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Numéro 30 WEB
Du poïétique comme question sociale
photos de Yovan Gilles

Sommaire

La question du poétique, de l’auto-production a été minorée dans la société salariale, ou plutôt les enjeux de la réalisation de soi dans le cadre du travail se sont dilués dans le lot des gratifications salariales et de l’accès à la consommation. D’où ces considérations sur la condition poétique contemporaine, attenante à une ré-appropriation individuelle et collective du temps.

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La conception du travail par le moyen duquel faire œuvre de soi (autopoïèse), se produire soi-même, selon la formula d’André Gorz, lie la question sociale à l’esthétique. D’emblée, l’esthétique nous renvoie au champ de la production artistique. Evoquer quelque chose comme une esthétique sociale exige donc quelques éclaircissements. Pour nous, ce qui est esthétique, ce sont les objets profilés pour la beauté ou la laideur qui peut être une des modalités du Beau. Mais, dans la vie, nos actes, nos choix, nos prises de risques, nos audaces, notre manière de vivre, suscitent en nous et chez les autres un sentiment qui relève également de l’expérience esthétique.

J’affirmerai que l’art ne se définit pas au regard du caractère substantiel de son objet : l’œuvre, ou d’une fonction qu’il remplirait et qui lui conférerait une utilité sociale indiscutable, comparativement aux produits ou aux outils technologiques, dont de nombreux d’ailleurs se distinguent par leur pouvoir de nuisance ou leur mésusage Déjà, il est délicat de s’entendre sur la notion d’utilité. Ce qui n’empêche pas que l’art est une pratique qui a des effets. C’est une action productrice, certes, mais également le pouvoir de dire cette action et de qualifier les objets qu’elle fait émerger. Ce qui ne réussit pas sans conteste, et suscite du conflit, de la tension, du scandale, de la haine parfois ou, au contraire, de l’engouement et de la ferveur. L’histoire de l’art, c’est également l’histoire du non-art, l’histoire de ce qui été empêché en partie, définitivement ou provisoirement, d’accéder à la dignité d’art pour être jeté au rebus, à l’ordure ou à l’insignifiance.

Dans sa forme extérieure, le travail, quant à lui, est réductible en partie à ce qu’il permet d’obtenir : principalement un statut social et professionnel, et un salaire. Mais dès lors que nous évoquons le contenu du travail, nous mettons en avant une dimension qualitative, une part d’intimité qui renvoie au métier et aux traits à la fois objectifs, mais aussi subjectifs et personnels de son exercice. En effet, ce qui relève du métier est distinct de l’utilité immédiate rapportée au salaire et au statut, indépendamment ici, encore une fois, du sens que nous donnons à l’adjectif utile. En tous cas, il est notoire que la notion de métier, par exemple, soit commune au monde de la production artistique et au monde de la production/reproduction.

Compte tenu de la dégradation que fait subir à la majorité le travail pénible, déqualifié, exploité ou tout bonnement ennuyeux, l’activité artistique apparaît sous le jour d’un privilège. Les artistes et les intellectuels sont souvent d’ailleurs cités de mèche. Or, on en oublie que l’activité artistique est un travail concret. La différence que nous opérons avec empressement entre les activités intellectuelles et manuelles, cognitives et sensibles, n’a guère de pertinence dès qu’il est question d’art. Peut-être bien d’ailleurs que cette séparation a quelque chose en elle-même de saugrenue, si nous ne l’examinons pas davantage. Plus généralement, on imagine mal, en effet, comment une profession manuelle serait exempte d’implications cognitives, et la dextérité de l’ouvrier pure de sensibilité, quand on sait l’importance des sensations tactiles, visuelles ou olfactives dans la conduite de tout ouvrage, même conçu en vue d’un usage pratique. De la même manière, l’activité intellectuelle ne peut faire l’économie des outils, des moyens et des supports par lesquels elle imprime à la matière sa tangibilité, dont le livre représente jusqu’à ce jour la manifestation la plus sensuelle.

