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Numéro 18
Petite histoire occulte du cinéma
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Extrait

L’espéranto du cinéma, cela veut dire aussi qu’on impose au spectateur ce qu’il va voir. A ce point, je ferais un petit détour par l’idée que je me fais de la censure. Lorsqu’on parle de la censure au cinéma, on pense qu’elle consiste à empêcher les gens de voir des choses. Je suis persuadé du contraire. Je dirai que la censure oblige les gens à regarder ce qu’on veut justement censurer. Un exemple illustre la façon dont fonctionne la censure. Il suffit d’aller au musée d’Orsay pour voir l’Origine du monde. Ce tableau scandaleux avait été peint par Courbet à la demande d’un collectionneur. Le tableau s’est retrouvé ensuite chez Lacan, livré à une sorte de vie clandestine. Cette œuvre avait besoin de cette clandestinité pour demeurer scandaleuse au point que lorsque Lacan en hérite, il demande à Masson de faire un autre tableau qui pourrait dissimuler celui de Courbet. Autrement dit, Lacan lui-même faisait fonctionner la censure chez lui. C’est quand même formidable, car il avait compris que ce tableau fonctionnait de cette manière. Maintenant, l’Origine du monde est exposée à Orsay, tout le monde peut le voir, mais personne ne le voit. Une façon de le cacher consiste à dire : voilà, il est là, vous pouvez le voir, mais personne ne l’a vu. C’est exactement le procédé de la lettre volée dans la nouvelle d’Edgar Poe.

Je dirai qu’on a fabriqué un spectateur à qui on apprend à ne pas voir ce qu’on lui montre. On pourrait penser que, aujourd’hui, le nombre de spectateurs est multiplié du fait que le cinéma se propage à l’échelle mondiale. Je pense que non. Je citerai ce qu’écrivait Diderot en face d’un tableau : "Je veux bien voir des tétons et des fesses, mais je ne veux pas qu’on me les montre". C’est curieux comme phrase. Cela veut dire quoi ? A mon avis, cela fait écho à ce que deux siècles plus tard Franju dira : "J’aime les films qui me font rêver, mais je n’aime pas qu’on rêve à ma place." Or, Hollywood rêve à la place des gens qui vont au cinéma.