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Numéro 4
Solo
Par Cécile ROMA | Paru le janvier 1995
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Je voudrais parler de l’esprit de compétition dans les concerts. Il s’agit d’un morceau : il y a un guitariste, un batteur percussionniste, un pianiste et une chanteuse. Ils sont donc quatre, ils jouent ensemble. Ensemble dans le sens où ils sont regroupés sur le petit espace de la scène. Le morceau commence, les percussions et la guitare jouent le même thème sur des octaves différentes et sont rythmiquement ensemble. Déjà le clavier se distancie complètement, la chanteuse part loin et dans les hauteurs, elle a fermé les yeux ; elle m’a fermé les yeux. J’ai devant moi une femme qui chante sur la scène pour elle toute seule. Je reviens au guitariste qui lui aussi a fermé les yeux et sourit de manière complaisante à son pote le percussionniste. Le pianiste reste à l’écart, jetant de courts regards à ses potes. La femme reste seule devant la scène toujours les yeux fermés, commençant à sourire, satisfaite par les claquements de main réguliers du public. Ce dernier apprécie beaucoup l’exotisme, surtout assis le cul dans un siège en buvant des spiritueux. Maintenant que tout le monde a bien compris le truc, on va partir dans les solos. D’abord la guitare, alors là il s’en va très loin tout seul, lui aussi accompagné à distance des sourires déjà « bien entendus » de ses potes et du public, fin du solo, il revient sur terre, « c’est ça les artistes » pense le public. Alors c’est le tour du pianiste qui se met au saxophone. Même expression que son pote le guitariste, même gigotement du haut vers le bas, grimaçant d’une jouissance factice, cent mille fois rabâchée. La chanteuse s’y met également. Le percussionniste doit se demander comment il va faire pour se démarquer... Ça va, il est rassuré, il sait qu’il a des objets, des instruments tellement différents des autres que c’est du tout cuit. Il fait son solo. Tout le monde est content, applaudit et allume une cigarette. De quoi je parle ? Je parle du show business ambiant, qu’il soit sur les grandes scènes aussi bien que dans les rues, dans les écoles, dans les facultés, dans les magasins... Cette absence de volonté de s’adresser à l’autre, pour l’autre ; cet insupportable « nombrilisme », que l’on rencontre partout où « ça s’exprime » et qui consiste à faire croire à ceux qui regardent dire, ou faire, que l’adresse leur est généreusement offerte par leur humble émetteur. Ce qu’on en retient, c’est effectivement que c’est « généreusement offert » par le plus ou moins humble serviteur (émetteur) et que cela doit être très satisfaisant. Qu’est-ce que cela me dit ? Rien de plus que ce que je viens d’écrire, c’est-à-dire que s’expose devant moi quelqu’un qui s’expose : rien de plus que ce qu’il est, au naturel, sauf que là, il s’expose. Il ne se soucie pas tellement de moi : et moi je me retrouve dans la situation de regarder ce qui passe sous mes yeux comme je regarderais les fenêtres éclairées des appartements d’en face, interprétant à loisir ce qui ne se joue pas pour moi.


COUPER LA POIRE EN DEUX

"Phénomène récent selon l’INSEE, la situation relative des jeunes s’est constamment dégradée depuis 1970. Le mouvement a été particulièrement net entre 1987 et 1994. Alors que dans les années 70, le niveau de vie des moins de trente ans était comparable à celui des quarante/soixante ans, il est aujourd’hui en moyenne, le plus bas de toutes les générations. Depuis 1975, les jeunes n’ont pas profité de la croissance globale du revenu des ménages. Ils ont en revanche été les principales victimes de la crise, du chômage et de la précarisation de l’emploi. La pauvreté s’est largement répandue parmi eux."
(Le Monde, vendredi 25 août 1995)

C’est sous le cul des ménagères que notre grand pays entend garder au chaud et au calme l’avenir. "Colette Codaccioni, ardente croisée des valeurs et nouveau ministre de la Solidarité entre les générations, s’apprête à mener une réforme de la politique familiale. Derrière ce qui en devrait être le fer de lance : « l’Allocation parentale de libre choix », (APLC) se profile le salaire maternel et tous ses effets pervers."
(Libération, vendredi 2 juin 1995)
"La solidarité entre les générations" va nettoyer les rues de toutes ces "vues" féminines et ces turbulences juvéniles qui en coûtent au porte-monnaie et à l’orgueil du bon ordre.