Ceci dit, l’activité artistique ne désunit pas le monde sensible du monde réel ; ni le monde objectif de la manière dont ce dernier est senti et perçu au sens fort suggéré par le terme grec d’aesthesis, dont la traduction ramassée est celle-ci : la connaissance par le sensible. En ce sens, le pragmatisme de la démarche artistique n’en est pas moins comparable au dynamisme, précédé d’errements, de la démarche expérimentale dans les Sciences (cf. la créativité et les pratiques de laboratoire in l’artefact et ses déterminations). Et si l’art ne sert pas de fin utile au sens kantien, ce n’est pas pour autant que l’activité artistique ne fabrique pas les moyens ajustés à sa visée. Encore faut-il convenir que le beau est efficace, sans que sa finalité soit pour autant pratique, disons pratico-inerte comme disait Sartre, parlant des tâches insipides dont la vie quotidienne nous demande de nous acquitter à regret ou non. Il est probable également que ce qui n’a pas d’utilité en soi, sinon dérivée, n’en a pas moins d’effets sur la vie quotidienne à travers les usages et les pensées inénumérables que les êtres humains génèrent à partir de leur expérience des oeuvres.

On imagine que les activités, non pas libres de nécessité, mais de libre nécessité, ont pour principe le désintéressement et que, par vocation, les artistes qui ont la fibre sensible se distinguent de l’humanité moyenne mue par les calculs et l’appât du gain. Il se pourrait bien qu’une activité comme l’art tire sa puissance, non de la proclamation de sa finalité propre, voire de son insubordination affichée aux contraintes matérielles, mais du fait que les sujets qui s’y vouent en font une urgence plus incontournable que leur subsistance. Je ne veux surtout pas évoquer là une quelconque nécessité intérieure qui renvoie au confort d’une pureté embourgeoisée dans son mépris des choses matérielles. Je parle d’un véritable intérêt de l’artiste pour tous les compartiments de la vie, y compris pour les expédients financiers sans lesquels nul ne parvient à ses fins. Car chacun a besoin d’argent pour produire et vivre de ce qu’il produit. A la suite, il me semble que la production de soi peut accuser une différence brutale entre le monde du travail et le monde de l’art, la culture et l’économie, et que la notion d’esthétique sociale me paraît nuancer, éclairant une contradiction qui doit être, sinon levée, du moins parcourue.

De prime abord, quand on parle de production de soi (plutôt que la production de l’objet), la délimitation qu’elle tranche entre objet et sujet (le soi) est bien évidemment tout à fait artificielle ; ne serait-ce que par un brouillard que les discours ne cessent de répandre sur une question qui hante la pensée philosophique. Cette question est celle de la liaison ou de la dé-liaison, du couplage ou du découplage, de l’adéquation ou non entre le monde du sujet et le monde objectif et, en l’occurrence, de la production.

Alain Caillé affirme à ce propos qu’il faut trouver « des articulations fines entre subjectivation et objectivation qui rompent avec les oppositions entre la pure subjectivation créatrice et l’objectivation salariale », entre la production du sujet et le travail purement hétéronome auquel elle s’oppose. Car une telle séparation, sans autre discernement, blesse justement, par son tranchant, tous ceux dont elle semble murmurer à l’oreille la condition infamante. Cependant, il faut préciser que l’exigence d’un travail affranchi de l’hétéronomie ne sert pas une forme d’épanouissement affectif ou contemplatif laissé à la discrétion du moi. Se réaliser ne confine pas au quant-à-soi. Bien au contraire, la production de soi s’insère dans la trame des relations intersubjectives, elle se glisse également dans la contrainte organisée du travail productif ; comme elle peut s’y noyer aussi et y disparaître, sans que les victimes consentantes ou flouées n’en aient pour autant conscience.

Cependant, l’activité artistique lie de façon ténue un mode de production, un mode de savoir et un style de vie. Le champ de la créativité artistique représente certainement un aspect de l’activité humaine où cette intrication s’exprime avec une acuité particulière. Equation entre la vie et le style qu’incarnait entre autre en son temps le dandysme avec une outrance non dissimulée, cultivant la manière d’être singulière avec élégance et provocation.

J’affirmais que l’artiste incarne une position privilégiée souvent mal interprétée. Disons, que dans la représentation courante, l’art symbolise l’espace de l’expression de soi plus que tout autre domaine, exceptées la recherche philosophique et scientifique ou encore, sur un autre plan, les missions impossibles que les politiques, les peuples ou les communautés réussissent au regard d’une Histoire que leurs actions contribuent à changer.

