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Numéro 10
"Invisible police de la pensée"
Par Christopher YGGDRE |

La guerre économique prospère à partir de modes de disqualification. Disqualifier c’est rendre étranger au monde, c’est soustraire à l’humanité sa capacité d’avoir prise sur les événements, sur son destin, son histoire. Avons-nous une responsabilité dans la propagation de ces modes de disqualification ? Comment en arrivent-ils à constituer une police de la pensée qui œuvre pour le maintien du nouvel ordre économique mondial ?

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Les Nouveaux Seigneurs de la Guerre Forces Économiques

Que les marchés financiers dictent la marche du monde, que l’économie de marché conditionne l’ensemble des activités humaines, que l’ultra-libéralisme - et toutes les idéologies qui placent l’économie au-dessus de l’humanité - disposent de moyens tout-puissants pour s’imposer, que le monde soit devenu le théâtre d’une guerre économique mondiale pour la conquête des parts de marché, que la raison économique l’emporte sur toutes les autres nécessités semblent être désormais des idées largement répandues, mais que peu combattent.

Nous sommes en guerre, une guerre de chacun contre les autres une guerre pour la survie, pour un destin économique valable. Les nouveaux seigneurs de la guerre sont ces nouveaux maîtres du monde - issus du monde de la finance et des affaires -, qui détiennent les clés de l’évolution de l’humanité, ils ont leurs lieutenants, leurs penseurs, stratèges et experts qui garantissent la supériorité de la raison économique sur la volonté des hommes et des femmes. Les peuples sont pris en otage par la loi martiale, deviennent malgré eux victimes et soldats d’une guerre qui décivilise. En temps de guerre, l’ordre des priorités est bouleversé, les priorités politiques, sociales et culturelles de l’époque concernent uniquement les pouvoirs de l’économie.

Cette guerre économique mondiale - ou autrement dit : le processus de mondialisation économique - se développe à travers des modes de disqualification. Un premier mode de disqualification est propre à la logique économique elle-même, il se fonde sur le principe de compétition ou de concurrence : il s’agit de disqualifier le concurrent, c’est-à-dire l’éliminer pour obtenir ses parts de marché.

Un second mode de disqualification est idéologique, il s’agit pour les tenants de l’économie de marché de disqualifier toute opposition, toute tentative de créer d’autres réalités, d’autres imaginaires - pour reprendre le mot de Patrick Chamoiseau - que ceux qui s’imposent au nom du réalisme économique, en somme disqualifier pour justifier le bien-fondé, la validité des options et des choix qu’induit le nouvel ordre économique mondial. Toute volonté de remettre en question le monde tel qu’il est, tel qu’il va est anéantie par ces « experts qui nous affirment par exemple que "oui, oui, vous pouvez bien rêver d’échapper aux dures lois du marché économique, c’est à peu près comme si vous rêviez de vous élever tout seul dans les airs, sans moteur, en contradiction directe avec les lois de la gravitation". » (Isabelle Stengers, Sciences et Pouvoirs, éd. de la Découverte).

Un troisième mode de disqualification est lié à la mutation du système de production lui-même, sur ce point je renvoie au livre du chercheur américain Jeremy Rifkin La Fin du Travail publié aux éditions de la Découverte, qui a soulevé des passions et des polémiques qui ne sont pas prêtes de s’éteindre. Dans son introduction, Jeremy Rifkin résume bien la situation mondiale : « Les technologies de l’information et de la communication ainsi que les forces planétaires du marché disjoignent rapidement la population du monde en deux forces irréconciliables et potentiellement conflictuelles : d’une part, une nouvelle élite cosmopolite de manipulateurs d’abstractions (symbolic analysts) contrôlant les technologies et les forces productives et, d’autre part, une masse croissante de travailleurs constamment ballottés, n’ayant que peu d’espoirs ou même de perspectives de trouver un emploi porteur de sens dans la nouvelle économie planétaire ultramoderne. » En effet, la transformation irréversible du système de production, ayant de moins en moins besoin de travailleurs pour produire autant ou plus de marchandises, a pour effet de disqualifier une multitude d’hommes et de femmes qui ont été formés pour intégrer le système de production et de consommation de masse. Dans deux articles intitulés tous deux L’homme disqualifié parus dans les n°s 1 et 4 des Périphériques vous parlent, Marc’O a analysé cette situation tragique de l’humanité par deux fois maudite. Une première fois maudite parce que l’homme n’a d’existence qu’à travers son statut de travailleur et de consommateur, qui fait de lui, un individu formaté, sans qualités propres, sans destin particulier, dont les goûts, les aspirations, les désirs sont nivelés par la consommation de masse. Une deuxième fois maudite, parce qu’il se retrouve disqualifié, victime des restructurations du monde du travail, des politiques d’austérité, condamné à errer sans travail, sans ressources, à ne plus pouvoir consommer, à ne plus pouvoir correspondre aux images idéales que lui renvoie la publicité.

