de crise : les pilotes du projet, A.-M. V. et A. H. ont pris les choses en main, établi la liaison avec les trois rectorats dont les formateurs dépendent. Nous nous téléphonons régulièrement. Très vite, s’est inscrit le sentiment intime que nous étions entourés. Très vite, et paradoxalement, en raison de l’éloignement, les liens existants se sont encore resserrés. Un lien affectueux s’est manifesté. Le téléphone cellulaire est l’objet technique qui nous permet de survivre. Je téléphone à C., à Alger, au moins deux fois par jour. Je parle souvent à mon fils, qui prend conscience lentement de la gravité de la situation. Très vite un réseau aux mailles tendues s’est diffusé. J.-P., à Créteil, prend des nouvelles, plusieurs fois par jour. Il est relayé par M. F., nouveau directeur de cabinet. J’aime entendre leur voix. Nous avons de grands éclats de rire A.-M. et moi.

Entendre ces voix est apaisant : assurance que la vie est là, dans le monde de la relation, loin du fracas, dans lequel pourtant nous sommes plongés.

Le plus important est de maintenir le contact, de répondre, d’appeler.

Dans la nuit de vendredi à samedi, j’ai appelé mes amis. Dehors, le ciel paraissait presque calme. Il n’y a eu qu’une seule alerte. Ou bien est-ce la seule que j’ai pu entendre. C’était le shabbat. La pause était relative. Je laissais des messages. J’ai eu Al. C’est à ce moment que j’ai ressenti mon premier serrement au ventre. C’était comme de la nausée, mais sans le besoin de vomir. S’est levée la présence de cette bête : et si je ne parvenais pas à rentrer avant longtemps ? J’ai décidé de dire à chacun que je l’aimais, par SMS comme sur les répondeurs.

On a répondu aux répondeurs. Hier soir, c’est d’Italie que m’est venue une voix. Alessandro m’appelait de Venise. Les amis appellent, prennent des nouvelles. La vie ne s’est pas arrêtée. L’amitié est là. J’ai parlé à grand frère, et sa tranquillité, son calme ont été sources de grand réconfort. Philippe m’a appelé, depuis cette montagne au dessus de Sospel, qui lui rappelle l’Afghanistan. Nous avons évoqué Franketienne.

Les amis de Notre Librairie sont aux nouvelles, discrets. Ils sont là.

Samedi en fin d’après-midi, j’ai cédé à l’insistance de N., qui nous a emmené Aline, Jean-François et moi, avec les garçons au bord de la mer. Nous avons mangé, l’estomac noué, bu pas mal. Je fumais un narghileh, avec elle. Dans des sous conversations, elle tentait d’arracher mon assentiment à demeurer « at home », auprès d’elle et des enfants. Il faut expliquer que la logique qui prévaut désormais est celle du groupe des formateurs, et que rien ne doit nous faire dévier de cette ligne de conduite. Jean-François est souriant. Nous avons de grands éclats de rire. Mais il fume sans arrêt. Nous sommes aussi dans l’anticipation de l’après, du moment où il faudra réapprendre à ne plus fumer. Ou en tous les cas, beaucoup moins.

Nous sommes au bord de la mer, détendus. Le soleil se couche. La conversation est plaisante, légère. N., un moment, explique qu’il faut un « rouleau compresseur, un argument vraiment tranchant » contre ceux qui veulent tout détruire, comme en France, lors des émeutes de novembre. Nous devinons qu’elle parle des habitants des « cités », ou plutôt de quoi, cette fiction entretenue à dessein, et savamment réitérée. Protestation d’Aline et de Jean-François. Je sais que N. se crispe sur ce sujet et interdit tout échange, tentant d’imposer silence à la réflexion, par un afflux d’arguments répétés en boucle. C’est une petite image de ce qu’il se passe ici, une fois la barrière du quotidien levée. Il est vrai que dans les premières nuits de bombardements, tandis que certains distribuaient des douceurs pour célébrer la guerre de résistance, d’autres tiraient des feux d’artifice de joie, accentuant encore l’image du déchaînement. D’autres faisaient le « travail ». Cette fois l’argument retombe. Dans la piscine, il y a moins de monde que la semaine dernière. On entend encore de la musique, mais cette fois en sourdine, moins assommante. Le restaurant dans lequel nous nous trouvons est une sorte de grande paillote. Je passe un long moment à regarder comment la charpente est fixée aux poteaux. Je me perds dans le parcours des poutres. N. me fait revenir sur terre à plusieurs reprises.

Nous sommes surpris au milieu de nos échanges par une double explosion, proche. Instantanément, les corps se crispent. Je repose le tuyau du narghileh. Je voudrais que l’on rentre au couvent. Sous nos yeux, les nombreux garçons préparent un dîner de mariage. Six cents personnes étaient attendues. Deux cents ont déjà décliné. Ils recouvrent les chaises de jardin d’une toile de coton blanc, décorée ensuite d’une gaze mauve. Le soleil commence à s’approcher de la mer. Le paysage est devenu irréel, je ne parviens plus à m’y repérer, comme s’il s’absentait, tout en étant intense. Je suis saturé par les couleurs, je vais me réveiller. On bombarde pas loin. Ici, on prépare la fête. Il y aura un feu d’artifice. Les cuisiniers s’activent. Des enfants jouent au ballon au bord de la piscine. Certains adultes s’empressent de ranger les affaires. Ils ne courent pas, mais les pas sont rapides. On demande aux enfants de rester groupés auprès des adultes.

Elle décide de nous emmener à Byblos, « manger une glace. Les garçons veulent ». Je vois inquiet la distance avec Adma s’accroître. Elle fonce sur l’autoroute, presque vide de véhicules. Nous faisons un tour de Byblos, comme une dernière fois. « Jean-François, voici ta maison », dit elle quand nous passons devant l’hôtel qu’il aime tant. Dans les vieilles rues, vides, nous nous disons que c’est bien là que nous aimerions vivre. Après, quand ce sera terminé.

Arrivée chez Ksar, qui est vide, ce qui est exceptionnel pour un samedi soir. Je demande à N. d’appeler le couvent, pour signaler notre absence au repas. Il faut insister. « Mais vous êtes libres ! ». Il faut expliquer, encore, la logique du groupe, le caractère particulier de notre décision commune, le caractère à la fois contingent et décisif de ce collectif que nous avons pris la décision de décréter. Elle appelle, mais l’annonce de notre absence au repas ne sera transmise que quelques minutes avant notre arrivée. Le lieu est d’une élégance subtile, rythmé de pierre, de bois et de plantes, les unes bien vivantes, les autres artificielles. Dans un coin, à l’abri des courants d’air, un groupe d’orchidées retient l’attention : au bout des tiges, les fleurs délicates sont parfaitement immobiles, impassibles. Nous sommes installés dans des canapés ottomans bas. Chacun mange sa glace. Le garçon qui a pris la commande s’est trompé. Il a distribué les coupes au hasard sur la table. Personne ne dit rien, sauf N. qui râle, exige que nous déposions nos coupes et que nous en commandions d’autres. Il faut la retenir. Les enfants sautent sur un trampoline, principale attraction du lieu. Avec les glaces. Ils en profitent totalement, et nous reviennent trempés de sueur. Nous sommes les seuls clients. Je me sens de plus en plus décalé, en train de confier ma sécurité à un tiers qui semble étranger à ce déchaînement invisible encore dans le secteur. L’atmosphère commence à être électrique. Les serveurs s’agitent dans tous les sens. Ils commencent à ranger tables et chaises. Le téléphone sonne. Tout à l’heure, le bombardement que nous avons entendu a touché Amchit. Nous étions à deux kilomètres. Nous apprenons que le port de Jounieh a été touché. Je demande calmement à ce que nous rentrions. Vite.