Le domaine de l’art spécifie ses produits comme étant des créations. Les créations n’en sont pas moins des produits du travail, mais des produits de la créativité, brillant d’un éclat particulier ; même si on est en droit de se montrer allergique à la façon dont ce mot-béance de créativité fait actuellement l’objet d’une contrebande marketing suspecte où se dilue sa consistance. La capacité d’inventer est commune à l’ensemble des activités humaines, qu’elles soient productrices ou dissipatives d’énergie, génératrice ou destructrice de formes, d’usages, de signes, si l’on veut bien considérer avec Nietzsche que la destruction est une création et avec Bataille qu’il y a en toute perte ou consomption une création, une création au moyen d’une perte. Le recyclage, la refonte, le détournement des signes, des formes et des représentations, tombent également dans le champ de la créativité. Mais l’activité créatrice ne fabrique pas des objets ex nihilo à la façon dont une novation surgirait, érectile, dans la nuit ou le désert de l’ignorance humaine. La créativité est un processus qui précède une concrétion : l’œuvre, laquelle pose des obstacles à l’appréhension autant personnelle que collective. Ces obstacles ne sont pas liés à l’opacité de la subjectivité productrice. Le croire, c’est opposer rationalité et sensibilité, en s’imaginant que la créativité résisterait par nature à toute entreprise de rationalisation et, qu’en ce domaine, l’émotion serait juge de toute chose. Or, l’opacité du sensible n’est pas une limite à son intelligibilité. A la condition toutefois de ne pas isoler le phénomène artistique du processus à partir duquel il émerge. C’est bien cette démarche qui relève d’une approche poïétique de la vie.

Ce terme de poïètique a connu un destin très curieux et fort discret, une fois détaché de la tradition hellène, pour migrer vers d’autres friches de la pensée. Une des acceptions du poïétique est une discipline générique qu’en 1937 Valéry caressait de créer. Son objet serait l’étude des conditions d’émergence de l’œuvre, à partir des processus à la fois logiques et cognitifs à partir desquels sa rationalité se dévoile à nous. Plus tard, René Passeron entendra par là la relation entre l’être humain et l’œuvre durant l’élaboration de celle-ci et l’exécution artistique, en tenant compte des hasards ou des déterminations qui interviennent dans la dynamique d’émergence de l’objet.

Le terme autopoïèse, quant à lui, est une contraction de auto (soi-même) et poièsis (production, création). Il désigne la propriété qu’un système vivant à de se produire lui-même et de se conserver, en dépit des altérations et des changements auxquels l’exposent les contextes, et non l’environnement. Car un organisme n’évolue pas dans un environnement, il est à la fois l’agent et le patient d’interactions continues avec différents contextes. Ces derniers ne sont pas des donnés, mais des régimes d’activités. Le terme fait également référence à la dynamique des structures en équilibre instable, c’est-à-dire des états organisés qui restent stables pour de longues périodes en dépit de la matière et de l’énergie qui les parcourent. L’organisme évolue en maintenant son organisation, en vertu d’une stabilité tendue, soumise à la perturbation, et non une stabilité acquise une fois pour toute.

L’approche autopoïétique de Maturana et Varela a été développée dans leur article Autopoietic Systems puis dans leur ouvrage Autonomie et connaissance. Selon Varela, « Un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits. » Pour ces deux auteurs, l’organisme peut être perçu comme un système autopoïètique sous l’angle de l’apprentissage continu et de la négociation avec un monde qui n’est pas préexistant, mais que l’individu fait constamment émerger, énacter.

