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Numéro 4
L’homme disqualifié
Par Marc’O | Paru le janvier 1995

vers l’homme du devenir

Je voudrais préciser d’abord ceci, le terme homme dans le titre L’homme disqualifié se rapporte, certes, à l’être humain, soit autant à la femme qu’à l’homme, cependant je nuancerai un peu l’emploi de ce masculin. Bien que les attributs qualifié, disqualifié se rapportent aux deux sexes, en fait, le monde du travail n’a jamais cessé d’être un espace régi par les hommes. Dans la deuxième période industrielle (en gros de la fin du XIXe siècle aux années 60 de ce siècle) le travail des femmes, aussi aliénant fut-il, le plus souvent peu payé, voire non rétribué, était considéré comme une activité domestique ou annexe, en dehors du circuit dit productif. Progressivement, les femmes ont rejoint l’organisation « masculine » du travail. Ce n’est que très récemment, dans les années 70, avec les mouvements féministes qu’une lutte s’est engagée pour la parité des salaires, combat qui, aujourd’hui, est encore loin d’être gagné. Bien au contraire, avec l’exaspération de la crise, des tentatives constantes se font jour pour renvoyer « la femme au foyer », hors du champ productif.

Ainsi, le terme homme dans l’intitulé de cet article veut attester de l’hégémonie de la culture des hommes de la deuxième période industrielle, culture qui reposait sur une qualification qu’exprimait la force de travail (musculaire plus qu’autre chose) d’hommes agissant dans le cadre d’un champ productif très structuré, plutôt que sur les qualités propres à chaque femme et chaque homme - à chaque citoyen. Il faudrait bien sûr revenir plus longuement sur cette question, les Périphériques n’y manqueront pas, je l’espère.

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Dans l’article L’homme disqualifié du N° 1 des Périphériques, j’ai essayé de montrer que le taylorisme dominant la deuxième période industrielle évaluait les capacités des agents producteurs à partir de leur poste de travail dans le procès de production. J’en déduisais que c’est le développement des critères touchant à la qualification préalable liée à chaque poste qui a progressivement engendré un homme sans qualité À la suite, l’organisation taylorienne a permis un développement sans précédent de la production de masse, production débouchant à son tour sur la consommation de masse. L’une et l’autre ont progressivement donné naissance au mode de vie très caractéristique de ce XXème siècle, mode de vie qui s’est vite généralisé dans tous les pays industrialisés au point de recouvrir, aujourd’hui, l’ensemble des pays. Une middle class de consommateurs moyens, amalgamant l’ensemble des couches sociales, a peu à peu nivelé le goût, les comportements et, au-delà, les modes de vie des anciennes classes sociales. Je noterai encore que l’expression middle class se réfère non pas tant au poste de travail occupé par les agents qu’au mode de consommer, de la même façon aux mêmes heures, aux mêmes endroits, une production massifiée, qu’il s’agisse des biens matériels ou des biens de l’esprit. Avec la middle class, expression de la société de production et de consommation de masse, l’être humain se retrouve de fait qualifié par les seules normes se rapportant à la consommation, plus précisément aux modes de consommer. Mode de consommer qui va tout simplement peu à peu recouvrir l’idée de mode de vie.

