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Numéro 28 WEB
Nous publions ici un texte de Jean-Charles François, percussionniste et ancien directeur du Cefedem de Lyon, centre de formation des enseignants de la musique créé en 1990. Parmi un parcours très riche aux États-Unis et en France, Jean-Charles François a également assuré la direction musicale de l’ensemble théâtral et musical Génération Chaos de 1993 à 1998, "machine expressive" des Périphériques vous parlent durant ces années. Audacieux réformateur de la pédagogie musicale, notamment par le primat accordé à l’activité corporelle dans le cadre de la pratique instrumentale, Jean-Charles François n’a de cesse de développer une réflexion qui relie le fait musical aux changements globaux qui en nomadisent et en fragmentent les modalités d’apprentissage. Le texte a été rédigé à l’occasion d’un colloque intitulé MUSIQUE ET GLOBALISATION qui s’est tenu les 9, 10 et 11 octobre 2008 à la Cité de la musique à Paris dans le cadre d’une session dédiées aux "valeurs esthétiques".
Que deviennent les valeurs dans la liaison globalisante entre pratique, recherche et enseignement dans le domaine de la musique ?
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Sommaire

" ... le praticien de l’acteur-réseau se fait volontairement aveugle afin de continuer à poser les mêmes questions brutales et vulgaires, à chaque fois qu’une hiérarchie parfaite entre différentes échelles se trouve mise en scène : "Dans quelle salle ? Dans quel panorama ? À travers quel médium ? Qui est le metteur en scène ? Combien ça a coûté ?" Dès qu’on soulève cette seconde série d’interrogations, on verra surgir à chaque étape une multitude de sites actifs et complexes, parfois d’une grande beauté. Si vous en doutez, essayez, à titre d’exercice, de localiser les endroits, les salles, les scènes où l’on projette ce film à grand spectacle : "la mondialisation". Vous vous apercevrez bientôt que la globalisation n’est qu’une forme de provincialisme vantard partagé par un petit nombre de gens grâce à la prolifération d’un nombre inconsidéré de "globaliverses"... " Bruno Latour [1]

Voici donc mes "globaliverses" provinciales, mes "globalivernes" vantardes.
Cet article propose trois hypothèses déduites d’une expérience locale menée depuis 1990 dans une ville de province au Cefedem Rhône-Alpes, institution créée par l’État en vue d’organiser des études supérieures menant au Diplôme d’État de professeur de musique (permettant d’enseigner dans les écoles de musique). Ces trois hypothèses sont aussi issues de ma propre pratique artistique et des réflexions qu’elle a pu soulever lors d’un long parcours très diversifié. Ces trois hypothèses concernent d’une part des réponses précises aux défis formidables auxquels il faut faire face dans un monde diversifié, et d’autre part une réflexion sur la manière d’envisager le relativisme culturel en termes de valeurs partagées. Avant d’aborder le contenu des trois hypothèses, il convient de faire un détour par les démarches de John Cage, puisque dans le milieu musical il est considéré comme celui qui place l’art hors de toute possibilité d’évaluation. Ce détour par Cage est pour moi l’occasion de rendre un amical hommage à Daniel Charles, le philosophe des nomadismes, qui vient de disparaître.

I. John Cage en visite à l’Université

Je ne suis pas sûr que l’anecdote suivante se soit déroulée dans la réalité, mais elle me paraît assez plausible pour encadrer de manière lumineuse les questions qui se posent à tous ceux qui travaillent dans l’enseignement qu’il soit supérieur ou non.
John Cage est appelé à être en résidence dans une université américaine pendant un semestre. Il est donc chargé de donner un cours ou un séminaire sur sa propre pratique. Le contexte institutionnel universitaire exige que le contenu du cours soit défini par la liste des ouvrages que les étudiants vont avoir à lire et qui vont être la base des débats. John Cage va donc à la bibliothèque centrale de l’université et à partir du catalogue général toutes disciplines confondues, tire au sort les quinze ou vingt ouvrages qui vont constituer la bibliographie de son cours.

Quels constats peut-on tirer de cette expérience qui confronte directement les étudiants aux pratiques cagiennes ?
Ils sont de trois ordres : Cage confirme qu’il fait partie d’une modernité qui considère l’art comme une activité autonome ; il montre en même temps qu’il s’inscrit dans le phénomène de globalisation des échanges, ce qu’on décrit souvent sous le nom de postmodernité ; et il interpelle l’institution permanente, son académisme, sa frilosité et son blocage autours des valeurs strictement disciplinaires.