L’œuvre ou la métaphore du devenir soi

A ce point, une phrase de Michel Foucault aiguille à mon sens l’idée d’une esthétique sociale quand il écrit : « Ce qui m’étonne, c’est que, dans notre société, l’art n’ait plus de rapport qu’avec les objets, et non pas avec les individus ou avec la vie (...) mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? » Ce que nous pouvons envisager sans doute, dans la voie esquissée par ces propos de Foucault, c’est, à partir de l’expérience que l’art fait surgir, d’en dégager les applications qui débordent le cadre de la spécialisation à laquelle conduit fatalement un discours consacré à la seule esthétique de l’objet. Foucault, évoquant une esthétique du sujet, fait ici moins allusion à un art de vivre hédoniste qu’à une manière de voir susceptible de sinuer dans un vaste champ interdisciplinaire, décloisonnant les catégories à partir desquelles nous parlons d’esthétique dans une référence exclusive à l’objet/fétiche.

D’emblée, postuler une esthétique du sujet peut sembler désarmant, dans la mesure ou l’art se mesure justement à l’objet, à l’objectivé, à l’œuvré. L’art désigne également l’action productrice de l’objet, je le disais, mais aussi la production du produit, la création et le geste de créativité, quand bien même certains artistes contemporains substituent à l’objet son idée ou son concept. Le concept est cette signature qui opère la cristallisation d’un objet dérobé au verdict des sens. Quoi qu’il en soit, il n’est d’art qu’attesté par un objet, une preuve, un manifesté, sans lequel ce dernier se perdrait dans la virtualité de la seule volonté artistique qui, si elle est décisive, comme l’a bien relevé Walter Benjamin, n’est pas déterminante au point d’occulter l’objet qui rend possible l’expérience sensible.

Foucault, quant à lui, ne conteste pas dans la formule précédemment citée leur raison d’être aux objets artistiques, là n’est pas le problème. Il savait d’ailleurs si bien faire parler les tableaux, quand on songe seulement à sa description des enchâssements de plans et de perspectives des Ménines de Vélasquez. Disons qu’il déplore, sans doute, à travers la perception qui est la sienne de l’art de son temps, une célébration de l’objet artistique devenu l’otage du marché de l’art, l’otage aussi d’une admiration paresseuse. Sans doute Foucault, à l’heure de livrer cette réflexion, était-t-il las de respirer un air croûté par le fétichisme de l’objet. Cette œuvre que nous voyons nous endort, nous assomme par le poids des significations hypnagogiques qui en précèdent la perception et défilent en marge de notre vie.

A ce point, la question qui se pose est néanmoins celle-là : l’artiste serait-il le sujet tout naturellement désigné par l’esthétique du sujet ? Cette dernière est-elle exclusivement du ressort de celui qui, en sa qualité d’artiste, s’y connaît pour fabriquer des œuvres ? Certainement non, même si l’activité artistique se manifeste à travers de la production et du travail. Jean-Daniel Pollet a réalisé un film singulier : La Forge, qui dépeint la fin d’un certain monde ouvrier manufacturier dans le Perche. Ce film propose également une réflexion sur le travail et son sens. On y voit des travailleurs de la matière en fusion se disputer la fierté de la conception du moule initial, transfuge d’une œuvre maîtresse servant, ensuite, à fabriquer des pièces répliquées en grand nombre, et dont la destination leur échappe et les indiffère au final. Celui à qui incombe la conception du moule original se crédite d’une conception qui ne doit plus rien à la tâche.

A la question « Le cinéma est-il un art ? » Jean Renoir écrit à son tour : « Qu’est-ce que cela peut bien vous faire » est ma réponse. Faites des films ou faites du jardinage. Ce sont des arts au même titre qu’un poème de Verlaine ou un tableau de Delacroix. Si vos films ou votre jardinage sont bons, c’est que vous pratiquez l’art du jardinage ou du cinéma (...) L’art n’est pas un métier, c’est la manière dont on exerce un métier. C’est aussi la manière dont on exerce n’importe quelle activité humaine. » Qu’il s’agisse d’activités chimériques déclinant d’improbables métiers ou de savoir-faire constitués dans le cadre de professions qualifiées, ne change rien au fait que l’artiste ne travaille pas dans l’art, mais pratique un art ; art qu’il laissera sans doute d’ailleurs aux autres le soin de désigner ainsi.

