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Numéro 19
Le retour du refoulé, l’avènement du flux
Par Federica BERTELLI |

Quand le verbe communiquer se suffit à lui-même et n’a plus besoin ni de pourquoi ni de comment, la liberté s’identifie à un flot de stimulus qui, en continu, branche l’individu à l’univers clos du système de consommation. La supposée ouverture sur le monde que représente la multiplication des moyens d’accès à l’information, à l’art et à la culture intervient au moment même où la réduction de l’individu à sa "psychologie", l’enfonce davantage dans les limbes du repliement nombriliste. Dommage, car le monde en devenir offre l’opportunité de toutes autres aventures.

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Extrait

On peut aisément [1]dans notre société aujourd’hui, en France et plus généralement en Europe et dans les pays très industrialisés, se connecter 24 h sur 24 à des flux d’images, de sons, de paroles, d’informations. Passer sans interruption du net à la télé, de la télé à la radio, de la radio au baladeur, du mobile au téléphone fixe, du net au cinéma, de la radio aux cyberespaces, du poste de radio le plus obsolète à la veste de ski la plus moderne avec baladeur numérique intégré.

On pourrait ne jamais dormir. Satisfaire sa soif, à n’importe quel moment, dans n’importe quel lieu. Les images et sons se chevauchent, s’intercalent. Nous mixons en permanence. Mais que vivons-nous au juste ? Certes, on réussit à nous vendre ces flux, qui émanent la plupart du temps de conquêtes technologiques se partageant des parts de marché juteuses. Je reconnais que ces technologies représentent des moyens utiles incontestables qu’il serait bien ridicule de nier sous n’importe quel prétexte. Seulement, savons-nous maîtriser ces instants frontaliers où l’on passe d’une posture d’usage à une position où l’on subit, tel un drogué en manque ? "Le trafiquant ne vend pas son produit au consommateur, il vend le consommateur à son produit", souligne William Burroughs dans Le festin nu. Je dirai pour ma part que c’est bien ce qui arrive quand, bien loin de nous approprier ces outils, nous nous rendons nous-mêmes prisonniers d’un flux qui nous vend à lui. Tourbillon où l’on trie et crie sa peine à poser son regard, parce que le temps de voir et de répondre, il est déjà trop tard. On s’épuise inutilement à tenir tête, traversés que nous sommes par des associations éclairs, impressionnistes, des durées bien plus qu’éphémères, irréalisables.

UNE PERCEPTION BALAYÉE PAR LE BALAYAGE

Tout cela, jusqu’à un certain point. Un état de paroxysme atteint, face à ces flux accélérés et surabondants, le regard glisse, il ne voit plus, ne compte plus, n’associe plus, même pas des images infiniment subliminales. L’accélération des flux dans un monde qui vise l’expansion illimitée repousse toujours plus loin les seuils de la perception, jusqu’à la non perception. À supposer évidemment que la non perception puisse exister. Il me semble plutôt que c’est la perception elle-même qui à terme peut muter. Quoi qu’il arrive notre relation aux événements en sort bouleversée. À chacun d’imaginer.

Du répit. Par moments, face à une sollicitation constante, la rareté, disons plutôt l’idée de rareté, peut nous venir en aide, telle une bouée de sauvetage, dans la mesure où il peut nous sembler qu’elle seule préservera la persévérance du regard. Nostalgie d’un temps où la jouissance d’un produit, d’un objet, d’une œuvre avait le goût d’un désir longtemps attisé. Écho lointain. La rareté n’est plus, dans ce monde occidental recouvert par l’abondance des produits du marché. Et nous n’allons certainement pas jouer les exotiques ailleurs pour se prouver que l’on existe ici même.

Mais de quoi avons-nous peur lorsque l’on se laisse piéger par un flux qui nous avale en lui ? Du silence, de l’autre, du temps ?

En réalité, on nous impose des espaces/temps clef en main dans lesquels nous n’avons guère d’opportunité de créer nous-même du temps. On fabrique du temps à notre place, dans des espaces que l’on a également pensé à notre place. Notre temps libre est certainement libre de nous amener où le marché veut qu’on aille, mais sommes-nous libres pour autant ? Créer du temps, notre temps, est autrement plus éprouvant que de s’engouffrer dans un espace/temps tout donné. Plus éprouvant, mais tellement plus jouissif. Dans un mode sursaturé à tout point de vue, la consommation jusqu’à l’excès de flux continus qui proposent des espaces/temps préfabriqués est proportionnelle au désenchantement et au cynisme ambiant grandissants. Plus un individu croira qu’il est bien vain de créer du temps, plus il en consommera du tout fait. Son mode de consommation oscille aujourd’hui entre un zapping permanent et un réflexe conditionné qui privilégie le déjà-connu a priori, repère rassurant auquel se raccrocher. Anesthésie du regard. D’un côté le regard balaye en zappant sans fixer son attention sur un objet précis, de l’autre il résiste au balayage en se fixant sur des objets précisément identifiables et par là rassurants. À ce point, l’individu est tributaire à son insu d’un système de défense qui lui dicte ses choix : pour ne pas avoir à regarder de tous côtés, le regard se fige dans une seule direction. Pour ne pas s’embraser, le regard se glace. Dans un monde, qui pourtant se vante de sa diversité, se préfigure à l’horizon le spectateur clanique, identitaire. (...)

[1Je ne parle bien évidemment pas ici des 3 trois milliards d’individus qui, sur la planète, croupissent dans une misère noire.