Tout compte fait, bien vivre c’est savoir consommer. L’homme qualifié par le travail qu’il fait et le produit qu’il consomme est ainsi amené à oublier qu’il est un être humain ayant un destin propre (un devenir, entre autres). Sa vie durant, ses projets, ses objectifs, ses besoins, vont tourner autour de cette idée très simple : travailler pour consommer le plus possible ; le plus étant le mieux, bien entendu. À travers cette vision du monde, incarnant aux yeux de la majorité des gens l’idée de bonheur, l’idéologie de "l’american way of life" ne va pas cesser de se propager. Mais si l’homme perd son travail, il va se retrouver aussitôt disqualifié - condamné à mal consommer. L’expression homme disqualifié va alors désigner un homme sans qualité se retrouvant soudain sans travail. La révolution technologique ne cesse d’entraîner une remise en cause de l’ordre taylorien, sans toutefois arriver à imposer une alternative satisfaisante au taylorisme devenu obsolète. Dès le départ, la position des Périphériques sur ce sujet a été claire : l’acteur (auteur de ses actes) devrait remplacer l’interprète (l’homme taylorien par excellence). Malheureusement, ce choix ne semble pas, aujourd’hui, se poser d’évidence. C’est que les impératifs de la consommation de masse continuent à s’imposer sur le marché, ils poussent à maintenir en place un collectif social dépersonnalisé, uniquement tourné vers l’acquisition des produits de masse alors que dans le même temps les avancées technologiques de plus en plus rapides entraînent une baisse constante du nombre des agents nécessaires à la production. Et ce double mouvement ne cesse de s’accélérer.

Le résultat le plus visible de ces contradictions secouant le marché est que partout des dispositifs de restructuration d’entreprise sont mis en place afin de les rendre toujours plus compétitives. En guise d’exemple, je renverrai au re-engineering, un modèle de production, combinant « un niveau de plus en plus élevé d’informatisation et de robotisation avec un nouveau modèle d’organisation permettant le maximum de souplesse dans la gestion des effectifs. (...) Ce nouveau modèle d’organisation permet d’assurer un même volume de production avec moitié moins de capital et 40 à 80 % de salariés en moins. » (André Gorz : Sortir de la société salariale, Transversales Sciences Cultures.)

Bien sûr, l’émergence d’un marché axé sur la qualité amène certains à penser qu’une reprise économique forte peut se produire. Sans doute. À la réserve prés que l’idée de « qualité » se réfère plus à une qualité technologique des produits eux-mêmes qu’à l’acquisition par les femmes et les hommes de qualités propres (des connaissances) les amenant à exprimer une demande de produits d’un type nouveau. Le terme qualité, au contraire, devrait s’appliquer à des produits conçus pour nourrir la qualité des hommes et des femmes à qui ils s’adressent. Ma conviction est que c’est le développement du savoir-être qui est susceptible de soutenir le développement dans le cadre d’un marché visant la qualité. Avant de préciser un peu de quoi il est question avec le savoir-être, j’aimerais faire quelques remarques se rapportant aux restructurations industrielles qui alimentent pour l’essentiel le malaise social actuel.

Les effets immédiats de cette longue restructuration se sont traduit par une aggravation du chômage. Sa progression constante pendant les deux dernières décennies a créé une situation dangereuse. Le seuil de tolérance est atteint aujourd’hui : il faut coûte que coûte arrêter la montée du chômage. Les mesures prises par le libéralisme dominant (d’abord en Angleterre et aux États-Unis) montrent que l’abandon progressif de l’organisation du travail basée sur le plein emploi a favorisé le travail à temps partiel :

« Le noyau stable des "permanents" (plein emploi) n’a cessé de se réduire et la proportion des personnels temporaires, précaires et à temps partiel d’augmenter. En Grande-Bretagne, le nombre des emplois à plein temps n’a cessé de diminuer depuis 1979. Actuellement 90 % des emplois créés sont précaires, à temps et à salaire partiels (contre 65 % durant les années 1980). Ces emplois "hors-normes" représentent 28 % de l’emploi total. Les mêmes proportions se retrouvent aux États-Unis. Les 500 plus grandes firmes américaines n’emploient que 10 % de salariés permanents et à temps plein. La substitution aux "permanents" de personnels externes, à temps et à salaire réduits est si rapide que les contingent jobs (emplois précaires, instables) représenteront plus de la moitié du total des emplois américains avant dix ans ». (Gorz, id.)