Finalement, il n’y a aucune différence entre le voyeur et le spectateur : tous deux saisissent des choses qu’ils choisissent comme pourrait le faire celui qui commande une pizza. Il n’y a pas d’échange. Pourtant, l’idée que l’on se fait de dire ce que l’on a à dire semble aller de soi. Mais à qui s’adresse-t-on ? Dans quel but ? Les premières années d’école me renseignent beaucoup : la maîtresse s’adresse à de jeunes enfants, aujourd’hui, je me demande ce que son expérience lui laisse croire sur ce qu’ils sont et sur la manière dont elle leur parle. Et ces jeunes enfants, qu’en est-il de leur adresse ? Je me souviens qu’il y avait un consensus qui faisait que mes camarades de classe répondaient quand ils savaient ce qu’on attendait d’eux et si ce n’était pas ce que l’on attendait, on ne nous donnait pas d’image, donc renvoyés au néant, l’image étant dans les petites classes le reflet de l’enfant sage, reconnu, soumis. On apprend donc très vite à dire ce que l’on veut nous entendre dire, et à ne pas faire ce que cela pourrait faire dire : finalement, on en arrive très rapidement à ne plus s’occuper que de l’idée que l’on se fait de soi en train de dire. C’est ce que j’ai pu observer au lycée. Je cherchais à me confondre avec les autres filles : que ce soit par les vêtements, l’attitude, mais cela ne durait jamais très longtemps et alors, je retrouvais quelqu’un qui se demandait qui elle était et pourquoi elle avait tellement préféré être une autre. Je remarquais qu’en m’adressant à des gens proches, j’étais prise dans ce que je voulais dire, je m’oubliais un instant, le temps de dire. Aussitôt après, j’avais la désagréable impression d’avoir fait déborder quelque chose de trop.

Un peu plus tard, j’entrais à l’École des Beaux-arts : c’est la même chose que je retrouve, des professeurs-professeurs qui parlent de leurs connaissances absolues à des étudiants-étudiants, des artistes qui parlent de l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes à des futurs artistes qui écoutent comme ils pensent qu’un futur artiste doit écouter. On n’en sort pas. Il y a des confusions autour du mot « personnalité » : il a pris le sens de quelque chose qui serait complètement naturel, que des gens ont ou n’ont pas, tout comme le génie de la création, tout comme le « look » que l’on a ou que l’on n’a pas.

J’ai appris que l’importance que l’on met dans ce que l’on dit pour l’autre, est un acte de personnalité : que c’est justement cet oubli de l’idée que l’on a de soi lorsque l’on s’adresse à quelqu’un qui nous fait nous découvrir, déborder, devenir.

Les gens ne se découvrent plus beaucoup depuis quelques années : la marchande de fruit est marchande de fruit, le S.D.F. dans le métro parle aux gens avec le ton de l’idée qu’il se fait de leurs pensées sur les S.D.F., les interprètes éternels des Molière, Racine, s’appliquent à montrer l’idée qu’ils se sont faits de la pensée de l’auteur, les musiciens ferment leurs yeux à leur public, ce qui rend plus crédible la difficile tâche de trouver un « bon feeling ».

Le public, lui aussi toujours présent, observe ce qui se déroule sous ses yeux, il cherche à comprendre quelque chose, peut-être rêve-t-il doucement d’être impliqué là où ce n’est pas encore possible ? Là où il cessera de regarder se faire les choses, pour se mettre à faire également.