En quoi le cours improbable de Cage prolonge-t-il et accomplit-il l’idéologie de l’époque moderne ? L’art n’a pas d’autres finalités ici que lui-même. Il reste dans l’espace poétique de l’indicible. La morale n’a rien à voir avec l’art.
Les valeurs s’inscrivent dans un monde historiquement déterminé qui fixe des règles générales de comportement. Ici Cage respecte à la lettre les pratiques universitaires qui favorisent la liberté académique, le débat sur des travaux plus ou moins récents et sur la recherche de nouvelles idées. Les valeurs qui seraient intrinsèques aux œuvres d’art ont toujours eu tendance à être déterminées après coup. L’œuvre fait son chemin dans l’histoire et les éléments de sa perception s’établissent petit à petit et se modifient au gré des avatars des sensibilités temporelles ou géographiques.
L’art est séparé de la pédagogie, laissée aux esclaves. L’art est critique par rapport aux pratiques institutionnalisées, il a les capacités d’ironiser sur le train-train administratif des usages courants. Dans tous ces sens, le cours de Cage à l’université reste résolument dans le domaine de la modernité.

Mais la démarche de Cage s’inscrit aussi dans la postmodernité. Il confronte directement les étudiants au phénomène de la globalisation des échanges d’information, aux banques de données infinies, qui complexifient considérablement la perception du monde. Il confronte les étudiants à la globalisation des champs disciplinaires, ouvrant la voie à la possibilité d’une interdisciplinarité tous azimuts, chaque discipline pouvant trouver des ramifications dans toute autre discipline donnée.
Cage met l’accent sur les processus dont le résultat n’est pas connu au départ, plutôt que sur le produit, sur l’œuvre en tant que telle, résultat d’un je-ne-sais-quoi. Le processus ici est localisé à un lieu, à un tirage au sort particulier, à un groupe déterminé de participants. L’idée du processus, son concept, n’est pas éphémère, mais sa réalisation, son produit l’est absolument. La production ici est forcément collective et non plus déterminée uniquement par celui qui détient le savoir.
Cette démarche s’inscrit dans l’univers des technologies électroniques dans le rapport étroit entre recherche, production et enseignement [2] , ceci se déroulant dans un seul lieu et avec un groupe déterminé de participants :
- Recherche : le groupe doit pouvoir élaborer des méthodes pour que la bibliographie improbable donne lieux à un résultat imprévu.
- Production : s’il n’y a pas une production à la fin du processus (on ne sait pas de quelle nature elle peut être) le cours n’aura pas été un succès.
- Enseignement : traitant de matériaux inconnus de tous, le groupe doit apprendre à s’en servir, à s’en sortir. Il doit apprendre à travailler ensemble et la production d’un résultat quelconque est l’occasion d’un apprentissage, mais on ne sait pas de quoi.

Les valeurs dans ces conditions ne sont plus liées à l’art en soi, à ses règles autonomes, ou au résultat performatif d’une présentation publique, mais bien aux conditions liées au processus (même si dans le cas de Cage on ne les détermine pas au départ). Les enjeux sont déplacés vers les questions liées à l’élaboration de méthodologies, à l interactivité du groupe, ses capacités à élaborer des choses significatives ensemble, ses capacités à se confronter à une interdisciplinarité irrationnelle, la nécessité pour le groupe d’élaborer un produit (quel qu’il soit), et la possibilité après coup de déterminer quels contenus réels d’apprentissage ont pu être mis en œuvre.

Que se passe-t-il après le passage du tsunami cagien ? La démarche universitaire de Cage pose des questions délicates aux permanents qui restent après son passage pour s’occuper du quotidien des étudiants : les esclaves pédagogues. Car les étudiants sont eux à la recherche d’éléments de savoir réellement "utiles" à leur devenir : les valeurs "sûres". Les questions sont particulièrement épineuses pour ceux qui veulent amplifier, continuer, promouvoir l’esprit iconoclaste des pratiques cagiennes, au sein de l’institution :

- Comment concilier cette démarche avec des savoirs explicités, des valeurs annoncées au départ, des résultats qu’on peut mesurer ?

- Comment concilier cette démarche avec un curriculum logiquement constitué qui garantirait la valeur d’un diplôme, ou qui tout au moins en définirait les contours ?

- Comment conserver en milieu "disciplinaire" l’ouverture sur une approche expérimentale de l’élaboration des savoirs dans laquelle l’étudiant devient un acteur à part entière de cette élaboration ?

C’est à ces questions que les trois hypothèses qui suivent (dans l’esprit de globalivernes vantardes) proposent d’apporter des réponses.