Ce phénomène de « précarisation » de pans entiers de la population donne naissance dans les pays industrialisés à une sous-classe que les américains appellent déjà l’under-class. Cette under-class regroupe, en somme, tous « les hommes disqualifiés » par la mondialisation de l’économie. Elle représente désormais une couche énorme de la population :

« Le total des chômeurs, des salariés à temps partiel, des personnes dont le salaire est inférieur au niveau de pauvreté (les working poor qui sont 18 % des actifs américains) et des personnes qui, malgré leur niveau de formation ne trouvent que du travail non qualifié (je souligne), ce total représente actuellement 40 % de la population active aux États-Unis et en Grande-Bretagne, entre 30 et 40 % dans la plupart des pays de l’Union Européenne ». (Gorz, id.)

Des gens de tous milieux, des scientifiques, des économistes, des chercheurs et bien d’autres, partout, essaient de penser comment sortir de ce désastre. Des réflexions, des propositions voient le jour, dégageant des champs de prospection fertiles (je pense notamment à André Gorz, à Jacques Robin avec la revueTransversales, à Riccardo Petrella qui anime le Groupe de Lisbonne, et à bien d’autres). Je voudrais quant à moi m’associer à cette réflexion en engageant maintenant quelques considérations pouvant déboucher sur un type de problématique en phase avec les réalités qui se posent sur le terrain.

LE CHANGEMENT NE SE DÉCRÈTE PAS. IL S’INVENTE, « PAR TOUS ET POUR TOUS ». C’EST LE SYSTÈME LUI-MÊME QU’IL FAUT CHANGER.

J’ai du mal à me convaincre que la solution aux problèmes actuels puisse passer par la requalifiquation des ressources humaines. On ne viendra certainement pas à bout de l’exclusion en réinsérant « les précarisés » dans un système économique qui produit de plus en plus de richesse avec de moins en moins d’agents. C’est le circuit de production, le système économique global, y compris le système monétaire, qui fonctionnent de plus en plus mal, et la faute n’en est certainement pas aux victimes : ceux qui en ont été exclus. Une des premières solutions qui s’impose, un premier pas, en somme, c’est l’abandon d’une logique de marché qui ne correspond plus à l’état des choses, aujourd’hui. En fait, nous nous trouvons devant un véritable changement de civilisation impliquant les modes de voir, de penser, de faire, d’être. Il faut tout changer (le comportement en premier lieu), simplement parce que tout a changé. Mais le changement ne se décrète pas, nulle décision d’État ne peut l’imposer. Le changement ne peut que s’inventer, même lorsqu’il n’est question que de s’adapter à des modes de production, d’organisation issus de technologies de pointe qui se sont constituées sur le terrain du travail.

Avant même de concevoir une politique de changement, il est indispensable de préparer les mentalités à suivre. Sans doute, il s’agit là d’une entreprise complexe qui soulève pas mal de problèmes, des problèmes qu’il va s’agir en l’occurrence de bien spécifier.

IL N’EST GUÈRE SÉRIEUX DE PENSER À RÉINSÉRER EXCLUS, CHÔMEURS, PRÉCARISÉS DANS UN CADRE DE PRODUCTION IRRÉMÉDIABLEMENT EN CRISE. APPRENONS PLUTÔT À SORTIR DU CADRE.

Nous pouvons maintenant aborder d’un peu plus près la question de l’homme sans qualité. Nous l’avons vu, l’homme sans qualité (unidimensionnel) est l’homme issu de l’organisation taylorienne du travail, organisation tout entière axée sur la production et la consommation de masse. L’homme se retrouve sans qualité du simple fait qu’il est qualifié par le poste de travail qu’il occupe [ouvrier spécialisé (OS), ouvrier qualifié, contremaître, cadre moyen, supérieur, administratif, dirigeant, fonctionnaire, agent des professions libérales, commerçant etc.] et par le mode de consommer. S’il a des qualités propres, elles sont secondaires. Pour ces hommes qualifiés par le système des organisations le néologisme précarisation va indiquer la disqualification sur le marché du travail et par conséquent dans la société. S’ensuit ce paradoxe : avec la mise à sa place de technologies toujours plus pointues, de moins en moins de gens utiles produisent de plus en plus de gens inutiles - des individus voués au chômage, à l’inactivité ou au travail disqualifié à temps partiel.