Sur l’autoroute, elle conduit à très haute vitesse, d’une main. La montée à Saïdet al Jabal prend des allures de course de côte. La mercedes paraît disposer d’un correcteur de trajectoire. Les pneus crissent dans les virages. Les obstacles (voitures plus lentes, scooter, camion imposant) sont évités et dépassés d’un coup de volant, sans ralentissement préalable. La vitesse est constante quelle que soit la dénivellation. Je passe tout le moment assis de côté à la regarder. A l’observer. Rien ne cille.

Je demande qu’elle me signale son arrivée chez elle. Elle est désappointée. Je ne suis pas resté en bas, dans sa famille qui m’attend. Je tente de comprendre la façon d’appréhender le réel, ce goût du risque, qui n’est pas un goût proprement dit, mais bien cette posture par laquelle des désirs ne s’expriment pas, demeurent dans l’informulé, pour s’enfermer dans des logiques paradoxales. La question de la sécurité passe au second plan des exigences individuelles, dont on ne sait pas trop sur quels renoncements elles vont se développer.

Le groupe est mécontent de notre arrivée tardive, ce qui est normal. Certains ont été proches du lieu du bombardement à Jounieh. Nous nous excusons. Confirmation est faite que le couvent a bien reçu notre message un peu avant l’heure du repas.

Mais ce soir, je crois percevoir dans les regards un déplacement important. L’anxiété et l’inquiétude ont fait place à la peur. Il faut l’apprivoiser rapidement avant qu’elle ne nous emporte dans une autre angoisse, plus radicale et démoralisante.

Les images diffusées à la télévision, les messages envoyés sur les téléphones portables attisent la peur multiple : peur pour les autres, peur pour soi, peur aussi, j’ai l’impression, de ne pas correspondre à l’image de soi qu’on croyait s’être sculptée, enfin. La guerre, dans la forme qu’elle prend actuellement, hors de la présence des assaillants, est technique. Le missile est lancé de l’avion. Quand il atteint la cible pour laquelle il a été programmé, l’avion porteur est reparti depuis un moment. Et lorsque nous l’entendons, il est déjà loin. Et trop tard pour s’abriter, quand nous devenons cible. C’est ce caractère inéluctable qui doit être intégré.

Même lorsque la question de la menace me concernant a été posée, je n’ai pas ressenti cette peur : nous n’en sommes pas encore aux stratégies d’enlèvement, et de ripostes. Mais peut-être que cela pourrait changer. Ou bien alors, c’est un pur fantasme, alimenté par le décalage des postures vis à vis des coordonnées du réel. Il faut prendre en charge le plus de paramètres possible. Dont celui-ci. Il en vaut bien un autre.

Le véritable sens de ce fantasme, il est à chercher ailleurs, dans la peur du retour à la sauvagerie de la guerre civile. Dans les conversations, ce qui revenait le plus souvent c’est : « chez les chrétiens... chez les sunnites... chez les druzes... ». Mais ce soir, un pas est franchi : c’est bien tout le pays qui est devenu cible.

Je travaille à la préparation d’un diaporama, articulant la projection des photos prises pendant ces deux semaines, et des chansons de Fairouz et de Magida El Roumi. J’ai l’intention de le présenter ce soir, et il me faut caler images et musique, en m’appuyant sur les logiciels dont je dispose. Les photos ne sont pas bonnes. Je ne suis pas photographe, et le seul travail sur le réel qu’il me soit possible de tenter est justement de sortir de l’image, de l’entourer de musique. La construction du sens je crois en sera assez visible pour nos amis. Je sais qu’ensuite, la soirée pour moi sera longue et qu’il ne me faudra pas seulement écouter, mais parler.

Mardi. Il serait nécessaire de mener une étude un peu rigoureuse des sociologies libanaises, mais une étude qui sortirait déjà du cadre habituel des réflexes communautaires. Scènes de bombardement. « Mais je comprends pas, dit Youssef. Pourquoi ils bombardent les chrétiens ? Et nous, les sunnites, on a rien à voir avec le Hezbollah ». Je commence à atteindre mes limites quant à ces discours, répétés à l’envi. « Nous autres, chrétiens, on n’est pas comme les autres. Eux, c’est des sous développés ». Fange de la parole. Le Liban, c’est un peu toujours Nous, un peu Eux. Les Autres ne sont pas de vrais Libanais. Mais il me semble aussi que ce qui est en train d’émerger est une sorte d’obligation de libanité. L’ennemi commun obligerait à resserrer les rangs. Mais le premier ressort est bien celui de la compassion pour les victimes, contre la barbarie de l’autre.

Il semble que les bombes incendiaires lâchées sur les populations civiles contiennent autre chose que du phosphore. Les brûlures infligées sont inconnues des médecins. Je demande à Alain de le signaler à Edouard, à RFI. Il faudrait enquêter. Il faut... il faut... il faut... et ici, cela ne s’arrête pas. Ce matin, me signale Dominique, un drone est venu nous visiter. Il a volé longtemps au dessus de nous. Il était là aussi la veille.

A la télévision, le visage de fauve de Rice, son sourire carnassier.

Présence inquiétante de ces objets sur lesquels nous ne pouvons pas avoir de prise. Comme les avions, que nous ne voyons pas mais que nous entendons. Et ce grondement lointain, menaçant en soi - ce qu’il suggère, nous ne le savons que par la fiction télévisuelle. Menace pure. On n’a pas de prise, il n’y a pas d’abri. Dans le sud, les populations sont bombardées. Les enfants deviennent fous. Le pari fait par ceux qui ont reconstruit le pays est raté : leurs enfants vivront et mourront dans la guerre, et ils y verront mourir leurs parents. Ce qu’une génération a subi, celle-ci le reçoit aussi, de plein fouet. Mais comme celui de la guerre contre un ennemi invisible, qui a fait du pays son champ de guerre.

La peur s’est bien installée en chacun. Mais j’ai aussi parfois le sentiment que sont nombreux ceux qui ne parviennent pas à dépasser la désinvolture face à une menace lointaine, qui ne prend pas forme humaine. Nous savons combien les machines sont dangereuses, et que nous ne pouvons plus les plier à notre volonté. Mais ce n’est qu’un savoir. Nous éprouvons le lointain de leur présence inquiétante.

