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Numéro 25
Le silence des émeutiers - Entretien avec Gérard Mauger

Comment appréhender les émeutes de banlieue, plus particulièrement celles de novembre 2005 ? Gérard Mauger revient ici sur les faits en abordant ce qui, selon lui, a constitué une émeute dans l’émeute ("l’émeute de papier") : celle de ses exégètes qui ont tenté, souvent précipitamment, de l’interpréter, produisant ainsi, parallèlement à l’émeute, une pléthore de discours stigmatisants ou, à l’inverse, apologétiques.

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Extrait

Les périphériques vous parlent : À propos des émeutes, vous écrivez dans L’émeute de novembre 2005 : "Les jeunes de cité constituent sans doute aujourd’hui l’exemple par excellence de la classe objet. Contrainte de former sa propre subjectivité à partir de son objectivation, dépossédée du pouvoir de définir sa propre identité, mais aussi objet d’offres de représentation - au double sens du terme - plus ou moins compatibles, figures de "l’autre", figures du "même", traditionalisme archaïque, avant-garde post-moderne, immigrés folklorisés, Français intégrés, néo-libéraux ou révolutionnaires, individualistes ou solidaires".

Vous revenez sur les faits et sur leurs représentations, faits inséparables de leur médiatisation, ce qui pose un certain nombre de problèmes. Vous vous interrogez également sur les enseignements de l’histoire et de la sociologie par rapport à la façon de traiter l’actualité et "l’événement". C’est un point sur lequel nous reviendrons.


Vous expliquez que le récit du déclenchement et de la propagation de l’émeute ne suffit pas à comprendre ce qu’elle exprime. Surtout quand les émeutiers ne disent rien. Ce silence des émeutiers a incité les observateurs à une recherche plus ou moins frénétique d’explications, à fabriquer une "bande son" pour les pratiques en question. C’est là une judicieuse formulation du problème.

Gérard Mauger [1] : Je pense, en effet, que la question de "la bande son" est tout à fait centrale. Ce faisant, je n’ai rien fait là de particulièrement original. Il s’agissait, pour moi, comme pour d’autres, de tenter de répondre à deux questions : que s’est-il passé ? et comment comprendre ce qui s’est passé ? Initialement le phénomène semblait tragiquement "banal". Il semblait s’inscrire, en effet, dans la longue série des "violences urbaines" en France depuis le début des années 1980. Mais, très vite, cette émeute de novembre 2005 est apparue différente des précédentes par son ampleur - elle s’est étendue à tout le territoire - et sa durée - elle s’est étalée sur trois semaines. Il s’agissait donc à la fois d’un phénomène récurrent et inédit. D’où l’interrogation : que s’est-il donc passé de différent dans les banlieues pendant l’automne 2005 ?

Si l’on compare l’émeute de novembre 2005 à d’autres phénomènes de protestation populaire, il apparaît que les émeutiers n’avaient pas de porte-parole "légitimes", c’est-à-dire connus et reconnus comme tels, même si, bien sûr, quelques journalistes se sont efforcés - en vain - de "faire parler" des émeutiers... La presse, comme les sociologues, était d’abord confrontée au silence des émeutiers. C’est ce silence qui a suscité, sinon une myriade d’interprétations, du moins une prolifération des vocations d’exégètes. Si mon travail a une originalité, c’est justement de tenter d’ordonner et d’objectiver cette prolifération d’interprétations produites sur le champ (ou en différé, quelques mois après). Il m’a semblé que ces interprétations avaient pour principal enjeu l’attribution ou le refus du label "politique" à l’émeute et aux émeutiers : stratégies d’habilitation pour les uns, de disqualification pour les autres. Par ailleurs, il me semblait nécessaire d’établir un "récit contrôlé de l’émeute" comme ont pu le faire, dans un passé parfois très ancien, des historiens des émeutes populaires avec les éléments en leur possession mais aussi d’inévitables lacunes... Dans le cas présent, il manquait, par exemple, les archives policières qui auraient permis virtuellement de répondre à la question lancinante de l’identité sociale des émeutiers. La police a arrêté 4670 émeutiers : ce qui constitue, à n’en pas douter, un échantillon représentatif... Qui étaient, sociologiquement parlant, ces émeutiers ?

Fait divers ou "fait social" ?

Les périphériques : Vous montrez comment se sont déclenchées les émeutes : la fuite de trois jeunes pourchassés par la police, dont deux succombèrent à une électrocution. La version des faits énoncée par les services de police et reprise par les médias a instillé dans l’opinion publique l’idée que ces jeunes en fuite avaient quelque chose à se reprocher... Leur mort accidentelle apparaissait comme la conséquence d’un acte de délinquance...