II. Diversité des pratiques et co-existence d’univers contradictoires

Les technologies électroniques permettent la co-existence d’une grande diversité de pratiques musicales. Notamment, elles favorisent très fortement la continuation sans modification notoire des pratiques héritées de l’hégémonie européenne centrée sur la production d’œuvres associées à des auteurs clairement identifiés, dans les logiques de séparation entre théorie et pratique, entre le compositeur et l’interprète et entre technique et musique. Surtout ces pratiques continuent de manière glorieuse de maintenir une séparation stricte entre enseignement recherche et production. L’enseignement ici n’est qu’une préparation à la production ou à la recherche (probablement pas les deux à la fois), ceux qui élaborent les œuvres de manière pratique (les compositeurs et les interprètes) ne sont pas en général considérés comme des chercheurs, et la recherche tend à ne concerner qu’une petite élite éclairée, réputée éloignée des réalités pratiques..

Les ordinateurs, loin de tuer la communication entre musiciens sous forme de partitions écrites, la renforce par des logiciels qui uniformisent l’espace graphique des compositions contemporaines. Il faudrait pouvoir faire des statistiques sur le nombre de partitions produites tout au long de l’histoire, mais elles montreraient sûrement que jamais cette production n’a égalé la pléthore que nous observons dans le monde d’aujourd’hui. La qualité de l’organisation des études de composition, la multiplication des programmes et l’information mise à la disposition de tous produisent aujourd’hui un cadre de professionnalisme qui excède de beaucoup tout ce qu’on pouvait encore imaginer il y a cinquante ans.

C’est cette situation - fortement amplifiée - de stagnation et d’inertie que dénonce le sociologue Howard Becker. Les institutions de la musique "classique" occidentale imposent à tous un "packaging" dont il est fort difficile de se défaire, ou même de le faire évoluer :

"Bref, la façon de faire de la musique est ce que les sociologues de la science ont fini par nommer, de façon peut-être assez peu originale, un "lot" (package). Chaque élément du lot présuppose l’existence de tous les autres. Ils sont tous reliés, de telle sorte que lorsqu’on en choisit un, il est extrêmement aisé de prendre tout ce qui vient avec, et extrêmement difficile de procéder à la moindre substitution. C’est le lot qui exerce son hégémonie et qui contient la force d’inertie, si tant est qu’on puisse attribuer cette qualité à une pareille création conceptuelle. (...) Ce lot qu’est la musique de concert inclut un ensemble d’organismes de formation. Les écoles de musique professionnelles produisent des musiciens qui peuvent satisfaire à toutes les exigences des autres composantes du lot : études rapides avec une virtuosité permettant de s’adapter à toute une palette de chefs d’orchestre". [3]

La globalisation, la mondialisation, ne sont pas des phénomènes nouveaux, ils sont au cœur de l’utopie moderne. Il suffit d’observer comment les Conservatoires à l’échelle mondiale ont l’exclusivité quasi absolue des études supérieures concernant les pratiques musicales. Tous les pays émergents veulent leur conservatoire à l’image mythique de celui de Paris. Tous les conservatoires sont aujourd’hui obnubilés par la menace fantasmée de la disparition du patrimoine de la musique européenne savante. Cette peur renforce encore l’accent mis sur le maintien de l’excellence disciplinaire, rejetant à la périphérie tout ce qui ne concerne pas directement la pratique intensive de l’instrument, ce qui rend difficile l’ouverture à une diversité des pratiques et à l’expérimentation.

Les technologies électroniques favorisent tout autant les pratiques musicales centrées sur ceux qui produisent directement les sonorités, en particulier les instrumentistes, les vocalistes et divers sonorisateurs dans des contextes où ils ont la possibilité de s’investir en tant qu’acteurs à part entière. On peut inclure dans ce groupe les compositeurs de musique électro-acoustique, dans la mesure où ils manipulent eux-mêmes la matière sonore sans passer par des intermédiaires interprètes de leur pensée. Ce qui paraît être le mode opératoire commun à ces pratiques est la présence de banques de données sonores auxquelles on fait appel pour le besoin de circonstances particulières. La notion du "remix" semble l’élément structurel le plus saillant de ces pratiques. La plupart du temps les mémoires sont constituées d’enregistrements de sonorités ou de produits synthétisés. Cela inclut bien entendu les sonorités de toutes les musiques constituées, notamment des produits de l’industrie culturelle. La nature de ces banques de données ne déterminent pas la valeur du produit qui en découle, mais c’est l’usage qu’on en fait qui devient l’élément important à considérer. Les mémoires ne sont pas forcément stockées électroniquement, elles peuvent aussi concerner les gestes d’instrumentistes ou de vocalistes inscrits sur leur propre corps, liés à des sonorités particulières.

