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Numéro 28 WEB
La porta della bellezza ou l’art à ciel ouvert

Antonio Presti ou une politique de l’art

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Sommaire

Nous reproduisons ici l’article de Yovan Gilles publié pour la lettre de la revue "Mouvement de juin 2009"

En mai dernier était inaugurée : La porta della bellezza, une œuvre monumentale en terre cuite construite avec la collaboration de 12 artistes, de 2000 enfants et étudiants dans le quartier de Librino, à Catania, en Sicile. Retour sur l’acte fondateur d’un musée d’art contemporain à ciel ouvert qui amplifie l’action hors-norme du mécène/auteur Antonio Presti, engagée depuis plus de vingt ans.

Castel di Tusa, côte Nord de la Sicile, entre Palerme et Messine. Nous sommes à la mi-mai. Tobia Ercolino, un artiste vénitien, après un an de travail, "achève" La salle du double rêve dans l’hôtel d’art d’Antonio Presti Atelier sul mare. Dans cette chambre où méditer, un poète en alcôve murale, un Hölderlin anamorphosé dont le visage, se détourne de vous dès que vous l’approchez et vous suit du regard aussitôt que vous vous en éloignez.

L’impression est si prégnante que vous vous prenez au jeu d’une déambulation expérimentale pour espérer, en vain, capter ce regard insomniaque qui se dérobe, vous refusant son éclat pour l’emporter dans un dépli du visible.
Avec ses chambres d’art réalisées par des artistes aussi différents que Nagasawa, Raoul Ruiz, Luigi Mainolfi, Fabrizio Plessi, Maurizio Mocchetti, Agnese Purgatorio, Sislej Xafa et tant d’autres, Antonio Presti métamorphose l’habitacle fonctionnel hôtelier en espace d’expérience sensible.

Depuis des décennies, l’énergie de ce dernier pousse jusqu’à la frénésie un insensé désir d’art et de lumière sur les terres de Sicile, avec des réalisations dans l’espace urbain, sur les rivages de la méditerranée ou serties dans les plaines et les montagnes, érigées sur des terrains publics pour en faire don au public. À quelques kilomètres de là, au sommet d’une colline dominant la mer, gît La pyramide de Mauro Staccioli qui aura par ailleurs conçu l’une des chambres d’art de l’Hôtel, la Trinacria. La pyramide est la dernière sculpture, encore en finition, en acier corten avec sa tonalité chromatique chaude, d’aspect rouille, et résistant aux intempéries.

C’est la toute dernière érection du parc de sculptures monumentales Fiumara d’Arte, crée il y a vingt cinq ans par Antonio Presti avec des réalisations de Tano Festa (Fenêtre sur la mer), d’Italo Lanfredini (Le labyrinthe d’Ariane), Pietro Consagra (The matter could not be)... Le monumental des sculptures du parc de Fiumara d’Arte doit être rapporté à l’échelle de l’espace naturel où saillent ces dernières d’une façon miraculeuse, nuançant le pouvoir d’écrasement et d’affirmation érectile que nous associons au monumental, notamment dans l’espace urbain avec des rapports d’échelles plus commensurables.

Le 14 mai. Nous voilà à Catane, à 200 km de Castel di Tusa, à l’occasion de l’inauguration
de la Porte de la Beauté, réunissant plus de cinq mille personnes, entre autres des classes d’élèves en cohorte et en liesse revendiquant cette œuvre comme la leur. Joie effusive et engouement contagieux.

Cet ouvrage d’art revêt plusieurs dimensions :

- Il s’agit d’un acte inaugural dessinant, pour les prochaines années, l’horizon d’un musée d’art contemporain à ciel ouvert dans une périphérie pauvre de la ville de Catane, Librino, une cité rebus de cent mille habitants où la mafia loge ses incrustes depuis sa construction à la hâte dans les années 1970.
Ce musée, à défaut de savoir le nommer autrement, n’aura aucune valeur conservatoire ou patrimoniale et ne fera l’objet d’aucune exploitation commerciale. Antonio Presti rêve d’un musée dispersif à l’échelle d’une ville entière, où les œuvres seront des opératrices d’ambiguïté mutant l’anonymat de la ville en capharnaüm post-postmoderne, dé-réalisant notre rapport tout à la fois aux œuvres et à l’espace urbain. Il rêve, encore, d’offrir à Librino une visibilité surréaliste qui l’arrache au commun et désenclave l’art des lieux privilégiés où l’assigne le goût dominant, le bon sens et sa prédestination à des publics habilités a priori à en juger.