C’est aussi une expérience de l’intime qui se déroule en nous, sans doute la seule véritable expérience intérieure depuis bien longtemps, en ce qui me concerne. Tout un monde de mots, de phrases, qui s’entrecroisent, à mon insu la plupart du temps. Et je me surprends à écouter cette voix qui parfois s’empare de mes lèvres. Me voilà bien, je déparle ! Plus sérieusement, je commence à mieux situer la question de l’intime, dès lors qu’il s’agit de littérature. Tout d’abord, l’intime doit disposer de marques textuelles : première personne, certes, mais aussi un changement dans la construction des phrases. Le dit de l’intime me paraît aussi relever d’un cheminement bien souvent marqué du côté de la signifiance, dans une logique du sens qui butte sur la difficulté à communiquer. Dans la littérature, l’intime est sans doute une des interfaces rugueuses par où les constructions culturelles ou plus largement artificielles tentent de s’approcher au plus près d’une part opaque, proche de cette étrangeté parfois tournée du côté d’une bestialité qui échappe au langage construit, pour l’éclairer, sans céder justement à l’appel du non dit, ou de l’innommable. C’est un moment textuel par où la narration progresse en une succession de descriptions, ou bien en une description filée, dont le pantonyme -le terme générique qui désigne ce qui est décrit - demeure objet de caractérisation, ou certaines caractérisations deviennent elles mêmes des pantonymes seconds. C’est un enchâssement de descriptions, qui se manifestent comme narration. C’est sans doute cela qui me frappe dans l’écriture d’Émile Ollivier, et particulièrement dans Passages. Et cette approche jusqu’au frôlement a souvent à voir avec l’intime au degré le plus élevé, et qui est la mort, pressentie, annoncée, observée, anticipée, comme la rôdeuse familière. Cette intuition je l’ai ressentie lors de la visite des grottes de Jaïta, faite avec Katia, l’autre samedi, celui d’avant la guerre. La redécouverte des grottes est récente, il semble qu’elles aient été connues depuis les temps paléolithiques. Elles sont immenses, parmi les plus profondes que l’on puisse visiter au monde. Dans la grotte du haut, le paysage est démesuré, presque choquant. On est dans le Liban d’en dessous. On n’oserait y pénétrer si justement les lieux n’étaient pas aménagés pour faciliter la visite. On regarde, on ne touche pas, on ne photographie pas. On avance sur un chemin de béton. L’ensemble est éclairé. On a le souffle coupé. Les salles sont hautes, les concrétions calcaires et les draperies débordent partout le champ du regard. Parfois, le regard se penche par dessus une rambarde : à une profondeur vertigineuse, on aperçoit des canyons, et des lacs. La nuit de la terre que l’ouvrage a éclairé. On est à l’intérieur, et pourtant le regard est saturé par le hors champ. On ne comprend pas grand chose : il faut les connaissances d’un géologue. Le silence est seulement traversé des cris d’émerveillement des enfants. C’est aussi le lieu touristique le plus visité du Liban. Le marcheur avance. Il sait qu’il va arriver à un terme. Mais quand il y parvient, il comprend que le fond n’est pas atteint, qu’au delà de la partie éclairée, la grotte continue, dans les flancs ruisselants des éboulis. Et même, y aurait-il une fin, visible, ce caractère visible serait trompeur : par les pores de la roche et de la terre, des conduits minuscules entraîneraient encore plus loin, plus profondément, et mettrait ce complexe en relation avec l’ailleurs, peut-être même le plus lointain. Pas nécessairement sous le mode de la profondeur et de la descente. Mais bien par des contiguïtés cachées, que l’on ne saurait dévoiler violemment. Seulement des hypothèses. Mais là n’est pas l’important : on est là, et par où que la tête se tourne, où que le regard se pose, derrière, devant, autour des piliers, le long des murs, sur les bords des draperies, c’est la question qui prévaut. La quête d’un sens toujours en devenir : les gouttes tombent, les murs suintent, le chemin, même en béton, est provisoire, rapporté au temps de la grotte.

Celle du bas se visite dans des barques aux moteurs silencieux. Dans le refroidissement progressif de l’atmosphère, au fur et à mesure de la courte navigation, le batelier dans le dos, on avance le long des anfractuosités lacustres. L’eau est limpide quand on passe à côté d’un projecteur. Mais sinon, elle est bien noire. Le voyage s’arrête. Ici, on fait demi tour. Mais le lac s’enfonce encore dans des défilés de plus en plus étroits.

Je commence à m’éprouver fatigué des nuits sans sommeil, de la tension, palpable, de la venue de réfugiés, la plupart États-uniens. C’est pris pour un indice de la sécurité dans laquelle nous nous trouvons.

Une question, qui pour l’instant demeure sans réponse : la guerre civile terminée, avait-on mis en place des groupes de paroles, et permis aux populations de déficeler ce qui s’était noué ? Replis identitaires - quelle identité ? quelle portée à ces revendications ? - et, sans doute suis-je dans l’erreur d’appréciation, mais j’ai l’impression qu’on a assisté à la croissance d’une sorte d’hybride de communautarisme et de nationalisme. C’est un monstre au dedans, pour verrouiller les hommes, et surtout les femmes, dans des vies dont de nombreux aspects paraissent critiquables, certains franchement abjects, et un épouvantail au dehors. Plus personne n’a de respect pour ce pays, dépecé une nouvelle fois.

Une question, à travailler : le monothéisme, dans ses aspects les plus vigoureux, n’est-il pas fondé sur l’exclusion des femmes ?

Au couvent, la vie se déroule comme elle peut, et s’organise à l’avenant. Selon des rythmes que chacun tente de s’imposer. Il y a parfois des baisses d’énergie, comme de volonté. Certains de nos amis s’avachissent dans des fauteuils, « passent le temps » en regardant la télévision et en se gavant de biscuits, pistaches et autres saloperies. J’ai versé mon écot, j’ai passé hier une longue soirée, mais je suis fatigué de la réitération du même. Et surtout de cette attente, l’allongement dans la durée. Nous devons partir, vite. Sinon, tous nous allons nous installer dans l’habitude de l’attente comme dans l’effondrement de la volonté. C’est à ce moment que nous serons victimes. De quoi ? Je ne parviens à le visualiser.

Dans le bâtiment, nous montons, nous descendons. Moments d’errances, moments comme des absences à soi. Nous sommes sans arrêt tournés vers l’ailleurs. Parfois, on s’écroule de fatigue, malgré tant de lassitude. Il faut agir, mais quelle action ? Écrire, par exemple. Ce à quoi je me suis accroché,.

En plusieurs d’entre nous, s’exprime le désir d’être chez soi. De prendre dans ses mains les objets les plus familiers. Le soi est ici en parenthèse. C’est comme si nous étions en voyage. Nous sommes en voyage, mais ce n’est pas vraiment un voyage. Notre perception est déplacée. Le moindre détail prend de l’ampleur. Nous sommes ailleurs, dans un temps dans lequel nous ne parvenons plus à nous fondre. Mais c’est aussi notre perception de cet ailleurs qui est déplacée. Entre nous et le réel, notre intuition se disperse dans une quantité importante d’écrans. Nous ne voyons pas la réalité. Nous n’en avons que ce que d’autres nous en disent, ou nous en montrent. Il devient impossible - chacun du groupe en prend progressivement conscience - d’établir un jugement. Observateurs et formateurs il y a quelques jours, nous devenons aveugles et demandeurs d’informations. Progressivement, il faut se taire, s’il s’agit de la situation sur laquelle, décidément, nous n’avons aucune prise. Des torrents de mots envahissent les consciences, mais aucun ne semble pouvoir être retenu. C’est de la bouillie.

Alors, chacun se plonge dans les activités particulières : qui, parvient à lire, mais de façon distraite ; qui, rédige sa thèse ; qui, travaille sur les documents réalisés pendant l’université d’été ; qui, explique à l’autre quel est réellement son travail.

Je suis fatigué de parler, d’expliquer. Je sens les mots s’encombrer dans la bouche. Je suis simplement fatigué de cette histoire, qui ne devrait pas être la mienne. Nous assurons nos amis de notre solidarité, de notre compassion etc. etc., mais ces paroles ne conduisent qu’à elles-mêmes. Le performatif nous épuise. Il faut sortir de l’émotion, regarder la peur de face. Réfléchir. Se taire, un peu. Dans le groupe des formateurs, aux éclats de rire se sont succédés les temps de silence. Pas d’abattement, mais de la lassitude. Depuis la salle que j’occupe, un peu en retrait, au quatrième étage, j’entends tel ou tel monter, descendre, siffler. Nous avons encore de la contenance. Si je cesse maintenant d’écrire, je me plierai à cette même exigence physique de l’errance.

Si je parviens à écrire, c’est que le téléphone sonne avec un peu moins de fréquence. Chacun cherche à nous parler, à exiger de nous des informations. Les conversations sont hachées, parfois à peine audibles. On devine l’interlocuteur, au bout de la ligne s’énerver. On nous appelle en général très souvent aux mêmes heures, et les lignes sont saturées.

