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Numéro 18
La fin de la fin du travail - Entretien avec Alain Caillé

La question de l’émancipation de la société salariale présuppose un cadre de société où soit reconnu selon Alain Caillé [1]"un pluralisme des valeurs sociales ultimes". Mais cette question est cependant subordonnée au renouveau de l’idée de démocratie, laquelle ne pourra reconquérir de légitimité et de crédibilité auprès des citoyens qu’à la condition de faire de la réduction des inégalités un objectif primordial.

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Extrait

Yovan Gilles : Lors de notre précédente discussion, nous nous étions entretenus de la disparition du débat public ces dernières années de la réflexion politique et philosophique sur le sens et le rapport au travail qui conduit à mettre en question la domination de la société salariale. Depuis, le contexte a bien sûr évolué. Nous avons assisté durant l’été 2003, de la part de membres du gouvernement et du MEDEF à des attaques agressives contre la réduction du temps de travail et à une surenchère sur les vertus du travail à travers des petites phrases stigmatisant la paresse des Français ou l’effritement du rapport au travail, cause majeure du déclin économique de la France. Dans le même temps, certains analystes avisés, ont rappelé que, malgré l’instauration de la RTT, la productivité du travail en France comptait parmi les plus florissantes dans le monde, plus élevée que celle de pays comme l’Allemagne, les États-Unis ou le Japon. Autrement dit, si la France est l’un des pays industriels avancés où l’on travaille le moins, on y travaille apparemment mieux. En dépit de ces réalités, le climat d’idéologisation de la valeur labeur instauré depuis peu survient au même moment où resurgit la menace d’un chômage de masse. Quelle analyse faites-vous de cette évolution actuelle somme toute assez paradoxale ?

Alain Caillé : Je suis à vrai dire un peu embarrassé pour répondre à cette question. J’aurais envie de dire que le travail n’en finit pas de ne pas finir. C’est l’éternel retour de ce qui semble être à la fois un même discours radoteur et moraliste sur le travail et qui, en même temps, n’est plus tout à fait le même. Il en résulte une situation difficile à décoder. Ce discours d’incantation au travail est bien connu, c’est un spectre qui fait retour avec des effets pratiques tout à fait palpables, mais sous des dehors assez peu crédibles au demeurant. Cette incrédibilité n’empêche pas des effets sociaux négatifs telle la diminution des prestations sociales à l’endroit des exclus et des démunis sous couvert d’une exhortation gigantesque à une remise en ordre de la comptabilité de l’UNEDIC. Mais on a le sentiment d’un discours vieux. Pourquoi revient-il alors sous une forme aussi comminatoire ?

Ce qui est vrai du travail l’est aussi de l’économie, à savoir qu’on assiste au retour de thèmes très anciens parce que tous les contre discours qui avaient pu s’opposer aux évolutions du capitalisme ont été discrédités et ne parviennent plus à être audibles. Le discours critique sur la société salariale a notamment beaucoup de difficulté à faire sens aujourd’hui. Non qu’il soit mort ou inopérant, mais il est inaudible dans la mesure où chacun est amené à bricoler des situations matérielles de plus en plus difficiles, louvoyant dans des combines personnelles de sujétion obligée au travail, confortant ainsi la subordination salariale indépendamment des tentatives de libérations partielles au coup par coup. Si la RTT est remise en cause sans l’être véritablement non plus - car le gouvernement n’a pas osé la démanteler -, si elle n’est pas davantage défendue, c’est parce qu’elle avait été adoptée en partie pour des raisons conjoncturelles et technicistes de lutte contre le chômage et pas à la suite d’un véritable débat de société.

[1Alain Caillé, directeur de La Revue du MAUSS, est professeur de sociologie à Paris X-Nanterre où il dirige le GEODE (Groupe d’étude et d’observation de la démocratie), associé au CNRS, et le DEA Société, économie et démocratie.

Derniers livres parus : Anthropologie du don, Le tiers paradigme, Desclée de Brouwer, Association, démocratie et société civile (avec J. L. Laville, P. Chanial et Alii) à La Découverte/MAUSS, 2000 ; Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, Le bonheur et l’utile (sous la direction de A. Caillé, C. Lazzeri et M. Senellart) à La Découverte, 2001.