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Numéro 24 WEB
Extraits transcrits du film André Gorz de Marian Handwerker
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À notre connaissance, deux films existent avec André Gorz, dont celui réalisé par Marian Handwerker (28’, 1990, Belgique). Il s’agit d’un entretien d’une demi-heure dans lequel André Gorz développe sa pensée et ses idées sur l’histoire et l’actualité du travail au plan socio-économique et philosophique.

Pour la journée André Gorz, perspectives pour penser le travail au XXIème siècle, nous avons pu projeter ce film. Par la suite, nous avons demandé au réalisateur l’autorisation de transcrire les propos du film en vue de les publier dans ce numéro web. Nous l’en remercions ici vivement.

Nous publions ici des extraits de la transcription du film, vous trouverez l’intégralité du texte dans le prochain numéro des Périphériques vous parlent qui sortira en septembre sur support papier.


André Gorz :
Le travail, tel que nous l’entendons est une invention du capitalisme. Prenons l’exemple des sociétés antiques, le travail ne s’y déroulait pas dans la sphère publique.

Ce que l’on appelait le travail, l’économie - oikos nomia - se passait à l’intérieur de la maison, du foyer, dans l’oikòs, en particulier dans la société grecque dans laquelle c’était les femmes qui travaillaient, et qui étaient donc "les sujets" de l’économie, pendant que les hommes faisaient de la politique.

Ce qui n’était pas accompli par les femmes l’était par les esclaves. Le travail était mal vu et mal considéré : on disait d’une personne s’adonnant prioritairement à sa profession - comme tous les artisans - qu’elle n’était pas digne d’être un citoyen de plein droit, capable de s’occuper des affaires de la cité, puisqu’elle n’avait en vue qu’un secteur particulier et non pas le bien général.

Si nous passons à l’époque du Moyen Âge, la notion de travail n’existait pas. On parlait des besognes, des peines, des hommes de peine, il y avait le labeur (qui était essentiellement le travail du laboureur), l’œuvre, qui était l’activité des artisans qui œuvraient et créaient des produits entiers à la fois beaux et utiles.
Et ce que l’on appelait le travail désignait tout ce qui était pénible et désagréable.
Avec le capitalisme industriel, toutes ces notions ont été éliminées sauf celle de travail. Mais le processus a été très lent.

(...)

Alors comment est-ce que ça a changé ?
À un moment donné, des fils de marchands de gros se sont dits : "ce que fait mon père n’est pas rationnel ! On pourrait gagner beaucoup plus si moi, marchand en gros, j’allais voir le client final, c’est-à-dire visiter les paysans, les industriels, etc., ainsi je verrais directement avec eux la qualité dont ils ont besoin. Ensuite, quand j’ai fait ma clientèle au détail, je retourne chez les fabricants et je les mets concurrence les uns avec les autres."

C’est ce qu’ils ont fait.
Et ce qui a changé, comme le dit Max Weber, c’est qu’alors l’esprit du capitalisme était né.
C’était une mutation culturelle : une émancipation par rapport aux anciennes normes de moralité. Le darwinisme social faisait son apparition, c’est-à-dire : "les plus aptes qu’ils aient leur prime et les autres qu’ils crèvent !".

Une fois que vous avez commencé à aller dans ce sens, vous pensez qu’il n’est plus rationnel que le tissu soit produit par des artisans : pourquoi ne mettrait-on pas tous ces artisans dans de grands ateliers où ils travailleraient tous ensemble, et au lieu de travailler 6 heures par jour pendant 150/200 jours par an, pourquoi ne pas les faire travailler 12 heures par jour pendant 300 jours par an, ou plus ?

Ce fut extrêmement difficile à réaliser, il a fallu abaisser les prix, les salaires, c’est-à-dire les revenus des artisans, ce qu’ils gagnaient par mètre carré de tissu, pour les obliger à travailler autant.
En effet, tant que leurs salaires, leurs revenus, n’avaient pas été abaissés, ils cessaient de travailler dès qu’ils avaient gagné assez d’argent pour vivre.
Ils ne travaillaient jamais 12 heures par jour.
Donc on leur a versé des salaires de famine pour les obliger à faire ce qu’ils ne voulaient pas, soit travailler plus de 6 heures par jour pendant 7 jours par semaine.
Voilà comment le capitalisme est né.