Je vois venir le temps où il n’y aura plus moyen de recharger quotidiennement les batteries. Ce moment sera vraiment celui de l’effondrement. Je crains qu’il ne nous faille l’anticiper.

Téléphone. Il a sonné de façon quasiment continue pendant quelques jours. Pas au début, et moins maintenant. On a laissé des messages aux amis.

Qu’est-ce que c’est, cette situation de guerre ? Ce sont des êtres qui courent brusquement vers un endroit identifié comme un de ceux où la liaison est meilleure. Ce sont des gens qui sont assis, et qui tiennent des téléphones à la main, et qui ensuite racontent ce qu’on leur a dit.

Il faut rapidement se méfier de ce type de sources d’informations. Elles ont déclenché chez certaines stagiaires des fuites en cachette, sans nous dire au revoir. Nous savons que c’est un adieu.

Ce soir, dans le salon du quatrième étage, nous étions réunis, à attendre, on ne sait quoi. Nous avons siroté un peu de whisky, certains buvaient de la bière. La parole tournait, était traduite du français vers la langue libanaise, et vice versa. R. a proposé que chacun raconte deux histoires le concernant, une très triste, une très encourageante. Les seules histoires tristes émergeaient, et chez chacun, il s’agissait de la disparition d’un proche parent, un père, une mère, un frère. Y. raconte que pendant la guerre civile, il a perdu d’un coup quarante membres de sa famille, bombardés lors d’une fête. Tous les corps n’ont pu être sorti des gravats, et qu’il a vu, quelques jours après, le corps d’une de ses jeunes cousines, qu’il aimait particulièrement, dépecé et dévoré par des chiens. Quand mon tour est arrivé, sans réfléchir, j’ai raconté le temps de la disparition de Valentin, et la séquence qui s’en est suivie. Je me suis tenu de raconter aussi une histoire plus encourageante : les retrouvailles avec le maraîcher, au marché de Houmt-Souk, après 17 ans d’absence. Il était là, derrière le comptoir. Il m’a tendu une grappe de raisin. Une partie du monde ne s’était pas effondré.

Mercredi. Journée qui s’écoule. Rien. Ponctuée de nombreux coups de téléphones depuis la France. Interrogations de plus en plus pressantes sur notre départ. Ou ce qu’il faut bien appeler notre évacuation. Il y a d’autres réfugiés dans le couvent. Nous lisons. D’autres vont marcher jusqu’à l’épicerie. J’ai de longues conversations avec C. Nous nous retrouvons, mais à distance, dans l’éloignement le plus radical. C’est un peu notre (longue) histoire, la distance, l’effort vers une meilleure communication. Il y a eu des pannes. Nous dépassons désormais cette limite, imposée en quelque sorte par l’exigence un peu totalitaire de la communion. Le plaisir est dans la parole partagée.

J’ai de moins en moins faim des légumes bouillis et du riz parcimonieux. Les repas sont mécaniques. Mais c’est aussi le moment d’un pétillement de bonne humeur, dans le groupe. L’arak, qui est devenu quotidien doit aussi y être pour quelque chose.

Les rapports avec l’ambassade sont assez tendus. La cellule de crise, au rectorat de Créteil, nous demande de ne pas bouger sous la pression. Un certain malaise gagne quand même le groupe. Nous savons que les opérations sont difficiles, et que ce qui arrive n’avait pas été anticipé. Qu’après la désorganisation initiale, une équipe a pris les choses en main, et a mis en place des procédures d’évacuation, dans la plus extrême difficulté, et dans le brouillage généralisé. Nous savons aussi que les premiers bateaux partis n’étaient pas pleins, qu’il y a eu des erreurs dans l’embarquement. On parle de passe-droits, de gens qui auraient payé leurs places. Rien de cela n’est vérifiable, mais je perçois, au fur et à mesure que s’écoule la journée une montée de l’exaspération.

Le ciel est voilé, l’air humide. A cette hauteur, nous sommes dans les nuages. Le temps s’écoule dans l’opacité croissante. On attend un signe. Je suis plongé dans la lecture alternée de Michel Henry et de Yasmina Khadra, interrogeant les deux figures antithétiques de la bestialité et de la barbarie. Sur la terrasse au cinquième étage, Jean-Charles lit un texte de Ricoeur. Il travaille le couple démocratie républicaine et république démocratique. De l’importance de l’enseignement philosophique et de l’inscription de cet enseignement dans une construction qui soit lisible par tous. Nous échangeons sur les places respectives de Kant et de Sade, dans ce questionnement. Depuis ces temps, nous savons que l’idéal démocratique est perché sur une arête fine, précisément qu’il se situe en regard de ces deux figures dans lesquelles à chaque moment, la bascule dans la terreur est possible. Terreur qui se fonde dans deux origines distinctes, la méprise entre la vie quand elle se confond avec le combat brutal pour la vie et la culture, d’une part, et la séparation radicale entre la vie et la culture, construite comme pure mathématisation, d’autre part. C’est toute la question des tensions qu’il cherche à (re)fonder. Il ne saurait être question de démocratie sans perspective dynamique entre l’axe du besoin, l’axe des savoirs et l’axe de la culture. D’une certaine façon, je retrouve dans sa pensée, bien plus claire que la mienne, des éléments que j’avais posé dans mon discours de clôture, qui n’a pas été prononcé. Voici ce que j’avais écrit : « C’est en effet dans la tension entre les trois axes des savoir faire du formateur, des connaissances dont il se nourrit et enfin de la culture, qui a à voir avec la vie, dans la conscience que nous avons de ses manifestations imprévisibles, que le mot « posture  » prend sens. Notre travail, à nous formateurs français, a été de faciliter la qualification de celle-ci, et d’accompagner, en particulier dans la dernière semaine, le questionnement de cette posture, dans les projets de stages pour l’an prochain. Atrophier un des axes de cette tension, ne pas répondre sans relâche à la dynamique inhérente à cette triple exigence, nous fait tituber comme si nous étions soudainement aveuglés ».

Plus tard, dans l’après-midi, nous commenterons ensemble cette phrase de Michel Henry, qui peut nous renvoyer à ce que nous vivons en ce moment : « Dans la souffrance de son souffrir comme se souffrir soi-même et se supporter soi-même, et en tant que ce se souffrir et ce se supporter soi-même sont un s’éprouver soi-même et ainsi un parvenir en soi, un s’emparer de soi, un s’accroître de soi-même et un jouir de soi, il advient donc encore ceci que, en son auto-sentir et en son auto-subir, la souffrance de la subjectivité est identiquement sa jouissance, la plongée dans son être propre, son union et sa communion avec lui en la transparence de son affectivité ». Dans ce temps où il n’y a rien à faire, sinon attendre que la décision qui ne nous appartient pas soit prise, l’être précisément se resserre dans ses contours et s’éprouve dans le continu. Parfois, pour certains, cela est arrivé ce soir à l’un d’entre nous, ce colloque avec soi a glissé vers le besoin de communiquer, réduit en pur besoin, et manifesté par une logorrhée que personne n’est parvenu à enrayer, pendant près de trois heures. Je retrouve la figure de l’intime, dans une configuration quelque peu effrayante.

Un jeune homme agité est arrivé au couvent. Il affirme venir de Tyr et avoir échappé aux bombardements avec sa voiture. Il raconte avoir roulé à près de 200 km/heures. Il semble très perturbé, et cherche à s’accrocher aux uns et aux autres, et redit inlassablement son histoire, d’une voix haletante. Il est chauve, très bronzé, fume cigarette après cigarette. Il est installé dans une chambre au premier étage.