Je veux ici essayer de comprendre ces modes de disqualification sur lesquels prospère ce que l’on désigne comme « la pensée unique ». Certes la disqualification n’est pas née avec celle-ci. Mais combien d’activités, de pensées, de femmes et d’hommes disqualifiés, mis sur la touche, déclarés « out » au nom du réalisme économique ? Ces modes de disqualification n’ont-ils pas contaminé l’ensemble des rapports sociaux, des relations entre les différents savoir et les différents champs d’activité humaine ? Quelle est notre responsabilité dans cette culture de la disqualification ?

Disqualification ? Sens des mots et combat politique

Dans ce numéro, où il est souvent question du sport, il est montré à quel point les principes sur lesquels se fonde l’économie de marché mondialisée contaminent le sport. À tel point que Jean-Marie Brohm peut affirmer péremptoirement dans Sociologie Politique du Sport (Presses universitaires de Nancy) : « On peut dire que le sport est le modèle typique, idéal, de la société industrielle axée sur le rendement productif et compétitif. Cela explique non seulement la fascination qu’exerce le sport et son développement impétueux parallèlement au développement de la société industrielle, mais aussi la détermination actuelle des principes industriels capitalistes dans l’organisation du sport de plus en plus technocratique et bureaucratique afin de satisfaire aux exigences du rendement. »

Pourquoi alors ne pas emprunter au vocabulaire sportif le terme de disqualification pour désigner une des pratiques « déshumaines » de la guerre économique ? Le premier sens du mot disqualification est en effet sportif, il vient de l’anglais to disqualify, qui signifie exclure d’une course ou d’une épreuve un compétiteur qui ne satisfait pas aux conditions exigées ou qui commet une infraction au règlement. Par extension, disqualification désigne l’action d’éliminer une personne pour incompétence, d’invalider une pensée pour « impertinence », de discréditer une action pour incorrection ou manquement à des devoirs.

Le terme disqualification me paraît plus approprié que le terme exclusion pour définir la situation dans laquelle se retrouve une majorité de l’humanité. L’usage excessif, pleurnicheur et moral du terme exclusion a fait de la misère, de la précarité, des problèmes dépolitisés, à tel point qu’ils sont présentés comme des maladies sociales passagères, que des thérapies administrées par des « médecins » pourraient résoudre. La disqualification renvoie à une question politique et culturelle de fond qu’on ne pourra résoudre en ignorant le caractère radical de la situation, ou en niant que nous avons à inventer de nouvelles dignités, de nouvelles raisons d’exister, que celles liées à la société de production et de consommation de masse. Cette précision sur les mots est importante, les mots ont leur autonomie mais leur sens évolue de jour en jour selon les usages qui en sont faits, selon la nature des « forces qui s’en emparent ». Lutter contre les modes de disqualification appelle à un combat pour redéfinir les critères à partir desquels nous existons, en somme, un combat pour inventer d’autres cadres de vie et d’existence dans lesquels la place des êtres humains ne se résume pas à leur statut économique. En revanche, le terme exclusion renvoie à cette triste idée qu’il faudrait insérer ou réinsérer les victimes dans le système de production tel qu’il est : en crise, saturé, marqué par la violence de l’économie.

Ces nouvelles dignités, ces nouvelles raisons d’exister se manifestent partout où des peuples s’élèvent face aux nouveaux seigneurs de la guerre, et refusent d’être les victimes ou les mercenaires des guerres économiques. De plus en plus de groupes, de collectifs inventent des aventures et des destinées humaines où la dignité d’un homme et d’une femme ne se résume pas à sa capacité à consommer sur le marché. Le projet des Fora des Villages et Cités du Monde veut s’employer à faire connaître ces nouvelles aventures (voir le n° 9 des Périphériques vous parlent).

