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Numéro 22
Politique fiction : demain reste à imaginer, entretien avec Norman Spinrad

Au-delà du "bon genre" et du "mauvais genre", la littérature de science-fiction ne se contente pas, selon Norman Spinrad - qui se présente volontiers comme un écrivain engagé -, de prophétiser le futur à partir de l’observation des réalités présentes : elle révèle également les fictions qui gouvernent notre propre rapport au présent.

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Extrait

Les périphériques vous parlent : Vos romans proposent un regard lucide sur une époque dangereuse, nourri par une réflexion politique et philosophique sur les médias, les sciences, les technologies. Vous êtes considéré comme un auteur de science-fiction. La question même de genre littéraire n’est pas sans poser problème. D’un côté, tous ceux qui ont un rapport académique à la littérature considèrent avec plus ou moins de condescendance la science-fiction comme un genre certainement estimable mais néanmoins mineur, une sous-littérature ; d’un autre côté, les passionnés de science-fiction ont une tendance à s’enfermer dans le genre en constituant, par exemple, des clubs de fans. Vous avez toujours refusé cette étiquette d’écrivain de science-fiction, lui préférant celle d’écrivain engagé. Quel regard portez-vous sur ces questions ?

Norman Spinrad : [...] En français, il y a une distinction qui n’existe pas en anglais entre l’anticipation et la science-fiction. Personnellement, je ne fais pas de différence. En revanche, la distinction entre une grande littérature reconnue par les Académies et une littérature populaire est commune au monde entier. C’est à mon avis une distinction artificielle. Depuis plusieurs années, ce que l’on appelle la grande littérature s’est développée de plus en plus sur des schémas intimistes et psychologiques : elle prétend explorer la conscience intérieure des personnages qu’elle invente sans avoir aucune prise avec les tourmentes du monde réel traversé par des questions politiques, scientifiques et technologiques. Par sa nature même, la littérature dite de science-fiction est nécessairement connectée au contexte politique, social, économique ou écologique. C’est par rapport à ces contextes que des personnages s’expriment et prennent position. Le problème de la grande littérature aujourd’hui est qu’elle méconnaît ou méprise la culture populaire. Mais, quoi que vous en pensiez, vous ne pouvez pas continuer à ignorer la télévision, le rock’n’roll, la bande dessinée ou le fast-food. Une littérature déconnectée de la vie de la plupart de ses lecteurs potentiels se meut dans l’oubli d’une époque marquée par les techno-sciences, les désastres écologiques et sociaux. Le clivage entre des littératures dites populaires et la grande littérature se situe là à mon sens. Il est vrai que de nombreux livres de science-fiction ne présentent pas beaucoup d’intérêt, mais les romans qui comptent et qui marquent une époque sont ceux qui créent une interface entre la conscience des personnages et le monde où nous évoluons. Tous mes romans sont inspirés par le fait que c’est le monde extérieur qui façonne dans un rapport de réciprocité notre conscience intérieure, la conscience humaine. Nous changeons le monde extérieur et la conscience humaine se transforme, nous changeons notre conscience intérieure et le monde se transforme. La disjonction entre le monde intérieur et le monde extérieur déterminant deux esthétiques opposées me paraît donc illusoire.

[...]

Les périphériques : Que ce soit dans Jack Barron et l’Éternité ou dans En Direct et Rock Machine, vous interrogez la puissance des mass-média et du show-business et la façon dont ils déterminent la politique. La figure de Jack Barron peut s’apparenter à un Faust contemporain qui escroquerait le diable parce qu’il a pour lui le pouvoir de la télévision. Selon vous, quelle est l’ampleur du pouvoir du show-business aujourd’hui et de son instrument, la télévision ?

N. Spinrad : Le show-business est plus important que la politique. Il dicte la politique des États-Unis, et le jeu politique est devenu du show-business lui-même. Ce qui détermine le show-business, c’est l’argent et, pour faire de l’argent, il faut faire de l’audience. Dans Jack Barron et l’éternité, je prédis que Ronald Reagan, cet acteur moyen, deviendra Président des États-Unis. Nous aurons de plus en plus de cas de professionnels de la télévision et du show-business qui réussiront à se faire élire grâce au pouvoir médiatique. Berlusconi en est un bel exemple en Italie. Le show-business ne vend pas une conscience morale, une idée politique, c’est un système qui est uniquement déterminé par l’Audimat et l’argent. Aux avant-dernières élections municipales de New York, c’est un homme de médias, Bloomberg, qui l’avait emporté. Il lui a suffi de saturer les télés de son image pour être élu, sans formuler la moindre idée politique. Tous les politiciens deviennent des agents du show-business. Quand j’ai commencé à écrire Jack Barron en 1969, je m’interrogeais sur la nature des puissances politiques de demain. À coup sûr, il s’agit bien de la télévision. La plupart des Américains passent plusieurs heures par jour devant leur télé. Ce n’est pas un moyen de communication mais un outil de propagande puissant et immédiat.