Les bombardements font rage dans le sud. Y. est inquiet. Mais ses filles sont parties, ce soir. Elles sont sur le bateau, avec son ex épouse. Dodi ne cesse de téléphoner à ses enfants, coincés du côté de Saïda. Quand elle y parvient c’est pour les entendre hurler sous les bombardements.

Jeudi. Un sms de l’ambassade nous enjoint de venir aider la cellule de crise si nous voulons une évacuation pour dimanche. Étrange façon de demander de l’aide. Créteil et Sèvres sont prévenus. Nous nous réunissons.

Je me rends compte que si j’ai décidé d’écrire c’est parce que je me sentais comme un personnage dans une histoire racontée par d’autres. Piètre contrepartie : l’histoire est de toutes les façons racontée par d’autres, et je n’ai pas beaucoup de prise sur elle. La seule dont je dispose, à condition justement de concentrer les quelques mots dont je dispose, de me mettre en retrait, dans une parenthèse temporaire, consiste à ordonner les mots, à tenter de déconstruire ce récit, d’en relever les paradoxes. Et écrire en en est déjà un, majeur. Je sais, nous le savons, chacun, que nous sommes en danger, que nous allons être touchés par un bombardement. Que peut-être, ces mots écrits sur un traitement de texte, enregistré sous forme de code dans un disque dur, risquent d’être perdus. Les paroles rassurantes de frère Jean, qui dit la messe tous les matins pour les sœurs, ne parviennent à me convaincre : « Ce sont des antennes des télévisions pro israéliennes ». Je ne parviens pas à y croire. Et pour ne pas faire monter encore la tension d’un cran, je n’ose demander aux collègues de ne plus monter sur la terrasse, où pourtant nous passons le plus clair de notre temps. En cas de bombardement nocturne, nous serons atteint de plein fouet, dans nos chambres du quatrième étage. Edouard, joint depuis le début, me recommande de nous méfier des visites de drones. Son expérience de Gaza.

La vision que nous avons de ces événements, dans ce qu’ils nous touchent directement, diffère sensiblement de celle qu’a de nous l’ambassade. Un échange de mails nocturne confirme qu’on nous croit dans un hôtel de luxe et allongés au bord d’une piscine. Il faut parvenir à modifier cette représentation. Je suis à peu près certain que le malaise et l’incompréhension viennent de là. Sans doute nous confond-on avec des formateurs de luxe, sans doute y a-t-il du ressentiment à notre égard. J’en relève deux raisons possibles : d’une part, le fait que les services culturels ont été démis du projet, à la suite des erreurs antérieures, notamment dans la gestion ; et puis aussi, nous avons appris que la plupart des enseignants expatriés sont déjà en France, où ils ont participé à un pince-fesse au MAE lundi ou mardi soir. Il n’est pas impossible que, l’esprit un peu troublé, nos référents à l’ambassade aient opéré un glissement.

Je reçois pendant la réunion un appel du cabinet du recteur de Créteil qui rappelle que statutairement, nous sommes à la disposition de l’ambassadeur. Les deux autres académies concernées prennent la même décision. Je prends contact avec l’ambassade pour signaler que la moitié du groupe, soit cinq personnes, se rendront à l’ambassade pour 18h30, heure à laquelle les opérations doivent commencer. Au cours de la réunion, je déclare que je fais partie du groupe, car à partir du moment où le groupe est scindé, et que Lionel est épuisé par des nuits sans sommeil et qu’il reste à Adma, il faut un coordinateur par groupe, disposant de tous les numéros. Je demande à chacun d’indiquer sur une feuille les renseignements concernant son passeport. M. M. est incluse dans le groupe. Je demande au L. de me confier leurs trois passeports. Il veut rester, et son épouse ne veut pas partir en France seule avec le bébé. Je promets qu’à partir du moment où je pourrais apprécier la situation, je prendrai la décision pour eux trois. Cela permet à L. de se décharger sur moi. Je lui demande de commander des taxis rapides pour 18 heures

J’écris ces notes avant d’éteindre l’ordinateur. Ma valise est confiée à Aline et Jean-François, la petite, avec l’ordinateur justement. Tout est bouclé. S’ils doivent évacuer précipitamment, je demande à ce que ma grosse valise soit confiée à sœur Anne-Marie. Je vais prendre une douche.

Vendredi après-midi, après une sieste. J’ai peu dormi, la nuit dernière. Nous sommes arrivés à la chancellerie vers 18h30. On est venu nous chercher, à la porte. Nous avons été débriefés, sur les difficultés liées à la mise en place de la cellule de crise, et sur le démarrage des opérations d’évacuation. Effectivement, rien n’avait été anticipé. Il a fallu tout inventer. Il a fallu faire en sorte que les ressortissants français s’identifient auprès d’une cellule d’écoute, qui les inscrit sur des fichiers, avec le lieu de résidence, les numéros de téléphone, les numéros de passeport. Puis, à partir de ces listes, les demandeurs d’évacuation sont classés (par qui ?) par priorité. Lorsque la cellule est assurée de la venue d’un bateau, pendant la nuit qui précède l’embarquement, une équipe appelle les douze ou treize cents voyageurs prévus, en fait nettement moins, puisqu’il s’agit de familles la plupart du temps. Nous serons affectés à cette équipe, et nous disposons d’un guide pour ne rien oublier dans nos messages. Le lendemain, au checkpoint, il est d’usage aussi d’aller aider les voyageurs, de les aider à porter leurs valises.

Ce débriefing effectué, nous sommes donc cinq, et nous attendons. Didier sort quelques pistaches et cacahuètes, que nous dévorons dans un grand désordre. Des bombardements commencent. Les parois de verre de l’entrée vibrent. Nous commençons à nous interroger sur le sens même de ce travail. Mais nous avons accepté de le mener. On voit des équipes de médecins et d’infirmiers du SAMU de Paris se préparer. Il va y avoir des évacuations par hélicoptères, dans la nuit. Nous montons. Il est question de dîner. L’agitation est totale à l’étage. Une équipe de jeunes gens surexcités - nous apprendrons dans la soirée qu’ils sont étudiants et volontaires - a en charge les opérations liées à l’évacuation des ressortissants coincés dans le sud. Les téléphones portables sont vissés aux oreilles. Je fais un tour dans la cuisine, pour voir dans quelle mesure nous pourrons préparer du café. Je commence à comprendre que la désorganisation est de mise, et qu’aucun soin n’est mis à rassurer ces équipes. Entre l’angoisse des gens sous les bombardements et celle de ces lapins épileptiques qui ne dorment plus depuis des jours, ou sinon par très courts moments, il y a l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette. La cuisine est débordante de saleté. Des cafards bondissent entre des dosettes de sucre éventrées. Je ressors. Le repas arrive : un grand plat de riz et de poisson, des gâteaux façon « jellow », quelques boules de pain. Un pot de café, vidé instantanément. Il n’y en aura plus de toute la nuit. Il est posé sur une table de cette toute petite cuisine sale. Une dame, à l’accent méridional assez poussé - n’est-elle pas en train de l’accentuer ? parfois, il disparaît - remplit les assiettes. Notre tour est à la fin, puisque nous venons d’arriver. C’est la cantinière, qui aboie, récompense, enjoint de bien manger. Ceux du sud ont leur propre plat (pomme de terre et aubergines), posé à même le sol. Ils n’y toucheront pour ainsi dire pas. L’un d’entre eux bondit d’un bureau en hurlant : « Mais madame, là où vous êtes, je ne peux rien faire. Non, écoutez moi, ça ne sert à rien de crier. Vous n’avez pas votre passeport français, vous n’êtes pas française. Je ne peux rien faire. Non, madame, non ! Écoutez, si vous continuez comme cela, je vais vous dire ce que vous allez faire : vous prenez un pédalo et vous allez à Chypre par vos propres moyens. Je raccroche madame ». Il a les yeux exorbités. « ça fait quatorze fois qu’elle téléphone. Je ne peux pas en plus aller lui chercher son passeport, non ». Il enfourne une grande cuillerée de riz.