Dans ces circonstances, continuer à poursuivre une politique ultra-libéraliste à la Thatcher se révèle un acharnement thérapeutique non seulement cruel, mais générateur des pires exclusions. N’oublions pas cette statistique du Ministère Britannique des Affaires Sociales du 15 juillet 94 : « En 1979, 5 millions de ménages vivaient sous le seuil de pauvreté (114 £ par semaine, 900 francs), ils sont près de 14 millions, aujourd’hui. Un enfant sur trois est pauvre, en Grande-Bretagne. » (Libération du samedi 16 et dimanche 17 juillet 94.). Les autres solutions préconisant le partage du travail ne me semblent pas non plus pouvoir changer grand chose. J’insiste, la réinsertion des exclus, même à travers une diminution du temps de travail, dans le système de production tel qu’il existe, peut à court terme faire baisser un peu le chômage, mais, conséquemment, cette mesure ne fera que renforcer le travail à temps partiel, donc elle ne manquera pas d’accroître la précarisation. Remplacer le chômage par une précarisation qui se généralise risque de déboucher sur un monde très dangereux, invivable. C’est une autre logique qu’il faut adopter, une logique qui nous sorte justement du cadre des questions qui se posaient dans « la deuxième période industrielle », une logique, donc, qui puisse tracer un projet susceptible d’engager femmes et hommes dans un autre mode de production et de vie. Cette démarche exige qu’un certain nombre d’idées reçues, d’idées têtues soient rejetées, encore faut-il les débusquer, leur donner consistance. Encore faut-il apprendre comment sortir du cadre. Voyons cela d’un peu plus près.

LA « NORMALISATION » DU « PUBLIC » PAR LA PUBLICITÉ MAINTIENT L’HÉGÉMONIE DU MARCHÉ REPOSANT SUR LA PRODUCTION ET LA CONSOMMATION DE MASSE. L’IMAGE IDÉALE ENTRETIENT LA FONCTION DU SPECTACLE COMME FIN EN SOI.

Ce que l’on qualifie de ressource humaine désigne un des facteurs constitutifs de la production au même titre que la matière première, les ressources financières ou les moyens de production. On oublie d’ajouter que l’expression ressource humaine recouvre les femmes et les hommes concrets qui produisent les richesses. En qualifiant l’homme à partir des capacités manifestées à son poste de travail, « la deuxième période industrielle » n’a pris en compte que la force de travail, seule utile au développement de la production, la consommation à outrance garantissant la bonne santé du marché lui-même.


PENSER L’ARGENT AUTREMENT

Le bonheur est une idée neuve dans le monde. L’argent une idée vieille. Pourquoi ne-pas faire avec du vieil argent des idées neuves.