C’est, entre autre, pour ces raisons, que l’activité créatrice peut être reliée à une interrogation plus cruciale qui embrasse les communautés humaines au travail et, de ce fait, les crises, les mutations et les représentations sociales susceptibles de reformuler aujourd’hui le rapport du sujet à son travail. Aussi, c’est en tant qu’elle apporte une réponse au déni de la créativité que la poïésis tire sa force d’affirmation, au regard des possibles humains, mais aussi des détresses humaines. En effet, le sens de l’activité artistique ne s’épuise pas dans la figure de l’artiste et, à ce titre, tout en étant personnel, ce sens est aussi éminemment social et politique. Le but n’est pas de percer à jour des processus psychiques réputés obscurs par lesquels des prodiges naissent de l’esprit humain, mais de comprendre de quelle manière les résultats que vise l’activité artistique les inscrit dans le devenir social. D’où cette question du travail à laquelle l’art me semble rattaché pour des raisons que je tacherais d’éclairer au fur et à mesure de ma réflexion. Et cette notion de production rapportée à celle d’esthétique sociale me semble de nature à le faire.

Le poïétique fait prévaloir la dimension de la production/création plus que celle de travail au regard de sa réalité actuelle. On peut le contester, mais le rapport au travail est médiatisé et motivé en grande partie par le gain salarial. Or il y a le travail que l’on a et l’œuvre que l’on fait et qui vous fait. Les objets que nous fabriquons nous fabriquent à leur tour, nous font advenir à nous-mêmes. Dans ce sens, celui qui travaille poétiquement œuvre et fait aussi oeuvre de lui-même.

Les alchimistes tirèrent parti de la puissance de l’œuvre, de l’opus, à travers nombre de métaphores qui associent opérations chimiques et métamorphoses de l’opérateur par le biais des correspondances qu’ils établirent entre l’ordre du spirituel et celui du matériel. Les alchimistes, pour ce qui est entre autre de l’occident, postulèrent un principe de capillarité entre ces deux ordres, une différence de degrés et non de nature, que la Religion chrétienne au contraire définît comme irréductibles l’un à l’autre ; à ce point où, pour Nicolas Flamel et d’autres, la spiritualité alchimique transgresse les postulats de la religion, entre autre celui du corps conçu comme l’enveloppe corruptible de l’âme. Pour l’alchimiste, le spirituel ne s’oppose pas au matériel, dans la mesure où la matière et le corps peuvent être spiritualisés, autant que l’âme qui est un feu s’attise par le biais des opérations physiques lors des coupellations et des cuissons lentes par exemple. Le spirituel est la matière subtile où l’état sublimé d’une matière dégrossie par des expériences laborantines audacieuses, l’univers étant considéré par les alchimistes dans son aspect métamorphique global. Le subtil est la matière qui gagne en volatilité sans rien perdre néanmoins de sa matérialité. L’invisible est une des modalités du visible. Sur un autre plan, certains alchimistes, par le procédé dit de la distillation et de la maîtrise du souffle durant l’acte sexuel, s’employaient à élever cet acte au niveau de l’œuvre d’art. La sexualité est alors retirée à la banalité, elle vaut comme moyen d’élévation à la fois sensoriel et spirituel.

Cette parenthèse faite sur l’alchimie, il est notoire que l’œuvre se situe quelque part à égale distance de l’homme et de la chose, de l’animé et de l’inanimé, et comme un mixte d’objectif et de subjectif. Le mot autopoïese se comprend aussi dans ce sens : à savoir que la production d’un produit se double d’une production de soi. Mais il ne s’agit pas de référer la production de soi à la seule dimension personnelle de l’œuvre par rapport à la dimension impersonnelle du travail fonctionnel, requérant des individus interchangeables les uns avec les autres. L’œuvre est un objet qui me ressemble. Elle peut-être être inachevée, ratée, impossible à mener parfois. Peu importe, le travail qu’elle appelle, en ses forces ou faiblesses, relève toujours du geste d’avancer sur le chemin de soi, travail qui peut être tout autant voix ou perte, gloire ou déchéance. En cela l’œuvre est toujours celle qui me revient, même si elle m’échappe. Elle est toujours personnelle, mais non relative à la personne. Elle est plus que personnelle parce que, si elle me destine à moi-même, elle est toujours destinée à un autre, à un peuple à venir comme disait Gilles Deleuze, une humanité en attente, à un complice anonyme.

Yovan Gilles