Nous sommes sidérés. Là aussi, il faudrait des groupes de paroles. Le niveau d’improvisation nous paraît à tous très élevé. En attendant le début des opérations, je m’isole dans le bureau qui m’a été dévolu. Les jeunes gens font preuve d’autorité à notre égard. Nous les gênons plus qu’autre chose.

Nous attendons. Nous rappelons qu’il faut nous inscrire pour l’évacuation prévue le dimanche. Sur la liste des onze formateurs, sont rajoutés nos trois amis et M., une stagiaire qui désormais n’a plus d’attache avec Liban, sa famille ayant gagné Amman et de là, Montréal.

A 22 h., la liste est établie, pour le bateau de vendredi. Il y a réunion dans le couloir. Les instructions sont données à tous, les listes sont distribuées et chacun part se mettre au travail. Cela a une allure de mise en campagne. Premier constat : le listing est en fait l’impression d’une feuille Excel, et les listes de noms tentent de regrouper les familles tant bien que mal. Il y a de nombreux doublons. Les groupes peuvent être scindés, d’une page à la suivante. Parfois les numéros ne sont pas valides. Je regarde attentivement comment procède une personne qui effectue ce travail depuis plusieurs jours. Et je me lance. Les appels seront innombrables. Je prends un peu de repos vers 5 h. Vers 5h15, je redresse, brusquement, la déflagration est puissante. Tout vibre autour, dans le bureau. Je me rends compte que je suis seul. Je visite les bureaux de la chancellerie, vide. Je suis seul. Je reprends les appels pour établir une liste complémentaire. Plusieurs personnes ont été dérangées au moins deux fois dans la nuit, en raison des doublons et des reports d’information peu rigoureux. Parfois, elles ne le signalent pas, et recommencent la litanie des numéros de passeport. Nous appelons au milieu du bombardement qui fait rage sur Beyrouth. Nos interlocuteurs ne sont pas très rassurés, parfois.

A huit heures, je quitte l’ambassade et rejoins les autres qui sont au checkpoint. Je marche en titubant. La foule se presse déjà. Je participe au contrôle, et parle à des personnes que j’ai appelé moi-même. Jusque vers 13 h., nous aiderons les réfugiés à porter leurs effets. Je me rends compte que le pays se vide de ses élites. Les étudiants sont nombreux. Il y a aussi ceux qui arrivent du sud, et qui n’ont plus rien. Dans la cour du grand lycée, nous tentons de réconforter des enfants. Nous parlons avec eux de ce qu’ils ont vu, du voyage en bateau. Des enfants se roulent par terre, en hurlant. L’un d’entre eux ne cesse de répéter : « Je vais mourir ! Je vais mourir ! Je vais mourir ! ». Il regarde le ciel et son corps est agité de soubresauts. Il est blond. Il doit avoir sept ans, peut-être huit. Je le prends dans les bras, et le berce. Les parents son effondrés sur un banc. La mère pleure en silence.

Lorsque le flot se tarit, nous partons manger un sandwich. Il n’y a plus de viande désormais dans les petits restaurants. Nous remontons rapidement à Adma, par la route qui longe la mer, les ponts ayant été bombardés. Vers la centrale électrique, il y a un rassemblement de camions-citerne, dissimulés sous des filets de camouflage, des branches de palmier. Ils sont des dizaines. Je demande au chauffeur d’accélérer. Après un bref compte-rendu - autour du premier café depuis 24 heures - je pars me coucher. Le sentiment de solitude qui m’étreint est intense. Je me sens démuni, et vidé.

Dans la fin de l’après-midi, des navires de guerre - au moins un porte-hélicoptères - évoluent dans la baie de Jounieh.

J’écris ceci dans la soirée, avant de me recoucher.

J’ai remarqué que les Américains sont beaucoup moins nombreux dans le centre. Le type un peu agité a lui aussi disparu.

Dans la nuit. Il est deux heures. Je me suis réveillé en sursaut. Il y a eu des bruits. J’ai ouvert le volet. Il n’y avait pas de signe particulièrement inquiétant. Un avion, peut-être, je ne sais pas. Je mets au clair deux ou trois idées pour l’article projeté, concernant la sauvagerie et la bestialité dans quelques textes récents, lus avant de venir ici. Je crois qu’il faudrait partir d’une opposition, sommes toutes assez banale, entre barbarie et sauvagerie. C’est le couple central autour duquel il faut faire tourner toutes les autres figures. Le civilisé renvoie le sauvage à sa sauvagerie, sans se préoccuper le moins du monde de la culture, qu’il confond, lui, avec la civilisation. La barbarie est décrit depuis la culture, dès lors que l’aboutissement de la culture est avant tout technique, du moins quand elle nous apparaît avec les traits de la modernité, celle qui rend possible la révolution industrielle, et son corollaire impérial, le colonialisme. C’est ce nœud dont il faut parvenir à se détacher, surtout dans un texte comme celui-ci : l’examen des traces de cette histoire relève aussi d’un autre parti-pris. Mais il n’empêche : les conditions d’études, d’analyses, de commentaires, la mise à l’épreuve de l’intelligence, en ce qu’elle parvient à nommer ce danger que révèle justement la culture, appartient aussi à ce champ. On peut l’écrire autrement : travailler les littératures qui disent l’opposition entre la barbarie et la sauvagerie se fait de toutes les façons à partir de ce champ de la culture occidentale. Le déplacement, le décentrement, pour le rédacteur, est effort à l’intérieur de son champ de perception, un déplacement qu’il ne parvient pas à toujours à mesurer le parcours. [Ici une petite digression qui m’arrive et qu’il faut ranger quelque part : la question française au Liban me paraît redevable d’un champ analogue. Si les Français ont été accueilli en sauveurs, par ici, c’est aussi dans le cadre de la revendication arabe du Liban. La place de la langue est un modèle établi qui, par mimétisme, par désir, est devenu aussi un marqueur social. Le départ des Français puis, en 1974, la fermeture de l’École des Lettres, ont introduit une faille dans cette configuration. Comment inventer une présence qui soit aussi une absence ? Comment inventer cette communauté inavouable qui ne soit pas nécessairement une communauté de destin ? Comment prendre en charge, dans un même mouvement, le récit orientaliste et dans sa critique, la construction des grands récits identitaires qu’il a écrits et qui sont revendiqués par ceux-là même qui le réfutent ?] Mais aussi, les textes qui sont attachés à cette opposition entre barbarie et sauvagerie disent un réel bouleversé par celle-ci. Les ouvrages que j’ai choisis sont nombreux et assez divers dans leurs approches. Kourouma, Khadra, Honwana, Efoui, Raharimanana, Miano, Dongala, racontent tous cette opposition entre une résolution ferme, technique, opératoire, même si les opérations ne sont que mimées et facilitent en réalité l’exercice justement de la barbarie, et une tentative de refondation, à partir d’une vision du monde qui se voudrait déliée du soupçon de sauvagerie, une sorte de refondation de la culture, avant la culture, et qui s’achève la plupart du temps dans la bestialité. L’Intérieur de la nuit, de Léonora Miano en est l’exemple le plus atroce. Mais la lutte contre « la connasse de phacochère », dans le roman de Dongala, Johnny chien méchant en est aussi un aspect encore criant.