En même temps, et c’est ce qui confère à ce musée une originalité sans réplique dans le monde, sa conception et sa mise en œuvre implique déjà et impliquera, à chaque étape, la participation des habitants.
Les œuvres seront le révélateur d’une intimité dicible de la cité, d’une sensibilité noyée depuis des décennies dans la noirceur d’un urbanisme discriminant, couplant laideur du bâti, misère sociale et damnation maffieuse.

La porte, quant à elle, a été réalisée avec la collaboration de neuf écoles de Librino accueillant environs 10 000 élèves de 6 à 16 ans.

Artistes et poètes ont travaillé pendant plus de deux ans directement dans les écoles avec 2000 enfants. Les pièces d’argile ont été modelées et signées par les élèves eux-mêmes sous la direction des artistes. La Porte est composée de quinze œuvres monumentales d’artistes italiens. Elle est le résultat d’un agencement de 9000 pièces de terre cuite. Les œuvres, adoubées de textes poétiques, sont fixées tout au long d’un mur de ciment de 500 mètres peint en bleu vif, et qui ouvre l’accès principal à Librino. L’ensemble s’inspire de la thématique de la "mère nourricière". Elle amorce la mise en œuvre, qui durera 10 ans, du musée à ciel ouvert TerzOcchio Meridiani di Luce.

"Librino è bello" clame à l’encan Antonio Presti.

Cette vérité paradoxale claque désormais à Catane comme un slogan.

Il évoque "la beauté" d’une façon qui, peut apparaître souvent entêtante et démiurgique référé au champ des interrogations contemporaines sur l’art, où l’on considère que la beauté depuis Kant, n’est plus un critère pertinent pour prendre la mesure de la signification et de la pertinence du geste artistique. Il n’en demeure pas moins qu’Antonio Presti ne démord pas de l’usage d’un vocable qui déroute son monde, d’autant plus proféré par lui, entrepreneur de réalisations risquées et audacieuses en matière d’art dit contemporain et d’avant-garde. La référence à la beauté n’a dans sa bouche aucune connotation doucereuse et passéiste, et son incantation : "librino é bello" n’est sourde à aucune des débats critiques qui agitent l’art contemporain en matière de plastique, de peinture, de sculpture ou d’architecture.

Je crois surtout que, évoquant la beauté, Antonio Presti songe surtout à la puissance transfiguratrice de l’art, en l’occurrence, ici, la transfiguration de quartiers populaires où se lovent des abcès sociaux qu’aucun cri n’est en mesure de crever, sinon la vocation intrusive de l’action artistique au sens le plus littéral.
Et l’ambition du procès artistique, ici, n’a d’égal que la complexité d’une mise en œuvre mobilisant une collectivité.

En effet, depuis des années, Antonio Presti a bataillé âprement pour donner vie au projet utopique de déployer un musée nomade dans un espace social problématique et problématisé en conséquence par lui, son équipe et les artistes mobilisés. L’inauguration de la Porte de la beauté est le résultat d’un processus complexe impliquant une action d’éducation artistique concrète, en phase avec les réalités sociales et humaines du microcosme Librino. Nous sommes ici bien loin des hauts faits d’art érectiles parachutés dans la ville, avalisés par la volonté des seules politiques culturelles publiques.

La démarche conduisant à l’acte fondateur du musée de Librino ne s’est pas limitée à solliciter l’assentiment de la population à l’embellissement de leur ville et à négocier des accords pour l’octroi de surfaces aveugles d’immeubles, de terrains vagues, de viaducs ferroviaires ou de carrefours, ce qui était déjà considérable.

Antonio Presti s’est attaché la participation assidue des habitants, conclue notamment par l’investissement de milliers d’enfants dans le processus artistique lui-même et la fabrication des pièces formant le puzzle des douze fresques de la Porte de la beauté. Imaginez les incessantes démarches auprès des institutions, les visites et les échanges dans les classes pour faire figurer dans les priorités pédagogiques des écoles le temps imparti à la fabrication des pièces d’argile par les poupon(ne)s !