La loi d’un marché basé sur la production de masse exige que le produit soit idéalisé, réduit à une image idéale, idéale pour l’ensemble des consommateurs. Pour cela, il va falloir « qualifier le produit », non pas en exposant ses qualités réelles, les qualités liées à son usage, mais en l’affichant comme image-symbole exprimant immédiatement son importance aux yeux du plus grand nombre. De la sorte, l’idée que chacun se fera de la qualité pourra se constituer à partir de l’image que les campagnes publicitaires vont en donner. Des critères préalables, transformés en images idéales, impliquant de soi la qualité vont ainsi s’imposer en dehors même de la spécificité du produit (son utilité). La publicité aidant - et Dieu sait, si elle a été créative, en la matière ! - progressivement la culture middle class s’est imposée à tous. En mettant en place des critères préalables qui idéalisaient les produits (en faisant des « status symboles » par exemple), elle a normalisé les goûts et les désirs, les transformant en besoins de produits de masse ou en « spectacles ». Il en est résulté, entre autres, que la vente maximum d’un produit l’impose de soi comme produit de qualité. La norme qualité/prix seule viendra nuancer cette idée de « qualité liée à la quantité de produits vendus » pour spécifier sur le marché la catégorie des produits proposés (pour les voitures, par exemple, on distinguera entre grosses, moyennes et petites cylindrées). En ce qui concerne les œuvres de l’esprit, l’exaltation permanente du best-seller pour les livres, du nombre d’entrées pour le cinéma, la musique et le théâtre ou de l’audience maximale pour la télévision va imposer de fait « le spectacle » comme finalité de toute expression. La société du spectacle s’est littéralement construite à travers cette injonction aux auteurs : « racontez des histoires et faites en sorte qu’elles soient des divertissements pour le plus large public possible qui n’a ni les moyens, ni le temps pour penser. » Pour la galerie ou la bonne conscience on laissera naître quelques œuvres dites de qualité : faut bien que l’élite ait son spectacle, nous sommes en démocratie, tout de même ! Ainsi, dans cette optique, « le spectacle » exprime bien autre chose qu’une représentation « réaliste » ou « imaginaire » des scènes de la vie, le spectacle c’est la vie elle-même, sa propre vie que l’on ne vit plus, preferant assister à son simulacre en regardant la télé, le cinéma ou autres formes de représentation. La politique, les rapports humains, les expressions artistiques et sociales, les discours, les débats, le direct à la télé, la connaissance elle-même, tout se transforme en spectacle, et le spectacle, image illusoire de la vie, devient l’objet idéal qui stimule la consommation. Puisque la consommation c’est la vie ! À la suite, la fonction du marketing découlera de soi : faire en sorte que le client reste fasciné par les images idéales qui le poussent à chercher satisfaction à travers la seule possession d’objets devenus « objets de désirs », c’est-à-dire objets de « sa satisfaction », euphémisme qui lui cache en réalité cette vérité : sa résignation.

ÉCHANGER POUR CHANGER. LA PUBLICITÉ, UN AUTRE TYPE DE PUBLICITÉ. SON OBJECTIF : INCITER À LA CONNAISSANCE.

Si l’on veut vraiment le changement, c’est la conception même du marketing qu’il faudra changer. Il devra proposer une autre idée du commerce. Par définition, le terme commerce ne représente pas de soi une activité vile, comme la littérature le présente quelquefois. Au contraire, le commerce devrait exprimer une activité noble. Commercer, c’est échanger. Je retiendrai, pour ma part, que dans le mot échange, il y a le mot change et avancerai, dans ce sens, qu’il n’y a échange qu’à changer. Le changement alors peut être perçu comme le commerce des individus qui échangent des produits, des idées, des connaissances avec la volonté très précise de faire en sorte que ces échanges changent leur situation, celle du groupe ou des communautés engagés dans l’échange. Évidemment, alors, la qualité n’est plus perçue à travers l’image du produit (qualification du produit à travers son image idéale), mais elle se rapporte à une activité, à des capacités (des qualités) propres aux femmes et aux hommes qui, échangeant, changent : ce que l’on pourrait appeler le développement humain.

Dans le cadre d’un marketing reposant non plus sur la production d’images idéales, mais sur l’incitation au meilleur usage des produits nécessaires au développement de chacun, les objectifs de la publicité pourraient être tout autres. Au lieu de qualifier le produit à travers une image idéale, la publicité devrait plutôt chercher à pousser « le client » à l’activité de connaissance. On pourrait alors définir la publicité comme l’activité consistant à donner au public les moyens de connaître l’usage du produit dans le cadre de sa vie, dans la cité. À titre indicatif, le terme publiCité ainsi libellé voudrait évoquer un changement de l’idée que l’on se fait de la publicité. N’oublions pas que la première conséquence de l’activité de connaissance est de nourrir le désir et par là de libérer le devenir, de rendre donc perceptibles des possibles, une infinité de possibles. Les désirs nouveaux élargissent le champ des perspectives, ils rendent possibles d’autres champs d’activité et dès lors, des fonctions, des rôles, des métiers, des professions nouvelles peuvent voir le jour. En résumé, l’échange quand il se révèle apte à changer les femmes et les hommes (commerce dans son sens noble), non seulement produit de la richesse, mais il peut dégager des opportunités pour produire des emplois nouveaux, des emplois d’un autre type.