Si la barbarie se décline à partir de la myopie, de la compassion sans effet, de l’exploitation sous couvert de bonté d’âme (Le Pauvre christ de Boumba, de Mongo Beti, par exemple), la sauvagerie s’avère la face visible, mais tue la plupart du temps, d’un certain politique, produit certes de la déchéance post coloniale, mais conséquence aussi des dérèglements coloniaux, et de leur imposition violente qui continue à faire écho dans les esprits comme dans les corps. Le dernier texte de Beti, le discours prononcé à l’Association internationale de recherche sur les crimes contre l’humanité et les génocides, rappelle combien le massacre est tu par les journalistes, et combien il est difficile de surmonter les censures. Mais pas toujours, ni seulement. L’argument semble commencer à être usé chez des auteurs de plus en plus nombreux. L’argument de la critique et de la lutte anti coloniale est aussi renvoyé comme argument fallacieux, c’est-à-dire comme non argument, un prétexte. La sauvagerie, c’est la disparition de la société de droit, c’est la lutte pour le pouvoir, pour la survie, pour la reconnaissance. C’est une manière de fonder le lien identitaire, ou, à défaut, communautaire, par le marquage du sexe et du sang. C’est par là que commence la bestialité. Ou plutôt qu’elle devient possible, presque nécessaire. La bestialité, c’est quand la culture ne se confond plus avec la vie, ni même la représentation de la vie, mais devient consommation immédiate, quel qu’en soit le projet initial. Ce n’est que lorsque les sociétés sortent du cannibalisme et des sacrifices qu’elles parviendraient à entrer dans une espérance de modernité. C’est du moins ce que prétendent les romans consultés, et qui défient le risque de barbarie latente dès lors que le saut est franchi (raison d’État, totalitarisme scientifique, assignation des populations réduites au silence, diffusion sans limite de la croyance, etc.). Le champ s’étend alors considérablement. Il nous renvoie, nous, à cette tension inhérente au projet de société qui ne cesse de se réinventer et de mordre la poussière, dès lors qu’il est inscrit dans des rapports de forces contraints, forcément défavorables. Le discours suscité par ce projet risque à chaque instant de s’effondrer dans la dérision rhétorique, des phrases qui ne parviennent à l’autre qu’après un détour lénifiant, chargé de non-dit, de presque dit, du contraire, de la mauvaise foi. Alors que la réalité est autre, dans les rapports entretenus depuis l’ailleurs avec les littératures du sud : il convient de ne pas perdre de vue que celles-ci s’articulent justement depuis la remise en cause de la vision du monde et de la culture de cet ailleurs occidental, tout en s’appropriant les formes mêmes de ce qui participe de l’oppression, par exemple la littérature, le rapport à la langue. Le texte de l’enquêteur, qui comprend en interprétant, s’inscrit dans la reconnaissance d’une double force, à la fois critique, et flatteuse. L’une est illisible sans l’autre, et la réduction par la critique littéraire courante de tel roman à sa seule dimension de réquisitoire, ou bien à la seule célébration de la langue, échoue à identifier la dynamique interne qui fait sens. C’est précisément la catégorisation culturelle qui est remise en cause dans chacun des ouvrages, et cela depuis que les premiers écrivains haïtiens ont transformés ces déchets littéraires produits notamment en France, et dont ils disposaient, faute d’avoir eu accès à la bibliothèque intégrale, pour les renvoyer brutalement dans les bibliothèques occidentales. C’est la question même de la littérature qui a été remise en cause par ce geste : déconstruire son institution. C’est pour cette raison que les littératures du sud sont avant tout interrogatrices des ces récits de la bestialité, de la sauvagerie, de la bestialité. African psycho, d’Alain Mabanckou en est un des exemples récents.

Port de Larnaca, Chypre, sur le pont du Iera Petra, lundi matin 24 juillet, 5h30. Texte manuscrit. Bateau sale, bourdonnant de mouches. Les réfugiés sont entassés dans les salons, allongés dans les couloirs. Marins grecs obèses, adipeux et sales. Désagréables et âpres au gain. Nourriture infecte, un cabinet de toilettes ouvert pour plusieurs centaines de personnes, qui dorment ça et là. Nous nous sommes installés sur le pont, et y avons passé la nuit. Des hélicoptères nous ont survolés. Nous avons croisé des bâtiments militaires, notamment le Mumbay, un navire indien.

Blast, samedi 22 juillet. Dans le hall, conversations. Nous nous sommes dits au revoir. N., Najib, Tarek et Miled sont partis. Il y a beaucoup de monde dans le hall. Nous nous préparons à récupérer les factures. Il est 12h55.

Fin/commencement. Fracas insoutenable. Le premier geste est de se boucher les oreilles avec le plat de la main. Grondement qui vient de partout. L’éther est grondement. Je suis dans le grondement, dans lequel se détache un cliquetis très fin qui va s’accentuant, fait mal aux oreilles.

Des personnages qui se meuvent au ralenti, les bouches démesurément ouvertes. Je suis à terre. Regards exorbités. Ils marchent lentement. Je suis allongé sur le dos. Le cliquetis enfle devient fracas de verre. Le grondement s’apaise. Verre partout. Ils marchent sur le verre. Je suis debout. Le grondement revient, intense, intense, moins intense. Je n’entends pas. Je tombe sur le verre. Je n’ai pas mal. Je ne sais pas si j’ai mal. Je suis adossé à un pilier. Ma grand-mère, il y a très longtemps, à Tunis : « Pendant un bombardement, c’est dans les coins qu’il faut se tenir ». Ma grand-mère. Ramper vers un coin. J’ai du sang plein les mains. C’est bombardé. Oui c’est bombardé. Oui, c’est nous qu’ils bombardent. Un grand morceau de verre tombe et éclate devant moi. Je ferme les yeux. Il y a du sang par terre, il y a du sang sur le verre.


Téléphoner.

Grondement dans la tête.

Hurlements d’enfants. On hurle dans le hall.

Téléphoner. SMS. « SOS. Sommes bombardés ». Valider.

Message passe pas. Valider. Message passe pas. Valider. Message passe pas. Valider. Message passe pas. Annuler ? Valider. Valider. Valider.

Debout. Marcher. Je marche. Valider. Crissement des pas sur le verre. Je glisse. Valider. Regarder vers le haut. Des baies vitrées se détachent, explosent à terre. Valider. S’éloigner des vitres.

L., avec qui je parlais, hurle en me tendant un papier. « L’ambassade m’a donné ce numéro, en France, pour les évacuations. Compose. Je dicte. Et je reste au téléphone fixe ».

Numérotation. Valider. Message. Accusé de réception valider numéro. Il y a de la lumière partout. C’est du soleil qui entre dans le hall. Ne pas approcher des vitres. Valider. Ça tombe partout.

« Allo ». Cris partout, cris dans la tête. « Allo ». Entrer dans la chapelle. Vitraux par terre. « L’ambassade de France m’a donné votre numéro. C’est bien vous qui organisez les évacuations ?

- Euh, oui, attendez, un instant. Je change de place. Voilà.

- Allo. Ici Saïdet al Jabal, au dessus de Jounieh, au Liban. Avons été bombardés. Demandons évacuation immédiate. Allo ! Allo ! »

L., au téléphone. « Anne-Marie, on est bombardé ! On a été bombardés ! ».

Une sœur me prend par les épaules et me conduit vers les escaliers qui mènent au sous-sol. « Monsieur viens ! Ils vont revenir ». Descendre, ne pas tomber. Ne pas tomber. Descendre. Marche sur le verre.

En bas. Enfants et jeunes filles qui servent au couvent, hurlent. Dans le renfoncement près des toilettes, des femmes prient, les paumes ouvertes vers le plafond, si bas. Les bras s’écartent du corps, comme un battement d’ailes. Valider. Valider. Valider. Pas de réseau.

On se reconnaît dans la pénombre. « Il faut se compter. Il en manque trois ».