La marchandisation des produits, déjà à l’œuvre depuis l’ère industrielle semble se généraliser pour concerner les sonorités elles-mêmes, les algorithmes et les logiciels. De la défense du contenu artisanal des œuvres, le droit d’auteur s’étend alors aux concepts, aux tours de main de manière à mon sens illégitime. [4] Mais la marchandisation généralisée joue en même temps contre les valeurs qui soutiennent les notions de propriété intellectuelle et artistique.
Ce sont précisément ces valeurs qui permettent le déferlement des produits commercialisés, les fortunes construites sur le vide et la main mise sur les médias. C’est cela qui encourage les usagers à trouver tous les moyens possibles pour éviter de payer leur tribut aux pouvoirs de ceux qui manipulent les systèmes de communication.

Toutes les musiques sont mises à disposition sur un pied d’égalité par les outils technologiques. En face de la pléthore d’information, il devient impossible de s’entendre sur une liste limitée de chefs d’œuvre incontournables, même en restant dans le cadre de la musique occidentale. Du côté des traditions orales, on ne peut pas non plus retracer l’authenticité qui fonderait définitivement les pratiques selon la tradition. L’information est trop large pour être saisie par un pouvoir qui aurait la capacité de dicter des valeurs. La valeur purement marchande prend alors le relais.

La technologie apporte à la fois une matérialisation fantastique de l’objet qui n’est plus donné sous forme symbolique, mais met en mémoire la sonorité elle-même. Et dans le même mouvement, c’est un processus de dématérialisation, car rien n’est mis en mémoire définitivement, on peut en modifier le contenu à tout moment. L’œuvre existe bien mais elle est en devenir perpétuel. La mémoire électronique qui écrit en forme numérique la totalité de l’objet sonore n’écrit donc rien de définitif.

Les mémoires électroniques ne sont ni orales, ni écrites mais un hybride des deux formes d’accès à l’information. Elles ne sont plus constituées par des systèmes symboliques détachés de la matière sonore, mais écrivent la totalité des informations reproduisant ainsi la matière sonore elle-même. L’écriture de la totalité ressemble à la communication immédiate de bouche à oreille. Elle ressemble aussi à l’inscription lente sur les individus de schèmes mentaux et corporels. Mais elle reste néanmoins écriture qui peut être manipulée par des logiciels qui ont la capacité de rétablir les systèmes symboliques permettant la communication entre humains. C’est la raison pour laquelle les technologies électroniques, loin de vérifier la théorie du "le message c’est le médium", permettent la coexistence de diverses pratiques provenant de temporalités historiques et de lieux géographiques hétérogènes, ayant tous des modes de perception et des échelles de valeurs différentes.

III. La globalisation des activités

La modèle qui paraît à l’œuvre dans la société influencée par les communications électroniques est celui qui tend à globaliser des éléments qui dans le monde industriel restaient distincts. D’une manière générale les rapports entre théorie et pratique sont appelés à être repensés pour ne plus les traiter comme des activités séparées, mais pour les envisager dans une continuité. [5]
Les technologies électroniques, mixture d’oralité et d’écriture, semblent pouvoir favoriser l’effacement les frontières entre les distinctions qui fondent la pratique occidentale, comme entre la théorie et la pratique ou bien entre les compositeurs et les interprètes. On peut plus facilement envisager aujourd’hui l’émergence d’une diversité de pratiques réflexives et expérimentales, ouvrant la voie à la formulation de programmes de recherche, à l’explicitation des savoirs et aux bilans critiques des actions.
La marchandisation des objets musicaux semble avoir définitivement gagné la bataille. Le commerce manipule les oreilles avec l’efficacité que l’on sait. Mais personne n’est vraiment dupe. Les excès de la commercialisation encouragent aussi l’apparition de contre-pouvoirs, l’invention du quotidien, la récupération des objets commerciaux pour son propre usage, les studios personnels, les groupes informels dans les garages, les collectifs d’artistes.

Un exemple très caractéristiques de cette liaison réussie entre pratique et théorie a pu s’observer dans le mouvement lié aux musiques anciennes (du Moyen-Âge au baroque) dans les années 1970. Le projet lié aux musiques anciennes a consisté à recréer les conditions a) de la production acoustique (instruments et techniques instrumentales), b) des rapports entre musiciens et c) des manières de traiter des éléments laissés à la discrétion des interprètes (ornementation, basse chiffrée. C’est cette triple contrainte qui a forcé les praticiens à réfléchir sur tous les aspects de leur posture artistique, à expérimenter de nouvelles façons de procéder en adaptant des modes de comportement anciens aux conditions de la société électronique et à collaborer étroitement avec les musicologues. C’est dans ce sens qu’ils ont pu lier intimement les logiques de recherche et d’apprentissage à leur production. Hennion [6] a bien montré combien cette approche qui tend à recréer les conditions d’un passé déjà éloigné, procède de l’enchevêtrement de trois récits d’une égale importance : a) la musicologie et les pratiques liées à la tradition ; b) l’autonomie institutionnalisée de la musique permettant de construire une histoire non plus directement dépendante d’une tradition aveuglante ; c) la capacité de conserver les sons avec exactitude dans les mémoires électroniques libérant les praticiens de la nécessité de respecter à la lettre la mémoire écrite sur des partitions [7].