Imaginez le patient travail de coordination aux différents échelons du projet : coordination entre eux du travail des douze artistes ordonné autour de la présence tutélaire de la Grande Madre, représentation de la déesse-mère, symbolique de la fécondité, de l’abondance et de la béatitude, et que nous réfléchit la rotondité de l’Etna dominant Catane appelé usuellement "la montagne". Imaginez encore le travail d’écoute auprès des enfants consenti par ces artistes italiens investis à temps plein comme Fiorella Corsi, Michèle Ciacciofera, Giovanni Cerruto, Pietro Marchese..., supervisant le travail de modelage des élèves, authentiques co-auteurs de l’œuvre ; mais aussi les interfaces multiples avec les ouvriers chargés de l’installation et les services municipaux ; les milliers d’heures requises par la cuisson des pièces avec deux fours installés dans chaque école, cela dans des conditions pénibles et fastidieuses à proportion de 20 heures de travail par jour pour le maître de forge mobile Paolo Romania.

Les effets de transformation sociale induits par une telle entreprise aux prémisses aussi hasardeuses que surprenantes sont évidents, tant au niveau d’un changement de la représentation que les habitants ont d’eux-mêmes, de leur ville, de l’art, de leur histoire et de leur devenir que d’un changement dans l’identité du quartier.

Enfin, la naissance du musée à ciel ouvert représente une contribution capitale à l’esthétique contemporaine, notamment à travers une réflexion sur la place et le statut de l’œuvre d’art dans l’espace urbain et la vie quotidienne, sa désaffiliation à la muséologie dominante. Il y a là une véritable contextualisation du geste artistique par rapport à l’histoire sociale d’un territoire, et qu’il s’agit de faire émerger, qu’il suffise de songer à la nature des linéaments sibyllins par lesquels la mafia tisse sa toile dans l’irréfragable lumière de la société sicilienne. Car, surmonter le pourrissement des pratiques sociales par les agirs maffieux ataviques est également une ambition de la démarche d’Antonio Presti et de sa fondation par des détours qui s’assimilent aux "armes de l’imaginaire", évoquées par Aimé Césaire.

C’est un aspect non négligeable de son action qui mériterait un autre article, mais qui demande à être traité avec précaution, car nombreux sont les médias fouineurs qui s’acharnent à remuer leur bâton gracile dans une tourbe sicilienne où la mafia est surtout transformée en objet savonneux destiné à faire mousser le spectacle médiatique.

Au fil des ans, Antonio Presti s’est rendu capable de mener son action en dépit des obstacles de toutes sortes et de la défiance des institutions culturelles italiennes, ce, en utilisant des stratégies paradoxales, allant jusqu’à menacer de détruire des sculptures financées sur ses fonds propres afin que l’État en assure l’entretien, également pour des raisons de sécurité publique.

Le musée à ciel ouvert de Catania s’enrichira dans les prochaines années de l’apport d’artistes internationaux in situ.
Cristina Bertelli, responsable culturelle de la démarche et membre de l’équipe des Périphériques vous parlent, est par ailleurs très impliquée dans le choix de ces artistes pour ce qui concerne la France et avec lesquels des accords sont déjà pris, qu’il s’agisse de Miguel Chevalier, Alain Fleischer, Claude Levêque.

Dès le mois de septembre, le photographe Reza sera invité pour une série d’interventions dans les écoles de Librino dans la perspective d’un événement et d’une réalisation d’ampleur envisagés pour l’été 2010.

À l’ heure où dans les discours de politique culturelle, en France, il est question de culture de proximité, d’accès à la culture au plus grand nombre, accès au demeurant tronqué par la rentabilisation et l’amortissement des équipements culturels publics préemptés par une exploitation de type semi-privée ; à l’heure encore où l’inscription de l’art dans la cité ne procède souvent que par des projets totalement étrangers, sinon hostiles, à l’idée d’une créativité du public, l’action du mécène/auteur Antonio Presti offre au rapport art/société un manifeste insigne.
À suivre...

Yovan Gilles