« Ils sont sortis. Ils sont près des antennes. » Sanglots.

« Il faut se recompter. Où sont-ils ? »

« Oui, je compte. Il en manque trois. Oui ils en manque trois ».

On se regarde, on se compte, on s’énumère. On se regarde.

Monter les escaliers, sortir sur le parking. Voitures fracassées. Blocs de roches noircis partout. Gravats. Fumée noire, grasse au dessus du couvent. Flammes. Je sens la chaleur.

« Il faut rentrer monsieur, ils ont pas détruit toutes les antennes, ils reviennent alors. » La sœur me tire et me remmène dans le sous-sol. Courir. Ne pas tomber. Descendre. Les filles de salle en larmes et en crise de nerfs disposent des chaises.

« Yves est touché. Il saigne. Qu’est-ce qu’on fait ?

- Jean-François et toi, comment vous allez ?

- Moi rien. Lui non plus. Mais tu saignes, tu saignes.

- C’est rien. Yves, c’est des coupures ou autre chose ?

- Des coupures.

- Vous le prenez en charge. Vous nettoyez avec de l’eau et du papier. Ensuite, on voit.

- Il saigne. »

Recompter. Qui n’est pas là ? Ceux qui ne sont pas là, ce sont ceux qui sont sortis. Ne pas remonter dans les étages. Monter dans le hall. Message. « Un blessé ». Valider. Valider. Valider. Pas de réseau. Plus de réseau.

Descendre. Une femme hurle, secouée de spasmes, dans une danse qui entraîne la tête de tous côtés. C’est une réfugiée. Les sœurs l’entourent, la maîtrisent, la font taire. Les enfants dans les bras des parents. Un vieux monsieur, invalide, se tient debout, appuyé sur sa canne. La main tremble.

« ça va pas Yves il a une veine coupée dans le mollet. On a besoin d’une serviette pour faire un garrot. Il est blanc. »

Enlever la chemise, la donner. Aline prend la chemise, court vers les toilettes. On marche dans du sang. Mon pantalon est maculé. Ça va recommencer. Ils vont bombarder. Aline serre un garrot sur la jambe d’Yves.

Monter les marches. Genou qui saigne. Mal. Ne pas tomber. Il y a du verre partout. Patchi, le portier indien pousse le verre avec un balai.

Didier entre dans ce qui est maintenant un abri. « Les autres arrivent derrière. Tout va bien ? Des blessés ? Il faut sortir d’ici. Maintenant. Ils vont revenir. « 

Descendre. Yves est assis. Il est dans un coin. Visage blanc. Yves. Yves. Reste. Thierry et Dominique descendent. Dominique ausculte Yves. Prend le pouls. Rassurer. Remonter. Sortir. Regarder l’état de la route, jonchée de gravats, de morceau de roche, comme des shrapnells. On n’est pas en sécurité sur la route. Torse nu, c’est encore plus inquiétant. Il faut rester à l’intérieur. Ce sont les antennes qu’ils veulent. Pas le couvent. Des militaires arrivent. La police. Des quatre-quatre escaladent aussi la montée. Une ambulance monte la route. Je demande au policier de la diriger vers le couvent. Il y a un blessé. Lionel, au téléphone du hall, depuis le début. « On n’arrive pas à avoir la Croix-Rouge. Quelqu’un se propose de le descendre à l’hôpital en voiture.

- Non, c’est une ambulance qui le prend. Elle arrive ». Je parle avec une autorité qui ne m’est pas habituelle.

« Il faut sortir de là. Ici, on est coincé. Ils n’ont eu qu’une antenne. Il en reste trois. A deux ou trois lacets d’ici, dans un garage, sous un immeuble, on est en sécurité ».

Contester la proposition. Ici, on est en sécurité. Par ailleurs, ils ne reviendront pas. L’armée, l’ambulance, sont là. Mais je n’en sais rien. Je ne sais rien. Je n’ai jamais rien su de ce qui arrive, de ce qu’il fallait faire. Ou ne pas faire.

La demande est répétée. « Ici c’est un trou à rats. On doit partir. Dehors, on est à l’abri au bout de deux à trois lacets ».

« D’abord, on s’occupe d’Yves. Ensuite, on voit. On reste calme.

- Non, on le pousse sur la chaise, en courant. On y arrive en dix minutes. Même pas.

- L’ambulance, elle arrive. »

Une sœur descend une chaise roulante. Elle aide Yves à s’y asseoir. Elle se tient à côté de lui et lui parle doucement. Son visage est pâle. Les ambulanciers. Arrivent. Déballent du matériel. Auscultent. Prennent des notes. Un officier, des soldats descendent. Les ambulanciers emmènent Yves. Jean-Charles et la sœur l’accompagnent. B. fait monter Anne-Marie, Jean-François et Aline dans sa voiture pour les conduire à l’ambassade. En chemin, elle fera envoyer des taxis pour le reste du groupe. M. surgit d’un coup, en larmes. Elle a foncé. Elle tremble. « Je ne savais pas ce que j’allais trouver. Mon dieu, mon dieu, si vous aviez été sur la terrasse. Mon dieu ! ». Dans le hall, que Patchi et des filles de salle continuent à balayer, un rassemblement de militaires et de policiers. Un des techniciens des tours est effondré, sur une chaise. Une jeune femme, sa fille ?, se tient à côté de lui. Un des techniciens est mort. Là haut, ça flambe.

Nous remontons dans les étages. Chacun descend ses bagages, rapidement. Patchi m’a accompagné, sur l’insistance de sœur Anne-Marie. Il prend ma valise. Dans la salle de bain, la bombe de mousse à raser a implosé, et les murs sont recouverts de trainées blanches. Des paillettes d’aluminium sont collées aux parois. Je me rends compte dans les escaliers que je boîte. Dans le hall, je mets une chemise, retire mes sandales, met des chaussures fermées. Le corps est pailleté de verre. Une des filles de salle, qui prononcera ses vœux dans deux ans, s’approche de moi. « Alors, vous partez ? ». Je me sens désarmé. Au bord de l’émotion. Cela va venir, l’émotion. Je la sens monter. Je l’embrasse longuement. Je remonte discrètement prendre quelques photos, de ma chambre, des couloirs, du bureau dans lequel se tenait Yves. Je manque glisser dans une flaque de sang, son sang. Sur l’écran d’une télévision presque silencieuse et solitaire, chante Fairouz. Les taxis arrivent. Nous embrassons chacun et chacune, sœur Anne-Marie, Aïda, Yvette, Louma, Patchi. Nous partons. Dans le taxi, après Zouk, je parviens à joindre la cellule de crise, en France. J’indique le nom de l’hôpital dans lequel Yves est soigné. Deux hélicoptères sont en route de Chypre pour nous emmener. Je demande qu’ils fassent demi tour. Il est trop tard.

A l’ambassade, nous sommes pris en charge par une équipe du Samu de Paris, sur la terrasse de l’École des lettres. Je me suis effondré dans les bras d’un homme de la garde. Le médecin commence par nous dire que nous sommes en sécurité, les belligérants disposant des coordonnées de l’ambassade. Nous partons à quatre à l’Hôtel Dieu de France. Un médecin écarte les lèvres des plaies et retire les éclats de verre qui me sont entrés dans le corps. Ce n’est que superficiel. Au retour, nous retrouverons Yves. Longue étreinte. Un message nous est remis : « Transmettez aux professeurs regroupés à Beyrouth toute ma sympathie et mon amitié. Toutes mes pensées accompagnent ceux qui ont été blessés. Nous tâchons de hâter votre retour. Signé : Gilles de Robien ». Personne ne commente, chacun est à l’intérieur de soi, dans le cercle de ce collectif.

Yves Chemla