Ce sont les circonstances et les technologies de notre société moderne qui, comme dans le Rock, comme dans la musique contemporaine, rendent possible de renouveler la sonorité, tout en gardant intacts les éléments de la grammaire, en prenant au sérieux les références à une tradition suscitant ainsi la passion des aficionados et des praticiens. Pourtant ces derniers ne deviendront vraiment acteurs réflexifs que si les conditions sont réunis pour qu’ils se décident à passer à l’action, à devenir actifs. Une rupture semble nécessaire pour que tout un chacun puisse oser prendre les choses en main et sorte du confort d’avoir juste à obéir à des prescriptions venues d’ailleurs..

On voit, par cet exemple d’un mouvement de retour historique à perspectives modernistes, que les musiques des divers patrimoines participent de manière éblouissante à la tendance à mettre l’accent sur les médiations multiples et complexes qui entrent dans l’élaboration artistique des sonorités depuis l’apparition du microphone et des moyens de mise en mémoire de la matière sonore elle-même. Les divers laboratoires des musiques qui se considèrent résolument de leur temps, et qui utilisent directement les outils des technologies pour leurs productions musicales, sont confrontés depuis pas mal de temps déjà aux réseaux restreints d’acteurs qui collaborent en envisageant la globalité et l’interactivité des fonctions d’élaboration artistique, dans des processus qui partent des logiciels et passent par toute une série de phases -le modelage de la matière sonore, la nature des syntaxes, etc... - avant d’arriver aux oreilles des auditeurs.

Depuis le début du XXe siècle, on est en présence d’une emphase de plus en plus prégnante sur les situations contextuelles, produisant une balkanisation croissante des pratiques, et exigeant des divers groupes de prendre en charge de manière autonome tous les aspects qui dans la période précédente tendaient à être spécialisés dans des disciplines séparées, chacune procédant - apparemment - des valeurs de l’universel. C’est ainsi que, en réponse à l’hégémonie de la poiêsis [8]et de son corollaire la perceptio, à l’accent mis sur les œuvres achevées et sur leur réception dans le public (base de la marchandisation de l’art et de sa commercialisation), on voit se développer le concept de praxis, l’accent mis sur les processus d’élaboration sans qu’ils soient séparés des évènements qui présentent les productions et des conditions particulières de perception qui s’y rattachent. Ce qui était considéré comme des éléments secondaires à la primauté des chefs-d’œuvre, la matière sonore elle-même, les considérations bassement matérielles et le développement des connaissances qui permettent leur réception par le public éduqué, semble faire partie prenante des processus théorico-pratiques d’élaboration. Même si on continue à produire des marchandises, dont certaines vont pouvoir fructifier dans l’industrie culturelle, ce qui devient intéressant ce sont ces processus très variés se déroulant dans des temporalités variables et des partenariats plus ou moins larges.

La mixité du théorique et du pratique, le cocktail de la recherche ou de l’expérimentation avec les logiques de production et d’enseignement, correspondent à la notion de la "cité par projet" : les groupes se font et se défont au gré des projets limités dans le temps. On est en présence d’un phénomène d’écologie des pratiques, [9] ou à chaque minute dans le monde on peut observer l’émergence de nouvelles (et pas si nouvelles) formes de pratiques spécifiques, en termes de composition du groupe, d’utilisation d’outils et de manières de faire. À chaque apparition de ces pratiques, se pose la double question suivante : a) combien de temps vont-elles durer ? et b) quelles autres pratiques vont-elles tuer ? Selon Boltansky et Chiapello, [10] la cité par projet correspond au nouvel esprit du capitalisme, avec son cortège de précarité des situations, d’emploi intermittent, de montée en puissance des managers technocrates, de flexibilité infinie des participants avec en plus la nécessité pour eux de démontrer à chaque instant leur efficacité. Mais la cité par projet représente aussi la chance des faibles de se confronter à la complexité du monde et de participer activement à des pratiques collectives démocratiques. On peut ainsi aussi tracer l’origine de la cité par projet dans les tentatives d’autogestion pendant la seconde partie du XXe siècle. Pour certains chercheurs, la capacité des individus à pouvoir se regrouper dans de petites unités pour pouvoir affronter un problème particulier est un moyen de survivre face aux impositions autoritaires, quelles viennent de l’État ou bien qu’elles soient dictées par les exigences du marché [11].

