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Numéro 19
Poésie nahuatl et sacrifices humains chez les Aztèques - Entretien avec Patrick Saurin
Par Patrick Saurin |

Auréolés d’une réputation aussi lumineuse que funeste les Aztèques se distinguent à nous par la pratique du sacrifice humain à une échelle jamais égalée dans l’histoire des humanités, mais aussi par un art poétique multiforme qui étonne par sa richesse et qui témoigne d’une sensibilité qui tranche avec la violence sacrée de ces fils du soleil. Patrick Saurin [1] éclaire ici les aspects fondamentaux de cette civilisation de la Part maudite.

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Extrait

(...) Les périphériques : "La fleur, le chant" est la locution qui désigne la poésie dans la langue nahuatl. Vous faites remarquer qu’en Occident la conception de la poésie fait prévaloir la notion de rythme, avec un agencement très codé des mots distribués en vers et en strophes et un jeu des assonances très spécifique à partir d’une métrique particulière. Dans la poésie aztèque, l’importance est accordée à une sorte d’impréméditation torrentueuse du jaillissement qui répond à cette double vocation de la poésie : d’une part, accompagner l’exubérance des fêtes religieuses et, d’autre part, dans un rapport plus personnel de l’individu au langage, exprimer la joie intense et la félicité liée à la nature éphémère d’une existence arrachée à ce lieu d’horreur que constitue la vie. Finalement, la vie n’est autre que l’envers de la mort, et la mort a une place très forte dans la poésie aztèque. Pour comprendre cette dimension, certainement faut-il se pencher sur la cosmogonie aztèque, la genèse du monde et le polythéisme qui lui est consubstantiel. Il n’y a ni terre promise ni paradis chez les Aztèques. Hormis quelques individus distingués par une fin particulière, la mort emmène ceux qui périssent vers un anéantissement complet et total, vers une rencontre avec le grand néant. Cette cosmogonie n’abrite aucune promesse de renaissance. Pourrait-on en discuter ?

P. Saurin : Chez les Aztèques, comme vous le relevez, la poésie était désignée par le binôme in xochitl in cuicatl, "la fleur, le chant". Un trait caractéristique de la langue nahuatl est le fait d’associer deux termes pour désigner une même réalité. Le binôme in cueitl in huipilli, "la jupe, la blouse" désigne la femme. De même, on nomme la ville avec un autre binôme in atl in tepetl, "l’eau, la montagne", qui se trouve contracté dans l’expression altepetl. On peut apprécier la richesse de cette langue et la puissance symbolique qu’elle recèle. La poésie lyrique dont je parle dans mon livre était chantée et accompagnée de musique, ainsi que le souligne le second terme du binôme désignant la poésie, cuicatl, "le chant". Il existait des instruments tels que des trompes fabriquées avec des gros coquillages, différents tambours, l’un nommé huehuetl se jouait debout et produisait un son puissant, un autre teponaztli que l’on tenait à la main et sur lequel on tapait avec de petits maillets. Il y avait également des sonnailles.

Lorsqu’on lit les textes en nahuatl, on remarque que la scansion du texte porte l’accent au début des phrases, alors qu’en Occident nous avons tendance à introduire des rimes uniquement en fin de vers. Ici, on ponctue, là-bas, on répète allègrement un même mot ou une même syllabe en début de phrase. On use également d’un procédé qui consiste à conclure les textes et les strophes avec des onomatopées afin d’en signaler les délimitations. Pour ce qui est de l’aspect musical, on en est réduit à des conjectures parce qu’il n’y a nulle trace de notation. Certains chercheurs se sont pourtant évertués à reconstituer, en fonction des instruments, ce que pouvaient être la rythmique et la mélodie propres à ces chants. Mais il ne s’agit là que d’hypothèses.

Le deuxième aspect que vous évoquez concerne la joie et la tristesse mêlées dans les chants. Avec cette poésie d’inspiration individuelle, nous éprouvons la curieuse sensation d’une explosion de joie et, en même temps, nous percevons l’immense tristesse ressentie par le poète prenant conscience de la fugacité des choses et de l’anéantissement inéluctable. Cette conscience de la mort trouve une expression spectaculaire dans cette société avec les sacrifices humains sur lesquels je reviendrai. Cela nous amène à parler de la mort et des nombreuses croyances s’y rapportant.

Le commun des mortels est destiné à gagner la région des morts, le Mictlan. Pour s’y rendre, il doit arpenter des territoires et des paysages inhospitaliers, avant de parvenir devant un fleuve. Au loin, se trouve une île et, sur cette île, un chien l’attend. Dès qu’il l’aperçoit, le chien traverse le cours d’eau pour venir chercher son maître afin de le conduire au royaume des morts. Ce chien psychopompe n’est pas sans nous rappeler la conception de la mort des anciens Grecs.