COMPÉTITION : « ÉLIMINATION DU CONCURRENT » S’OPPOSE À SON SENS ÉTYMOLOGIQUE DU LATIN CUM PETERE QUI SIGNIFIE CHERCHER ENSEMBLE. « INTÉGRER L’IDÉE DE L’INSTABILITÉ DANS NOTRE VISION DE L’UNIVERS ».

La concurrence exacerbée et la compétitivité dominent l’économie de marché basée sur la production de masse. Je ne puis mieux aborder ce point qu’en me rapportant, un instant, aux travaux du Groupe de Lisbonne animé par R. Petrella. Dans Limites à la compétitivité ils notent que « la concurrence, de "concurrencer", désigne des forces visant le même but. De son côté, le mot de "compétition", du latin "cum petere", veut dire "chercher ensemble"  ». (Limites à la compétitivité, p. 15, Groupe de Lisbonne, éd. La Découverte.)

Bien sûr, de nos jours, les termes concurrence et compétitivité désignent une réalité absolument contraire à ces étymologies. Concurrence et compétitivité signifient tout simplement élimination du concurrent :

« La logique de la compétitivité cherche à abaisser le degré de diversité du système en éliminant ceux qui sont incapables de résister aux forces dominantes et d’affronter plus forts qu’eux. En ce sens, elle contribue à l’expansion du phénomène de l’exclusion sociale : les personnes, les entreprises, les villes et les nations non concurrentielles sont laissées pour compte et éliminées de la course. Ce n’est pas acceptable sur le plan moral et ce n’est guère efficace sur celui de l’économie. Plus un système s’appauvrit, plus il perd la capacité de se régénérer. » (id., p. 167/168)

Cette idéologie de la compétitivité coûte désormais trop cher à la collectivité, aux individus, à l’État, de plus, elle soutient le déclin du système de production et du marché lui-même, elle nourrit la crise :

« L’idéologie de la compétitivité - comme toutes les idéologies d’ailleurs - empêche de voir les choses telles qu’elles sont. À ce titre, elle conduit inévitablement à l’inefficacité. La majorité des exclusions qui découlent d’un mauvais fonctionnement du marché ne font aucun sens. » (id., p. 169)

La compétitivité multiplie les déséquilibres, mais les seules solutions qui semblent aller de soi reposent sur l’idée qu’il faut toujours plus de compétitivité. En fait, ce que l’on veut garder stable, c’est le « système d’élimination » lui-même qui conforte la production/consommation de masse, sans doute parce que la compétitivité soutient parfaitement l’idéologie de la middle class.

Il me semble que la solution devrait plutôt consister à retrouver, au plan des pratiques économiques et sociales le sens étymologique du terme compétition, en se demandant, par exemple : comment « chercher ensemble » ? Essayer en somme, de sortir de l’esprit middle class en se cherchant un autre devenir que celui que la compétitivité programme. Le mode de production actuel, disqualifiant chaque jour davantage d’agents sur le marché du travail crée une mécanique d’exclusion redoutable autant que perverse. Et dans ces conditions vouloir requalifier a travers toutes sortes de mesures conjoncturelles dictées par la gravité de la situation sociale, ceux que le système exclut inévitablement, se révèle une entreprise barbare et inutile.

