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Numéro 4
Les temps précaires de l’agriculture

À l’occasion de la projection dans le cadre de l’Université d’Urgence du documentaire de la télévision suisse italienne Les temps précaires réalisé par Wladimir Tchertkoff les étudiants du lycée agricole de Chartres La Saussaye sont venus à Paris dire aux étudiants des villes la noblesse du métier d’agriculteur ; à partir des questions soulevées par ce documentaire, un débat s’est engagé avec des agriculteurs, Scarlette Le Corre - responsable du Comité de Survie des Pêcheurs -, l’équipe des Périphériques, des étudiants et professeurs de Paris 8 et d’autres universités, des représentants d’associations de chômeurs, la Coordination nationale infirmière, le réalisateur et autres intervenants. Ce point de vue s’est imposé aux participants : c’est certainement plus à travers un effort visant le développement de la qualité de l’homme lui-même plutôt qu’une politique de production de produits dits de « qualité » que l’économie, la société, la culture pourront affronter la crise actuelle.

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Jeudi 16 février 1995, 10 heures 30, sur le grand écran de l’Amphi Y de université Paris 8 défilent à grande vitesse les champs de la Beauce. Une voix commente les images de l’actualité :

« Peur du futur et rage du présent. De septembre 93 au printemps 94, la France a connu en sept mois cinq secousses socio-économiques qui sont en train de modifier l’autoconscience collective face à la crise. À la fin de l’été, les paysans bloquent les accès de Paris pour protester contre les accords du G.A.T.T. sur le commerce international, qui condamnent à mort cinq cent mille petites et moyennes exploitations. En octobre, les grèves d’Air France paralysent les aéroports contre les licenciements. En janvier, la protestation des laïcs contraint le gouvernement Balladur à renoncer au financement public des écoles privées. En février, la colère des pêcheurs bretons, décimés par la mondialisation du marché du poisson, aboutit au tragique incendie d’un monument historique, le parlement de Rennes d’où partit la première étincelle de la Révolution française. En mars enfin, les jeunes lycéens découvrent soudain, à l’occasion d’un décret sur le salaire minimum d’insertion qu’ils n’ont pas de futur. »

FUTUR, OU PAS DE FUTUR ?

« Nous représentons 5 % de la population active, explique un étudiant de la Saussaye, notre secteur permet de faire vivre beaucoup de personnes aussi bien en aval qu’en amont. En 1990 nous étions 1 200 000 ; en 1992, 1 million. Aujourd’hui nous ne sommes plus que 800 000. Cette perte d’activité se ressent jusque dans les secteurs de la métallurgie, l’industrie de la recherche, l’industrie chimique et la transformation agro-alimentaire. Nous sommes et vous êtes concernés par ce problème qui implique aussi bien le monde rural que citadin. Aucun d’entre nous, n’est certain de pouvoir reprendre l’exploitation de ses parents. Aujourd’hui nous refusons de baisser les bras. Nous nous battrons jusqu’au bout pour faire le métier que nous voulons. Il faut que nous résistions. Pour cela nous devons sans cesse nous remettre en question, et chercher de nouvelles solutions individuelles ou collectives, c’est-à-dire au cas par cas comme on peut le voir dans le documentaire. »
Cette voix off du documentaire résonne encore dans la salle :
« l’espace rural français est dans une spirale de déclin, voire de désertification. Un espace qui représente plus de 80 % du territoire national, mais qui aujourd’hui n’est habité que par 20 % de la population. Aujourd’hui plus de 80 % des aides communautaires sont échues automatiquement à 20 % des agriculteurs les plus riches. »

LA RÉALITÉ SE DÉCHIRE

Dans le documentaire, les paroles de ce jeune fermier qui explique sa situation, rappellent le quotidien tragique des conséquences de la crise :

« Le cours du porc s’est effondré. J’ai commencé à avoir des dettes et je me suis retrouvé au tribunal. Le plan de redressement n’a pas pu passer, et je suis donc allé en liquidation. Aujourd’hui les bâtiments sont vides, et là je n’ai plus rien. Selon la loi, je perds l’habitation ; je me retrouve à zéro. » « Vous étiez seul dans la région ? » demande l’interviewer. « Non, mais expliquer une telle situation aux voisins, c’est pas facile... »
Dans l’amphi, à son tour, un étudiant de la Saussaye explique :