En plus de cette issue funeste, on trouve mention d’autres types de destinées liées aux types de mort des individus. Ainsi, les guerriers tués sur le champ de bataille étaient sensés se transformer en oiseaux-mouches et accompagner le soleil de son lever jusqu’au zénith. Arrivés au zénith, ils transmettaient le soleil à des femmes mortes en couches. Ces dernières étaient assimilées à des guerriers car on considérait l’accouchement comme un acte guerrier et l’enfant mis au monde comme un captif. Ces femmes accompagnaient le soleil pour l’amener jusqu’à son crépuscule dans la région de l’Ouest appelée cihuatlampa dans la langue nahuatl, littéralement "la région des femmes."

Il existe également d’autres destins post mortem : les personnes mourant dans l’eau attrapées par un animal aquatique, foudroyées par un éclair ou périssant d’une maladie associée à l’eau comme la goutte, finissaient dans le domaine de Tlalloc, le dieu de la pluie. J’ai précédemment évoqué le soleil incarné par le dieu Huitzilopochli, littéralement le "colibri de la gauche" puisque le soleil se lève à l’est, une région située à gauche dans l’ancien Mexique. Rappelons que ces divinités, Huitzilopochtli et Tlalloc, avaient toutes deux leurs oratoires respectifs au sommet du Grand Temple de Mexico.

Une dernière destination pour les morts concernait les enfants qui mouraient en bas âge. Ces enfants étaient censés rejoindre la région de l’arbre nourricier. Ils étaient transformés en oiseaux-mouches et profitaient des bienfaits dispensés par ce fameux arbre éternel. La poésie nahuatl égraine la complexité des conceptions relatives à la mort des anciens Mexicains.

Les périphériques : Revenons-en au poétique. Et, peut-être, plus particulièrement à la rencontre d’Antonin Artaud avec les Tarahumaras. Ce dernier voulait renouer avec une notion corporelle, primitive et matérielle de la poésie, et on sait l’effet de basculement qu’a eu pour lui ce voyage au Mexique, autant dans son existence qu’au niveau de la transformation de son art poétique marqué par un retour à la scansion, à l’onomatopée et à des formes de langage inarticulé renouant avec des rites oratoires et incantatoires de type magico religieux. Il conférait à l’acte poétique la valeur d’un fait social majeur, susceptible d’ébranler notre rapport au réel. À vous lire, on constate que la poésie pour les Aztèques est loin de représenter une activité ornementale ou accessoire. Elle s’inscrit, certes, dans un cadre religieux et sacré, mais revêt une importance fondamentale qui rythme toute la vie sociale.

P. Saurin : Vous avez raison de souligner que, chez les Aztèques, la poésie circonscrit l’espace où s’inscrit la marque essentielle de l’être. Il n’est donc pas étonnant que, lors de son voyage au Mexique, Artaud ait été influencé par cette société sur de nombreux plans, la poésie, bien sûr, mais aussi l’art de vivre, indépendamment des transfigurations et des illuminations que lui a procuré l’usage des drogues, du peyotl plus particulièrement. Il affirmait de ce pays : "c’est le seul endroit de la terre qui nous propose une vie occulte, et la propose à la surface de la vie". On est ici au cœur de l’expérience poétique.

La poésie est essentielle pour les poètes mexicas. Elle est cet espace où, dans le contexte d’une société extrêmement violente, ils livrent le plus profond de leur être. Il faut avoir à l’esprit la situation du Plateau Central mexicain avant l’arrivée de Cortés et de ses hommes. C’était un territoire occupé par une multitude de cités agitées par des guerres incessantes. Deux siècles après leur implantation sur ce plateau, les Aztèques n’ont eu de cesse d’étendre leur emprise sur d’autres populations à travers des entreprises de domination et d’occupation qui avaient pour corollaire la pratique du sacrifice humain à grande échelle. Il faut savoir qu’un nombre impressionnant de captifs étaient mis à mort. La pratique du sacrifice avait un sens sacré : on offrait aux divinités. Mais, en même temps, elle se couplait à des préoccupations politiques permettant d’éliminer les guerriers des cités rivales ou vaincues, et contribuait au renforcement de la subordination politique des cités conquises. Les motivations du sacrifice mobilisent différentes lectures : l’aspect religieux, tout en demeurant distinct de l’aspect politique, le chevauche.

Dans ce climat d’extrême violence, le poète jouissait d’un espace et d’un moment pour s’exprimer devant d’autres poètes. Les créateurs de chants se retrouvaient régulièrement lors de rencontres programmées à l’occasion desquelles ils entonnaient des chants exprimant leurs joies et leurs peines. Il s’agit souvent de chants de désolation, de plaintes et de "complaintes". Un genre particulièrement prisé de la poésie aztèque était l’icnocuicatl : "chant de malheureux" ou "chant d’orphelin". (...)

[1Docteur en Histoire, Patrick Saurin a publié trois ouvrages à ce jour : Teocuicatl. Chants sacrés des anciens Mexicains, éditions de l’Institut d’ethnologie du Musée de l’Homme et du Muséum national d’histoire naturelle, Paris, 1999. In xochitl in cuicatl. La fleur le chant. La poésie au temps des Aztèques, éditions Jérôme Millon, avec un avant-propos de Claude Louis-Combet, Grenoble, 2003.