On agit comme s’il n’y avait aucune autre solution que de garder ce système vicieux en équilibre. Je crois que l’on se trompe d’équilibre ou plutôt que l’on se fait une mauvaise idée de ce qui est en jeu lorsque l’on parle de l’équilibre. Ilya Prigogine nous dit que « À l’équilibre, la matière est aveugle, tandis que loin de l’équiliibre, elle saisit des corrélations, elle voit. On aboutit à cette conclusion paradoxale qui veut que le non-équilibre soit source de structure. » (Ilya Prigogine, Le désordre créateur, Revue BIC n° 27, 1995/1) Maintenir en equilihre un monde par nature instable dépasse les possibilités humaines, par contre, « intégrer l’idée de l’instabilité dans notre vision de l’univers », peut aider les femmes et hommes à s’assurer un état d’équililbre dans un monde instable. Garder l’équilibre dans un monde instable, c’est s’engager dans une lutte réelle, c’est tout simplement vivre. J’ajouterai : « c’est même par là que la vie vaut la peine d’être vécue ». Seulement alors femmes et hommes pourront vraiment donner aux termes concurrence et compétitivité leur véritable signification : « poursuivre un même but en cherchant ensemble ». Tout un programme, un projet de société.

LE SAVOIR-ÊTRE EST AVANT TOUT UN SAVOIR-DEVENIR QUI PERMET DE DONNER UN AVENIR À SON SAVOIR-FAIRE, EN LE TRANSFORMANT.

Je voudrais maintenant considérer le savoir-être dans sa relation avec le savoir-faire. J’ai avancé au début de cet article que dans la deuxième période industrielle, l’homme n’avait d’autre qualité que la qualification que lui donne son savoir-faire. C’est en cela que Marcuse a pu parler d’homme unidimensionnel. Aujourd’hui, la situation est toute autre. L’évolution très rapide des technologies de pointe et des usages complexes qu’elles engagent, exige des protagonistes, aussi bien sur le terrain de production que dans les contextes sociaux et culturels, une forte aptitude d’adaptation à l’évolution rapide du métier. Ils se trouvent de plain-pied immergés dans un monde complexe, générateur de déséquilibre. Pour chacun, il va falloir apprendre à savoir être (à savoir devenir, nous le verrons un peu plus loin) dans cette instabilité. Mais qu’est-ce qui distingue le savoir-faire du savoir-être ?

Le savoir-faire se réfère directement aux compétences techniques, technologiques et aux usages productifs qui en découlent, soit l’exercice du métier, de la profession. Le savoir-être exprime le comportement de la femme et de l’homme face aux « astreintes » que l’évolution du métier, de la profession leur impose, tant au plan social que culturel.

L’expression savoir-être engage les deux mots savoir et être. Mais le terme être ne va pas de soi, il a de nombreux sens. En la circonstance, il est très important de préciser dans quel sens on l’entend. Je distinguerai un premier sens se rapportant au substantif être (comme dans un être humain, par exemple) le second concernant le verbe être. Pour le verbe être les anglais disent to be, au mot à mot : à être.

Ainsi, par exemple la fameuse question "to be or not to be" peut exprimer deux sens. Si l’on se réfère au substantif, la question de Shakespeare prendra à peu près la signification suivante : Être un sujet (référence à un étant) ou ne pas être ce sujet (cet étant-là). La deuxième interprétation s’articule à travers « le verbe être ». Au mot à mot de l’énoncé anglais, elle prend alors cette signification : « à être ou à ne pas être », ce qui signifie ni plus ni moins : « devenir ou ne pas devenir ». C’est cette acception (le devenir dans l’être) que je retiens quand j’évoque le « savoir-être ».

LE THÉÂTRE DES OPÉRATIONS. PRODUCTION/RECHERCHE/FORMATION, UN ENSEMBLE COORDONNÉ COHÉRENT.

Reste à circonscrire le champ socio-économique actuel où le changement opère. Soit d’évoquer en quelque sorte comment appréhender les choses sur « le théâtre des opérations ».