« Mes parents sont producteurs de lait. Nous sommes contingentés en quotas. Mais, une ferme n’est pas une usine, on ne peut pas arrêter le lait d’une vache comme on ferme un robinet. Une année, mes parents ont dépassé le quota imposé. Par fierté, par respect pour le lait, ils ont refusé de jeter le surplus. Ils ont voulu résoudre le problème en donnant leur lait aux Restaurants du Cœur et à d’autres associations. C’est interdit. Ils ont été obligés de payer des indemnités supérieures au prix d’achat du lait ce qu’ils ont fait cette année-là. Mais après, il fallait résoudre ce problème autrement sinon on coulait ! On peut par exemple élever des veaux nourris par ce lait que nous n’avons pas le droit de produire mais que nous ne pouvons pas ne pas produire. »

NE RESTERAIT-IL PLUS ALORS QUE DES RÊVES ?

« Dans votre lycée à Chartres vous avez des projets en commun entre jeunes ? », demande l’interviewer. « En rêvant, oui, on peut en avoir ! répond un étudiant en agriculture, mes parents ont baissé les bras, en fait ils ont perdu le goût à l’agriculture. Mais le problème c’est que moi j’ai pris goût a l’agriculture ! Je pense que si dans ma région on ne veut pas de moi, je trouverai une région ou l’on cherchera des agriculteurs pour développer l’espace et apporter des idées nouvelles. Alors qu’à Chartres on est plutôt dans une région où on a tendance à aller vers une agriculture productiviste à outrance, sans regarder les dangers de celle-ci : disparition du tissu rural. »

AFFRONTER LA RÉALITÉ POUR RÉALISER L’INESPÉRÉ

« Un fossé de plus en plus grand se creuse entre les gens qui nous gouvernent et décident et ceux qui travaillent, qui connaissent les vrais problèmes »,, intervient un étudiant dans la salle. Il fait écho au problème mentionné dans le documentaire : « la démonstration de cette distance entre un État inerte à la crise et la société non préparée à faire face à la mondialisation de l’économie, est apparue l’hiver dernier avec la révolte des marins pécheurs bretons qui ne se sentaient plus représentés par leur syndicat officiel, qui, seul interlocuteur reconnu par le gouvernement, s’est montré distant des problèmes de la base et n’a pas su négocier des mesures qui fussent à la hauteur de la gravité de la situation. »
« Qui s’est soulevé contre les accords du G.A.T.T. qui mondialisent le marché de l’économie. à part les agriculteurs et le secteur audiovisuel ? réplique un deuxième étudiant, la personne qui a signé les accords du G.A.T.T. pour la France, qu’est-ce qu’il fait aujourd’hui ? Il travaille pour une multinationale américaine. Ce n’est plus l’État qui nous dirige, il est lui-même dirigé par quelque chose de supérieur. »
Des images de Scarlette Le Corre, seule, sur un petit bateau de pêche, sur une mer agitée, accompagnent ce commentaire off :

« ...après un mois et demi de mauvais temps et de tempêtes en mer, qui avait empêché la sortie des chalutiers, l’afflux du poisson importé des pays à bas salaires, puis la dévaluation de la livre sterling de la pesète et de la lire, ont fait chuter les prix dans les ports de Bretagne, en menaçant d’extinction la pêche artisanale qui fait vivre le littoral. On a vu le paradoxe qu’en 94, dans un des pays les plus riches du monde, un groupe social désespéré ait dû improviser un « comité de survie » pour se faire entendre par des méthodes à la limite de la légalité. Une solution provisoire de soutien ne fut décidée par le gouvernement que quand le théâtre des revendications a été déplacé dans la rue, avec des scènes de guerre civile. »
Scarlette s’adresse aux étudiants présents dans l’amphi :