(...)
Et finalement dans les études les plus poussées faites sur l’avenir de la classe ouvrière industrielle - réalisées par un institut en Allemagne Fédérale - on dit que le travailleur de type moderne, autonome, responsable, conscient de sa qualification polyvalente, capable d’initiative et de créativité dans son travail, finira par représenter 40 à 50% des salariés de la métallurgie. Ce qui est effectivement considérable. Donc vous aurez une classe ouvrière très qualifiée, autonome du point de vue existentiel de son travail dans la métallurgie.

Cela veut-il dire que le travail est devenu une activité même créatrice ?
Je renverse la question, je dis : "Que font les autres 50% travailleurs de la métallurgie ?".
Nous savons qu’ils sont des travailleurs dits périphériques, souvent des intérimaires, occupés à titre précaire, qui font le sale boulot, ceux que l’on ne voit pas.
Ceux qui ne sont pas nobles.
Ceux qui sont licenciables au gré de la fluctuation de la conjoncture, qui n’ont pas le droit à la formation professionnelle permanente, etc.
Ensuite, que se passe-t-il si nous sortons de l’Industrie ?

(...)

L’erreur des régimes dit "du socialisme réel" a été de croire qu’il existe une autre économie que l’économie capitaliste.
Ce n’est pas un autre système économique, je veux dire une autre économie. Aujourd’hui, ils se sont aperçus que la réponse est : la seule façon économiquement rationnelle de gérer une entreprise est la façon capitaliste. C’est-à-dire la recherche des rendements maximums pour les facteurs de production utilisés.
Ce qui ne signifie pas que cette rationalité doit s’étendre à tous les domaines de la vie, sociale et individuelle.

Si l’on veut qu’une entreprise fonctionne avec le moins de gâchis de travail, de peines possibles... et le moins de pannes possibles, l’approche rationnelle est l’approche du manager capitaliste. Donc il y a un champ où cette approche capitaliste est légitime et même indispensable.
Malheureusement pour les pays du socialisme réel, nous n’avons jamais rien eu de tel. Nous ne connaissions pas les prix de revient, nous ne pouvions donc pas mesurer les rendements.
Pouvons-nous sortir du capitalisme ?

Nous serons sortis du capitalisme lorsque les finalités, les buts que se donne la société, et les buts que les individus considèrent comme les plus importants dans leur activité, dans leur vie, seront des buts non économiques.
C’est-à-dire des buts culturels, essentiels : des buts de qualité et non plus de quantité.

À mon vis, il n’est véritablement pas impossible de passer à cette société non capitaliste - que personnellement j’appelle socialiste - de façon pacifique. Il est indispensable d’avoir un pouvoir populaire, suffisamment fort, pour imposer au jeu de la rationalité capitaliste économique des limites si fortes qu’un immense champ d’activités, diversifiées et riches, puisse s’épanouir à côté d’un secteur propre de l’économie rationnellement capitaliste.
Parce que si nous restons dans le modèle de développement actuel, avec la partition actuelle du travail socialement et économiquement créateur de valeurs, alors nous arriverons à un éclatement complet de la société.

En haut une aristocratie du travail certes intéressante, qualifiée, peut-être responsable, peut-être créatrice - je n’en sais rien, c’est à voir, car c’est une question politique et syndicale à débattre et à examiner attentivement - et d’autre part, une immense marée de gens sous-qualifiés, qui finalement passent la majeure partie de leur temps à satisfaire les besoins de superflu, de confort, de ceux qui continuent à avoir un travail bien payé et intéressant. C’est cela, l’éclatement de nos sociétés.

(...)

Marian Handwerker : À votre avis, quel rôle doit jouer le syndicat aujourd’hui ?

André Gorz : "Solidariser les fonds avec les flux" : cette définition de Peter Glotz, un dirigeant du parti social démocrate allemand, est une très bonne définition.
Il y a une chose que syndicalistes et militants politiques de gauche ont compris, bien qu’ils soient très minoritaires : le syndicat de travailleurs est une forme périmée du syndicalisme, parce qu’il organise et regroupe uniquement les gens qui ont un travail régulier et rémunéré.

Et, si le syndicalisme doit jouer un rôle comparable à celui qu’il a joué dans le passé, il faut qu’il cesse de se considérer comme un syndicat de travailleurs et qu’il se transforme en syndicat de citoyens.
C’est-à-dire qu’il ait pour objet non pas de défendre l’intérêt des gens en tant que vendeurs de leur travail, mais de défendre leur intérêt en tant que citoyens et en tant que personnes intégrées à la société.

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