La logique du projet implique un groupe d’individus qui doivent déterminer, avant de passer à l’action, les modalités de ce qu’ils vont faire. Dès qu’ils passent effectivement à l’action, le projet doit être continuellement réélaboré à la lumière de ce qui est mis en jeu. L’activité peut se prolonger dans un processus infini d’alternance entre action et réflexion, mais il peut aussi (dans la plupart des cas) déboucher sur des productions mis à la disposition du public sous forme de publication ou d’événement. La nécessité de publier, de faire entrer dans le domaine public, les tenants et aboutissements d’une action afin de se confronter à l’altérité, constitue la garantie fondamentale que les valeurs élaborées par le groupe ne restent pas dans le domaine du secret, comme dans les dérives sectaires, mais viennent s’inscrire dans une perspective d’un débat ouvert sur la notion de comportement acceptable dans notre société. Un bilan permet de mettre en place la possibilité d’un métalangage qui pourra éventuellement rejoindre la pensée universelle.

Les méthodes d’évaluation des projets ne peuvent plus concerner un moment ponctuel unique - examen, épreuve, performance - mais intègre l’élaboration des valeurs au processus même, dans une temporalité étalée : sur quelles valeurs se basent le projet au départ de l’action ? À quelles conditions ces valeurs peuvent-elles être modifiées au cours de l’action ? La qualité de ce qu’on peut réaliser en commun pendant la durée du projet a ses propres valeurs, qui ne sont pas équivalentes à celles du produit fini et sa perception par autrui. Le bilan après-coup devrait dans la mesure du possible pouvoir faire la somme des évaluations successives. Un équilibre peut être envisagé entre l’autoévaluation des participants eux-mêmes, celles des proches et celles du regard extérieur.

IV. Un nouveau domaine théorique tourné vers la pratique musicale

La troisième hypothèse est la plus osée, elle ne peut être formulée que sous la forme d’un questionnement pour l’instant peu étayé, ou sous la forme d’un programme de recherche à réaliser dans l’avenir. On doit se demander dans quelle mesure les interactions des individus d’un groupe donné dans des situations particulières et face à des objets précis déterminent de façon significative la musique qui en est le produit ? Une théorie appropriée aux actions concertées qui rendrait compte notamment des formes musicales (foisonnantes aujourd’hui) déterminées par un travail collectif est-elle possible ?

La théorie musicale a très fortement privilégié depuis longtemps les éléments syntaxiques centrés sur le déroulement de hauteurs dans le temps. Cela a bien correspondu aux structures fondamentales de la musique écrite dans notre système de notation, avec une grande capacité à mesurer sur l’espace de la partition les niveaux précis des hauteurs et leur placement sur l’axe du temps. Les autres paramètres ne sont représentés que de manière très floue et sont laissés aux soins de ceux qui ne sont pas considérés comme faisant partie de la création musicale : luthiers, interprètes, institutions d’enseignement de la musique... Notamment la question du timbre a été largement envisagée comme secondaire aux autres domaines, par le biais d’une standardisation mondialisée des instruments et de leurs techniques, à laquelle les compositeurs devaient se conformer, en ne jouant que sur les combinaisons instrumentales définies dans les traités d’orchestration.

Dans le courant du XXe siècle, une importante alternative aux systèmes syntaxiques de successions de hauteurs rythmées a tenté de se définir à partir de la notion de "sonorité" en tant que telle. La musique ne pouvait selon cette esthétique du son se réduire au langage, et plus la structure syntaxique se simplifiait ou même devenait pratiquement absente, plus était mis en relief la matière sonore. Les oreilles redécouvraient ainsi la complexité des microparticules du timbre. On a tenté de développer les éléments d’une théorie pour en expliciter sa structure, [12]mais on s’est beaucoup heurté au fait que la sonorité dépend beaucoup de deux facteurs difficiles à expliciter : d’une part la sonorité est, dans le cas des instrumentistes, le résultat d’une écriture très lente s’inscrivant au fil des années sur le corps même, comme une stigmate difficile à effacer ; d’autre part elle est le résultat d’une pragmatique déterminée sur le moment par celui qui la produit et qui peut se modifier au gré des circonstances. Paradoxe d’une rigidité des techniques acquises et de la possibilité de modifier la production sonore par de subtiles modifications appropriées à un moment donné. Où trouver la stabilité structurelle dans des manifestations qui dépendent de schèmes physiques et mentaux figés par les institutions et qui en même temps échappent continuellement à des définitions et se rapportent à des conditions environnementales globales ? Cette difficulté à définir des principes d’organisation a été contournée par une pléthore de recherches et de publications dans le domaine de la psycho - acoustique, en espérant par là s’approcher d’une vérité, alors que précisément la caractéristique de nombre d’expérimentations dans le domaine du son proposaient au contraire une multiplicité de modes de perception, dans des contextes très différenciés. Le "son » est devenu aussi le point identitaire de ralliement de la musique rock et des musiques improvisées, mais là aussi, il y a des difficultés à définir ce qu’on entend par là en termes d’éléments constitutifs d’une musique. Le son reste un mythe insaisissable qui parle aux musiciens.