« Il ne faut pas toujours dire que c’est la faute des autres. Quand j’entends sans cesse, c’est la faute des Américains, c’est la faute de ceci, de cela... Demandez à vos parents qu’est-ce qui s’est passé et pourquoi. Il n’y a qu’une minorité qui fait en permanence attention. Quand tout allait bien personne ne s’inquiétait. Nous vivions bien, alors nous ne nous sommes pas inquiétés de nos jeunes. Je crois que c’est là le problème, la faute, c’est notre propre responsabilité qu’il faut interroger. » À leurs questions sur la qualité elle répond : « Si vous voulez faire un bon produit de qualité dans vos fermes, je peux vous dire que ce marché existe, mais ce ne sont pas les autres qui le feront exister... Avec mes collègues nous nous sommes battus afin que le bar péché à la ligne sur des petits bateaux à 10 kg, 20 kg par jour, ne pouvant pas entrer en compétition avec des techniques de pêche industrielle ou l’aquaculture du bar faite en Italie, soit reconnu comme un produit de qualité supérieure qui mérite une différence de prix. Nous avons obtenu qu’il soit étiqueté « bar de ligne », c’est ce qui permet aux consommateurs de faire leur choix. Je peux vous dire que nous ne toucherons que 20 % de la clientèle, mais 20 % qui mettront le prix, parce que ces gens ont envie de bien manger. »
Dans la salle de nombreuses personnes acquiescent vigoureusement.

IMAGINER DES SOLUTIONS POUR RÉSISTER...

« Comme on ne peut pas compter sur notre revenu, explique la mère d’un étudiant de Chartres, venue témoigner, nous en sommes arrivées, en tant que femmes d’agriculteurs à diversifier l’exploitation. Pour ma part, j’ai ouvert des chambres d’hôtes. Nous avons la chance d’avoir entre nos mains un beau métier que nous aimons, que nos enfants aiment, à nous de le protéger en le réinventant sans cesse. »
Le rôle des femmes est primordial dans cette résistance. Le documentaire montre une jeune agricultrice dans le Nord qui fait visiter sa ferme à des classes d’enfants des villes. Une autre accueille avec son mari trois patients d’un hôpital psychiatrique. En hôpital un malade coûte 30 000 Frs par mois, en famille 6000. Elle est présente lors du débat. Auprès d’elle l’infirmière qui s’occupe également des patients, est venue témoigner des progrès immenses qu’ils ont accompli :

« Un épanouissement ! ; on pourrait parler de leur "joie" de travailler la terre, alors qu’ils se traînaient dans la désespérance des hôpitaux psychiatriques. »
Wladimir Tchertkoff se prononce maintenant sur ce devenir qu’il avait interrogé dans son documentaire :

« La coordination peut devenir un phénomène vital à partir du moment où l’on a la perception que les choses peuvent évoluer, même du côté de vos adversaires. La jeune agricultrice qui disait dans le documentaire que "l’on ne peut plus rêver dans notre métier" est théoriquement une conservatrice, elle se bat pour se conserver. À la limite, elle voudrait retomber dans le groupe des nantis, des protégés. Vu la crise, c’est peu probable. Des sondages ont démontré que plus de la moitié des Français ressentent la peur d’être marginalisés. Elle le ressent aussi avec angoisse. C’est la partie "flexible" de sa personnalité qui est intéressante. C’est une crise qui donne vraiment une opportunité nouvelle dans la mesure où c’est une crise fondamentale qui dépasse les vieilles frontières. Il n’y a pas les moins chanceux ou les plus chanceux dans la dimension de la crise. Elle est vraiment générale et c’est vraiment notre chance. »
Un étudiant du lycée de Chartres est convaincu des possibilités d’avoir un avenir dans l’agriculture :

« Je dirais que dans le monde de la pêche décrit par Scarlette, dans notre monde de l’agriculture, nous sommes confrontés sans cesse à une nature changeante, le temps, la mer, les éléments, les tempêtes etc. Nous avons en quelque sorte une mentalité « d’acteur » presque innée, ou plutôt contrainte par les éléments extérieurs. Aujourd’hui, la mondialisation de l’économie, des marchés et de l’agriculture rendent certes les choses encore plus difficiles, mais nous sommes et devons être armés pour être de vrais acteurs... Nous devrons sans cesse et plus que jamais d’une manière ou une autre être capables de nous remettre en question. »
Il reste maintenant à changer les paysages en projets de vie.