C’est aussi là qu’interviennent les modes de disqualification de « la pensée unique », celle-ci s’employant à rejeter ces résistances, ces tentatives de sortir du cadre en les désignant comme des utopies sans lendemain, des excentricités, des affabulations, des folies. Pendant les trente glorieuses, les forces de l’économie ont pu acheter le silence et la résignation des peuples par un niveau de vie toujours plus élevé, mais aujourd’hui, même la promesse de jours meilleurs ne peut acheter les révoltes, et surtout empêcher l’émergence de lieux réels ou symboliques, formels ou informels où s’invente l’espoir.

Déni des droits de révolte, de penser, de savoir

La disqualification des réfractaires à la guerre économique se produit insidieusement, presque malgré nous, ou pire à travers nos comportements, nos habitudes. Combien de qualités humaines, de richesses culturelles sont recouvertes par le mépris, la peur ?

Les modes de disqualification sont renforcés d’un débat médiatique truffé de faux clivages, de faux problèmes qui impliquent tout particulièrement les générations montantes. Les journaux télévisés sont symptomatiques d’un traitement de la réalité qui renforce la peur des uns et le mépris des autres, en réduisant par exemple le sens de situations sociales explosives à de « la haine anti-flic ». Pourtant, dans des lieux désignés comme indignes du savoir, de la pensée, des droits - je pense à certaines « zones urbaines » dites « difficiles » -, des propositions, des projets se multiplient. Ils remettent en cause l’ordre établi et inventent d’autres dimensions du lien social et politique que celles induites par la guerre économique. Les pratiques sportives auto-organisées dont il est question dans ce numéro en témoignent.

Récemment, dans un court article je posais la question : « Qu’est-ce que signifie agir en citoyen lorsqu’on appartient à une génération dite sacrifiée, qui sait que, pour la première fois dans l’histoire de ce siècle, elle vivra moins bien que ses aînés ? » Aujourd’hui, je me dis que c’est avant tout refuser d’être disqualifiés comme des individus ignorants, incapables de parler, de penser l’avenir et s’inventer un destin propre, auxquels on n’attribue que le statut de malades, ou plus poliment d’inadaptés.Tant que la colère, la révolte, le cri, l’indignation seront disqualifiés comme des attitudes pathologiques irresponsables, tant qu’ils seront des postures prohibées dans les médias, dans les débats publics, à l’école, dans le monde du travail, la pensée unique pourra dominer. Nous en sommes à ce point où pour en finir avec une société en décomposition nous devons apprendre à exercer de nouveaux droits humains liés à la pensée : penser l’avenir, au savoir : inventer de nouveaux savoir, à la révolte : refuser l’inacceptable. Je propose d’exercer ces droits dans ces Espaces Publics Citoyens dont nous revendiquons la création (voir le n° 9).

Je voudrais, par ailleurs, insister sur un point qui me semble essentiel, il concerne la question des statuts ou plutôt l’hégémonie des statuts. Si la parole de certains est disqualifiée, et que celle d’autres est reconnue, c’est bien parce qu’il existe des statuts à partir desquels certains sont autorisés à parler et d’autres non. Les modes de disqualification se nourrissent de la figure de l’expert, de son rôle qui est de définir ce qui est valable et ce qui ne l’est pas dans la parole du citoyen. Ce n’est pas mentir que de dire qu’un nombre impressionnant d’experts, d’intellectuels, d’universitaires cautionnent l’absurdité et le cynisme du système économique. S’opposer aux modes de disqualification c’est aussi refuser cette hégémonie de l’expertise. Ces moyens de contrôle et de disqualification de la pensée et du savoir dès lors que ceux-ci s’opposent à la raison économique, constituent une véritable police de la pensée invisible, pour reprendre l’expression de Georges Devereux.

Violence de la normalisation - Normalisation de la violence économique

S’il y a de la disqualification, il y a de la normalisation, c’est-à-dire des normes à partir desquelles disqualifier. Les images véhiculées par la télévision, la publicité créent une norme, un statut social et culturel, qui devient unique et mondial avec le processus de mondialisation, celui du consommateur type qui peut tout s’acheter sur le marché. Mais la guerre économique oblige celui qui veut être consommateur, à devenir un gagnant dans la vie, c’est-à-dire créer des perdants, ou éliminer l’autre pour s’assurer une place au paradis des marchands. C’est dans ce sens, que j’emploie l’expression : violence de la normalisation - normalisation de la violence économique.