L’approche globalisante qui lie recherche, enseignement et production dans le cadre d’une esthétique de la praxis, n’élimine ni la syntaxe, ni la construction de la sonorité comme éléments essentiels de la musique. Mais elle exige de prendre en compte que la syntaxe et la sonorité doivent être pensées en interaction constante avec les processus de gestes, d’actions et de négociations entre individus face à des objets (outils, instruments, technologies, techniques, théories, traditions, patrimoines), et s’inscrivant dans des contextes déterminés (forces en présence, nature du projet, temporalité, critères d’évaluation, etc.). Une théorie qui mettrait l’accent sur les actes à produire en vue d’arriver à faire de la musique pourrait se définir autour d’un réseau de notions liées les unes aux autres de manière dynamique : procédures, dispositifs, travaux assumés par les participants, modalités de fonctionnement, systèmes de contraintes, règles décidées en commun selon les besoins du moment.

On rejoint là les préoccupations des ethnomusicologues et des anthropologues, en mettant au premier plan la liaison entre la nature du matériau sonore et les manières particulières avec lesquelles les êtres humains envisagent le quotidien de leur pratique et comment ils l’inscrivent dans la société qui les environne. Les procédures, les rapports hiérarchiques, les modifications circonstancielles, la manière de réinventer les pratiques pour les rendre vivantes ou pertinentes vis-à-vis de l’époque, d’utiliser les éléments déjà existants du patrimoine sont la source principale - ou tout au moins aussi importante que la lutherie, le système d’échelle, les techniques de jeu - des différences culturelles entre les expressions musicales.

L’enseignant en musique - figure émergente essentielle de notre temps, pas seulement pour des raisons économiques - peut être envisagé comme un inventeur de dispositifs permettant à des participants d’apprendre des éléments du savoir. Dans ce sens il est impliqué dans un processus de composition de la musique, le dispositif produisant une pratique artistique unique. En tant que personne ayant la charge de définir précisément ce qu’il faut apprendre, mais laissant à ceux qui sont acteurs de leur apprentissage le soin de déterminer le détail de l’élaboration artistique, il participe à une production collective. En effet, l’approche par projets par processus peut très bien reposer sur des exigences très précises, mais elle devient vide de sens s’il n’y a pas une marge non déterminée au départ, une fenêtre laissant l’initiative aux participants, des mécanismes pour changer de tactiques, des contraintes laissant la possibilité d’une multitude de parcours et de résultats. Il y a alors une marge importante entre la définition des valeurs auxquelles il faut absolument se confronter et l’élaboration d’une modification de ces valeurs à travers la manière de les mettre réellement en application dans un contexte particulier. On ne sait pas comment les diverses personnes vont se saisir des valeurs pour construire leur sens esthétique.

Conclusion

Le panorama présenté dans cet article s’inspire beaucoup de la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour, et des réflexions d’Antoine Hennion sur le goût des amateurs [13], notamment sur les multiples associations interactives des pratiques non encore stabilisées dans un produit fini. Se pose alors la question de savoir si l’on peut sans difficultés renverser la proposition d’une observation infinie des "sites actifs et complexes, parfois d’une grande beauté" [14] : les conditions des processus peuvent-elles être inventées (ou ré - inventées), avant et pendant leur déroulement, notamment pour élargir le cercle des acteurs à ceux qui en sont exclus ? Peut-on réfléchir dans des termes d’alternative aux pratiques installées, et non plus seulement en faire miroiter les reflets ? Peut-on envisager l’espace critique non plus comme une dénonciation, mais comme moyen de se confronter à la complexité du monde ?