La relation production/recherche/formation, si nous voulons bien la saisir comme « un ensemble coordonné cohérent » peut nous aider à éclairer cette scène de l’activité humaine. L’expression ensemble cohérent coordonné évoque l’idée que la production, la recherche, la formation doivent être désormais saisies dans un même espace/temps. Ce point de vue amène à mettre en relation des contextes différents permettant de situer nettement les problématiques touchant à l’organisation du travail, non seulement en fonction de la production, de la consommation, du marché et du type de culture qu’ils expriment, mais surtout en y impliquant leur devenir : l’avenir de la femme, de l’homme dans l’entreprise, sur le marché ; et ceci en dehors du fait de les considérer comme simples composants des « ressources humaines ».


L’ESCLAVE DU BUT

Monsieur K. posait les questions suivantes : « Tous les matins mon voisin fait de la musique sur son gramophone. Pourquoi fait-il de la musique ? Parce qu’il fait de la gymnastique, me dit-on. Pourquoi fait-il de la gymnastique ? On me dit parce qu’il a besoin d’être fort. Pourquoi a-t-il besoin d’être fort ? Parce qu’il lui faut, dit-il, vaincre les ennemis qu’il a dans la ville. Pourquoi lui faut-il vaincre des ennemis ? Parce que, me dit-on, il veut manger. » Quand on lui eut dit que son voisin faisait de la musique pour faire de la gymnastique, de la gymnastique pour être fort, voulait être fort pour abattre ses ennemis, abattait ses ennemis pour manger, Monsieur K. posa la question : « Pourquoi mange-t-il ? »

(Bertolt Brecht : Histoires d’Almanach)


De ce point de vue, considérer les activités de produire, de chercher et de se former comme moments indissociables favorise à chaque étape une organisation du travail reliée avec le développement accéléré des modes de production. Un exemple : l’évolution rapide des métiers oblige les agents producteurs à trouver des méthodes pédagogiques qui s’adaptent rapidement aux nouvelles exigences de production. La recherche doit alors impliquer aussi la formation au savoir-être - savoir-devenir, en fait - avec l’évolution rapide du métier, de la profession. Les compétences humaines, individuelles et de groupe, les capacités d’interaction se présentent ainsi comme le moteur même du développement. Une évidence émerge alors : pas de développement économique sans en même temps un développement humain qui l’assure. Dès lors, l’expression ressource humaine, qui dans la deuxième période industrielle se rapportait très précisémentà « laforcede travail » désignera maintenant les « forces de l’esprit ». Il en découle, entre autres, que le développement doit s’appuyer en premier lieu sur l’individu (activité) et le groupe (interactivité) considérés comme les auteurs, acteurs et non plus interprètes du développement économique. Sous cet aspect, négliger le développement des capacités de l’homme, de la femme, de l’enfant ne pourra que nuire à l’essor économique. Pour avancer dans ce monde nouveau qui se profile, pour qu’ils aient un devenir, la femme, l’homme et l’enfant doivent désormais trouver des buts de vie, et ces buts de vie impliquent directement et simultanément les trois plans d’expression : la production, la recherche, la formation.

Mais ce n’est certainement pas à l’État, aux institutions, ni aux maîtres, aux leaders politiques, pas plus qu’aux professeurs spécialistes en sciences humaines ou autres qu’il revient de proposer ces buts de vie, c’est aux citoyens eux-mêmes à le faire (chacun avec tous). Il s’agit là bien sûr d’une entreprise qui concerne à tout égard autant le politique que la politique. Il demeure qu’il est du devoir de l’État, des institutions de faire en sorte de dégager les espaces, les lieux et les moyens utiles dans lesquels les citoyens pourront chercher les meilleures opportunités et possibilités de les concevoir. De même, c’est aux professeurs avec leurs étudiants de travailler ensemble à leur devenir, en engageant avec le monde actif (le monde productif) une activité qui implique à part entière les uns et les autres.

Je conclurai en avançant que le fait de prendre en compte la relation production/recherche/formation comme un « ensemble cohérent coordonné » indissociable, me semble offrir de bonnes opportunités pour aborder d’une manière concrète les questions touchant au travail, à son organisation, aux problèmes du chômage, de l’exclusion et de la précarisation.