Sur ce point, je veux rapporter ici l’histoire de fous de l’hôpital psychiatrique Pinel de Rio au Brésil qui ont créé leur propre chaîne de télévision, l’un deux résume leur intention en quelques mots : « Globo (la première chaîne brésilienne qui détient 80 % de l’audience) nous inspire beaucoup car elle incarne le carcan social conservateur de ce pays. Elle nous sert tous les jours comme nourriture de la violence gratuite, de la beauté fabriquée en éprouvette. Elle banalise des absurdités de la vie en société dont la majorité souffrent et qui nous ont bien souvent rendus fous. » (Libération, 15 mai 1998). À travers ce témoignage, je voudrais inviter le lecteur à aller chercher, du côté de la folie, des ressources pour résister aux sirènes de la normalisation. Selon moi, il y a là une question qui devrait être approfondie.

"Créer une cohérence là où règne l’affrontement"

Il existe différentes manières et styles de s’opposer, aujourd’hui, à « la pensée unique ». La diversité des mouvements sociaux de ces trois dernières années le prouve assez bien. Les périphériques vous parlent ont participé à leur manière à la plupart d’entre eux. Je m’interroge sur les pratiques à l’œuvre dans les mouvements sociaux. Est-ce que nous ne reproduisons pas les mêmes modes de disqualification que nous subissons ? À mes yeux, trop souvent, les mouvements sociaux se déchirent sur le mode de la disqualification : l’expression d’une revendication va disqualifier les autres revendications, un mode d’organisation va disqualifier les autres modes d’organisation. J’aimerais approfondir cette question mais dans l’action, dans le mouvement.


C’est justement dans une société libre que le savant peut le moins se permettre de confier au groupe la tâche de protéger son indépendance intellectuelle. C’est à lui que revient la surveillance vigilante de son esprit et la pleine responsabilité de son intégrité intellectuelle. Car c’est dans les sociétés libres que l’invisible police de l’esprit est la plus efficace, précisément parce qu’on croit qu’elle n’existe pas.

(Georges Devereux)


Dans les précédents numéros, nous opposons à « la pensée unique », l’idée d’une culture plurielle. Comment créer cette culture plurielle ? À mon sens, en s’interrogeant sur nos comportements, nos habitudes qui sont trop souvent inspirés par le mode guerrier de la disqualification. La phrase des Indiens du Chiapas : « l’ennemi fait partie de la solution » m’a interrogé sur le sens du combat à mener. Je crois qu’on ne pourra inventer une culture plurielle qu’en interrogeant nos pratiques, nos comportements. Il y a peut-être à opérer un bouleversement radical de notre rapport aux autres, à l’époque. Comment passer d’un rapport de disqualification à un rapport d’échange et de composition, pour reprendre le mot de Gibus de Soultrait ?

Dans le premier tome de Cosmopolitiques - La guerre des sciences -, Isabelle Stengers démystifie « le mode guerrier » sur lequel se développent les sciences modernes, ce « mode de la guerre généralisée, guerre défensive ou offensive de chacun contre les autres, guerre de tous contre ce qu’ils s’accordent à disqualifier en tant que simple opinion », à la suite elle propose de « créer une cohérence là où règne aujourd’hui l’affrontement ». Aujourd’hui, partout règne l’affrontement. Pourtant, je ne crois pas que la solution soit d’appeler à la pacification des rapports. La solution serait plutôt d’inventer des lieux où les conflits ne se résolvent pas à travers l’élimination, mais à travers un « chercher ensemble ».

Comment former des paysages cohérents là où règne l’affrontement ? C’est une question qui se peut être posée à l’ensemble de la société, à la multitude de ceux qui aujourd’hui cherchent à trouver un sens à leur vie. À nous d’être vigilants pour ne pas reproduire la culture de la disqualification, dans la construction de nouvelles questions, de nouveaux combats. La diversité des savoir, des possibles humains est une richesse trop importante pour s’en priver, de plus c’est une richesse que le marché ne peut récupérer, parce qu’elle n’est pas liée à la consommation.

Je voudrais proposer une idée de la cité, du politique, de la résistance à l’image de l’expression de Lautréamont : « beau comme la rencontre fortuite d’un parapluie avec une machine à coudre sur une table d’opération ». Cette expression pourrait devenir une aspiration politique. Le parapluie, la machine à coudre, la table d’opérations sont autant d’éléments qui pourraient s’annuler les uns les autres, et pourtant Lautréamont en tire une composition cohérente. Pour se démêler d’une situation complexe et instable, il faut apprendre à composer avec des questions éclatées, contradictoires, paradoxales.