Peut-on envisager que des lieux, faisant partie du service public, puissent favoriser les pratiques nées de la liaison recherche - enseignement - production, en garantissant la présence des controverses et de la diversité des expressions artistiques ? L’école, au sens très large du terme, - comme espace laïc ouvert à tous, et garantissant par sa clôture la liberté de pensée et de pratique, lieu de rencontre des valeurs éthiques et artistiques - paraît constituer l’institution qui continue le mieux à correspondre aux prémisses annoncées. Dans quelle mesure, pourtant, faudrait-il la réinventer [15] en vue de ranimer la démocratie au quotidien ?

Jean-Charles François

[1Changer de société - Refaire de la sociologie, Paris : Éditions La Découverte, 2006, p.277. D’après Bruno Latour, "globaliverses" est une erreur de l’éditeur, il faut lire "globalivernes".

[2Voir Jean-Charles François, "Production artistique, enseignement, recherche", Enseigner la musique N°8 "Éducation permanente, action culturelle et enseignement : les défis des musiques actuelles amplifiées", Actes des rencontres à Lyon les 2 et 3 mars 2005, Lyon : Cefedem Rhône-Alpes et Cnsmd de Lyon, 2005, pp.235-254.

[3Howard S. Becker, Propos sur l’art, Paris : L’Harmattan, Collection "Logiques Sociales", 1999, p.64-66. Ce texte, "Le pouvoir de l’inertie" a été repris dans Enseigner la musique N°9/10, Cefedem Rhône-Alpes et Cnsmd de Lyon, 2007, pp.87-95.

[4Par exemple une pièce comme Mikrophonie I de Karlheinz Stockhausen, merveilleuse dans son concept de traitements électroniques de sons produits en direct sur un tamtam géant, suppose l’expérimentation de six participants à partir de données textuelles qu’il faut traduire en sonorités, donc qu’il faut inventer... Non seulement la production publique n’appartient plus au seul compositeur, mais aussi aux six participants, mais on aurait sans doute du mal à reconnaître en toute certitude que c’est la partition de Stockhausen qui est jouée (sauf pour certains passages non ambigus). En plus l’identification du concept (grand tamtam manipulé, amplifié et filtré) à Stockhausen rend difficile l’idée de reprendre le dispositif tel quel, mais maintenant en improvisant selon certaines règles au lieu de respecter la partition écrite de l’auteur.

[5Voir Eddy Schepens, "Enseigner la musique ou La musique entre théorie et pratique", Enseigner la musique N° 2, Lyon : Cefedem Rhône-Alpes et Cnsmd de Lyon, 1998.

[6Hennion, La Passion musicale, Paris : Éditions Métailié, 1993.

[7Ibid., p. 65

[8Je reprends ici les terminologies utilisées par Jean-Jacques Nattiez lors de sa présentation au colloque de son encyclopédie. Ce qui frappait dans cet exposé, c’était l’absence d’un troisième élément, la pratique, niveau sans doute considéré comme muet dans le cadre d’une théorie de la musique. Le mot grec poiêsis lié à "poiein , "faire, produire", renvoyant à une fabrication productrice d’objet (comme to make), par différence avec praxis, sur prattein, "faire, agir" (comme to do), renvoyant à une action qui est à elle-même sa propre fin" (voir le Vocabulaire européen des philosophies, sous la direction de Barbara Cassin, Paris : Le Seuil, 2004, p.961). "Le substantif de perceptio a été retenu pour traduire en latin le terme grec (...) de katalêpsis, désignant l’acte de saisie compréhensive de la réalité de la chose donnée dans sa représentation" (Ibid., p.909). On peut penser que ces trois termes formant triangle sont fondamentaux, car il est difficile de penser qu’une pratique ne produit aucun effet ou produit, et que cet effet ou produit n’a aucun sens s’il n’est pas perçu significativement par autrui

[9Voir Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, vol. 1.

[10Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme,

[11Voir Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Vol.1 Arts de Faire, Paris : Union Générale d’Éditions, Coll. 10/18, 1980 ; Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique, Paris : Éditions la Découverte, Collection l’Armillaire, 1991 ; Francis Tilman, Pédagogie du projet. Concepts et outils d’une pédagogie émancipatrice, Bruxelles : Chronique Sociale.

[12Voir un ouvrage peu connu qui tente de saisir la notion de timbre : Robert Erickson, Sound Structure in Music, Berkley : University of California Press, 1975.

[13Antoine Hennion, "Réflexivités, L’activité de l’amateur", Centre de soiciologie de l’innovation, École des Mines de Paris/CNRS.

[14Voir la citation de Bruno Latour au début de cet article.

[15Eddy Schepens, L’école de musique reste à inventer, Éléments de réflexion n pour fonderune épistémologie scolaire de la musique, DEA de Sciences de l’Éducation, Université Lumière - Lyon 2, 1997.