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Numéro 4
La musique d’ascenseur est descendue dans le métro
Par Thierry MASQUELIER |

Je descends du bus, je suis à Auber RER. Un « départ » s’illumine au-dessus d’un ascenseur, je le prends, il n’y a pas de musique. Mercredi, 17h 15, heure de pointe pour la RATP, j’ai cru comprendre qu’il y eût une grève sur quelques lignes de métro. Je vais donc sur le quai du RER et un phénomène (sonore) étrange se produit...

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...la musique d’ascenseur est descendue dans le métro. Des haut-parleurs diffusent un « jazz de water », sans couleur, cela va sans dire. A cela se rajoute un petit orchestre symphonique de cinq violons et de trois contrebasses, en haut de l’escalator, en bas, un aveugle joue du synthétiseur avec une boite à rythme. Les haut-parleurs, qui dominent dès que le murmure des conversations s’estompe un peu, sont pris d’assaut régulièrement (environ toutes les quatre minutes) par une voix de chef de station : « Un train va entrer en gare, pour votre sécurité, veuillez vous tenir en retrait de la bordure de quai ».

Il y en a qui font la musique sans savoir ce qu’ils font. Qu’ils ne s’étonnent pas alors si leur musique finit dans les ascenseurs.

Nous vivons dans un monde saturé. On surenchérit avec la musique, avec des rythmes constants qui font taper du pied sans penser. C’est ce qui se passe, tout le monde tape plus ou moins du pied, du doigt, au tempo du Jazz fadasse. Non, j’en vois qui tapent du pied autrement, la plupart de ceux-là ont un walkman sur les oreilles. Cette voix sérieuse qui prend la parole toutes les fois qu’il y a un train est vraiment une rengaine, pénible, une chanson qui n’a pas de fin. Il doit faire ça depuis une heure, c’est douloureux, cela s’entend dans sa voix. Il le dit légèrement différemment, cherche le ton, parfois il souffle, il s’énerve en désignant un problème dans la voiture 2 (ou 4 ou à l’arrière) au moment de la fermeture des portes. Je ne peux dire quel est cet air que j’entends, je le connais, le problème c’est que je suis incapable de dire si c’est Mozart ou Herbert Léonard. C’est, sans aucun doute, une falsification d’un air connu à l’orgue électronique. Je suis peut-être le seul à me poser cette question, c’est que tout le monde s’en fout. Je monte l’escalator, là c’est sûr, c’est Vivaldi Les quatre saisons, le groupe de cordes joue en demi-cercle, ils sont sept, ils regardent le plafond en jouant, parfois tournent la partition. J’ai toujours été frappé par la non-implication du corps chez les musiciens classiques jusqu’à l’absence de bras et de jambes dans la représentation de marbre de Schubert, Beethoven etc. Seul le buste suffit pour faire de la musique classique, c’est tout dans la tête. Cette station (Opéra) est un lieu d’attente où des centaines, voire des milliers d’individus marchent de leurs deux jambes, la tête dans un nuage sonore. L’objectif de la RATP, qui sans aucun doute clamerait qu’elle aime la musique, ne serait-il pas le somnambulisme du voyageur ?

Station Nation, Paris : bancs/alcôves séparés

C’est que la musique d’ascenseur dans le métro m’apparaît créer une situation irréelle dans une réalité tout à fait quotidienne : voici des voyageurs plongés dans un bain de douceries musicales qui rappelle sans équivoque le canapé près du téléfilm. Un confort irréel dans le contexte du métro mais où voyageurs, policiers s’inscrivent comme des comédiens dans un film que personne ne peut zapper. Cela me rappelle un célèbre feuilleton des années 60 : Le prisonnier où les individus s’appelaient par des numéros. Tous ces numéros vivaient dans un village artificiel où ils recréaient une vie. Le héros cherchait sans cesse à s’échapper. Seul... son meilleur ami, le silence, était là aussi très rare. La RATP parle d’« esprit libre », pas du corps. Chercherait-on à humaniser le métro en interdisant le vivant ? Même le petit orchestre interprétant Vivaldi, qui avait au moins le bénéfice d’être formé de musiciens vivants, ne peut s’empêcher maintenant d’utiliser un magnétophone pour envoyer des voix « genre opéra », ils jouent par-dessus. Les gens mettent des pièces dans un chapeau. C’est qu’il y a ici impossibilité de répondre à ce qui se joue. Existe-t-il un intérêt à combler les silences ? A qui profiteraient-ils s’ils existaient ? Il y a dans le silence un degré zéro de quelque chose qui va commencer. Ici, il n’est pas question de commencer mais de continuer.

Où l’on voit les agents de la Régie Nantaise des Transports Publics prendre des responsabilités.
"Un ghanéen en situation irrégulière devrait être reconduit à la frontière après son « interpellation » par des contrôleurs de bus qui ont poussé le zèle jusqu’à le livrer à la gendarmerie." Libération, samedi 24 juin 1995)


Le désarroi n’est pas un dû mais une pratique. (Entendu dans le métro) un vendeur d’un journal de rue :
"Dépêchez-vous ! Mieux vaut l’acheter que le vendre."


Je me suis renseigné quelque peu sur cette musique omniprésente maintenant dans les stations, c’est qu’elle est le maillon important d’un vaste plan de sécurisation du métro, un contrôleur me dit : « Oui, à 6h du matin les gens sont bien contents d’avoir une petite note d’ambiance, c’est sécurisant », « c’est en général une musique calme et agréable ».. Il me dit aussi qu’à son goût, il préférerait du rock mais c’est trop rapide. Il est vrai, j’ai vérifié, que les tempos des bandes son du métro sont environ à 40 ou 60 à la noire, c’est-à-dire qu’ils correspondent aux battements du cœur en état de relaxation. Les sonorités percutantes sont évitées au profit de violons, saxophones, synthétiseurs suaves. Il me dit aussi que la musique varie selon les horaires de la journée. A croire qu’elle varie selon la fréquence des rames de métro, là c’est très lent, c’est la grève.

Il y a surcharge de toutes parts, il y a comme un grondement étouffé aussi, les gens n’osent pas dire leur bonheur de voir tant de confort partagé, de la musique pour tous, des messages de sécurité rien que pour eux, « à l’ouverture des portes, veuillez laisser descendre avant de monter »,des kiosques à journaux, à chocolats, des téléphones à portée de la main... Et puis mince, il y en a un là qui demande un franc, il est sale, il pue. Mais il n’est pas question de dire qu’il vit là, dans le fond d’un trou à rat.

Non, ici, voyons il n’y a pas de fond, il n’y a pas de hauts ni de bas non plus, c’est le nivellement sonore commun à tous. Cette musique, c’est comme un coup de peinture pour recouvrir les aspérités de la vie.

P.S. : J’étais tout à l’heure dans un tout autre endroit, le Quick du parc de la Villette, car je sortais du Salon de l’Étudiant à la Grande Halle. La musique là-bas empeste le burger, elle n’est là que pour accommoder. Cela me faisait penser à cette expression dans les fêtes d’étudiants, pour monter le volume d’un morceau, quelqu’un crie, joyeux : « vas-y, mets la sauce ! »