Gérard Mauger : Trois éléments me semblent importants dans le déclenchement de l’émeute. D’une part, une intervention policière qui tourne au tragique : c’est le scénario "classique" du déclenchement des violences urbaines. D’autre part, les réactions immédiates du ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarcozy, qui jettent de l’huile sur le feu. En effet comment réagit-il ? D’abord, il blâme les victimes en accréditant l’idée que si ces jeunes étaient poursuivis par la police, c’est parce qu’ils avaient commis un délit. Ce qui ne l’empêche pas de déclarer d’emblée que la police n’est pas en cause, puisque, selon lui, ces jeunes n’étaient pas poursuivis par la police ! Outre l’insulte à l’égard des victimes, il y a là un défi au bon sens : pourquoi, si ces jeunes ne s’étaient pas sentis menacés, se seraient-ils réfugiés, au péril de leur vie, dans un transformateur EDF ? Cette sorte d’insolence arrogante a sans doute contribué à attiser la colère populaire... Enfin, ces déclarations du ministre de l’Intérieur intervenaient dans un contexte de menaces adressées à la "racaille" lors de sa visite à Argenteuil et de promesses de "nettoyage au karcher" à La Courneuve. Ces déclarations ne pouvaient pas manquer d’attirer l’attention. Parce qu’elles ont été très largement médiatisées. Parce qu’elles avaient un caractère ouvertement insultant. Parce qu’enfin le lexique utilisé était inhabituel dans la rhétorique politique. En fait, Nicolas Sarkozy s’était exprimé comme un "chef de bande", en quelque sorte, employant un vocabulaire qui l’inscrivait dans la logique agonistique de la culture de rue - "Si tu me cherches, tu me trouves !" - au risque d’envenimer une situation déjà particulièrement tendue entre la police et les jeunes des cités... Ce contexte particulier a sans doute joué un rôle important dans l’intensité et l’ampleur des émeutes : d’autant plus que le ministre de l’Intérieur a eu la même attitude insolente, sinon insultante, avec l’affaire de la grenade lacrymogène tombée dans une mosquée... Là encore, selon lui, la police n’y était pour rien et le Ministre n’a pas eu un mot d’excuse...

Les entreprises de disqualification

Les périphériques : On a assisté, durant cette période, à des entreprises de stigmatisation des émeutiers qui émanaient notamment de membres du gouvernement, mais pas exclusivement. Dans un premier temps, vous vous interrogez sur les labels utilisés pour décrire le fait social qui se déroule dans les banlieues : "violences urbaines", "émeute" au singulier ou au pluriel etc. et, en conclusion, vous parlez de révolte "proto-politique". Quoi qu’il en soit, les deux modes de disqualification politique des émeutes ont été, d’une part, la criminilisation de l’émeute et des émeutiers (il s’agit d’actes criminels et les émeutiers sont des délinquants) et, d’autre part, leur ethnicisation (il s’agit d’un effet de l’implantation d’un islam intégriste dans les cités). Quelle analyse faites-vous de ces entreprises de disqualification ?

Gérard Mauger : Le procédé le plus utilisé est assez rudimentaire - ce qui ne signifie pas qu’il soit inefficace. On disqualifie l’émeute au regard de l’identité présumée des émeutiers : il s’agit, dit-on, de délinquants, sinon de bandes mafieuses. Certes, on peut se demander pourquoi des délinquants et, plus encore, des "bandes mafieuses" deviendraient des fauteurs d’émeutes qui ne peuvent que perturber les commerces clandestins ! Le deuxième procédé, tout aussi simple, vise les pratiques émeutières : brûler une voiture ou une école est un délit, il s’agit donc de pratiques délinquantes. Ce n’est évidemment pas faux si l’on se situe du point de vue du Code Pénal, mais cela ne dispense pas de s’interroger sur le sens de ces pratiques... Il y a eu toute une controverse, que j’ai tenté de reconstituer, sur le sens qu’il fallait attribuer à ces pratiques... À cette disqualification juridique correspond la disqualification "morale" par des philosophes comme Glucksman qui ont cru voir dans les émeutiers de novembre 2005 une nouvelle incarnation du "Mal". La disqualification morale peut prendre un tour culturel chez ceux qui, comme Redeker, y voient une conséquence du relativisme culturel diffusé par de mauvais maîtres comme Bourdieu... Elle peut être, enfin, quasi explicitement raciste, comme lorsque Finkielkraut dénonce un phénomène "ethnico-religieux" : en clair "Arabe" et/ou "Musulman". Dans le cadre des théories du complot qu’affectionnent les policiers et quelques experts autoproclamés en quête de chefs d’orchestre des groupes émeutiers, il n’y avait pas seulement les bandes mafieuses, mais aussi les groupes islamistes et même des groupes de rap ! En ce qui concerne les groupes islamistes, au demeurant très divers, tout indique qu’ils ont travaillé à la pacification des esprits plutôt qu’incité à la subversion... Il était évidemment stupide d’en faire des fauteurs d’émeutes (même les RG en convenaient ...). En fait, ce type d’accusations émane de ceux qui croient à la guerre des civilisations et qui sont convaincus qu’elle fait déjà rage dès qu’on passe le boulevard périphérique...

[...]

[11*Gérard Mauger est sociologue, directeur de recherche au CNRS et chercheur au Centre de Sociologie Européenne (CNRS-EHESS). Il est l’auteur, entre autres ouvrages, de L’émeute de novembre 2005. Une révolte proto-politique (éditions du Croquant, 2006) et Les bandes, le milieu et la bohème populaire. Études de sociologie de la déviance des jeunes des classes populaires (1975-2005) (éditions Belin, 2006).