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Numéro 5
Je n’attends plus Godot
Par Cristina BERTELLI |

La dépolitisation se nourrit de notre résignation devant l’état des choses. Et cette résignation quelle est-elle sinon le résultat d’une attente leurrée par l’idée que notre avenir ne nous appartient pas. Voyage au pays de ceux qui, attendant Godot, sont revenus de leurs illusions.

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Dans la mesure où la proposition des États du Devenir s’attache à valoriser les points de vue et les propositions de chacun afin de mettre en place une démarche d’ensemble, le projet politique qui y apparaît s’affirme comme une nécessité incontournable. Il me semble fécond d’ouvrir la porte à l’intuition, à l’invention, aux désirs de chacun pour concevoir, élaborer, penser nous-mêmes le paysage de notre avenir. Je trouve là les bases d’une activité pour « décrocher » plus librement d’un passé qui s’éternise en recouvrant notre vie.

Le degré de participation à cette entreprise dépend de chacun d’entre nous, parce que nous sommes tous différents et par là, notre engagement peut s’avérer à notre mesure. À chacun d’en juger : juger où aller, comment et jusqu’où aller.

Mais nous engager à quoi ?

La réponse est dans l’action même que chacun saura mener. Il s’agit, en l’occurrence, de s’avancer soi-même, de devenir capable de proposer, de se transformer, de sortir de cette injonction consensuelle qui nous dit que rester assis est bien commode.

Tout est à faire et surtout à ne pas refaire. Tout est à inventer, certes, mais pas n’importe quoi. Nos possibilités d’infléchir sur l’avenir sont contrecarrées, le plus souvent, par des conceptions qui appartiennent au passé. Comment tirer des leçons du passé, sans s’y engluer ? Comment trouver la force de bâtir un présent à notre mesure ? Le problème est clair, mais il s’impose rarement à l’esprit. Les changements auxquels nous devons faire face nous interdisent de trouver des solutions de compromis et d’être « des progressistes en douce ». Si nous ne voulons pas nous condamner à la seule spéculation, si nous voulons accompagner le changement auquel les temps obligent, nous devons apprendre non seulement à le penser, mais à changer, en tout premier lieu, notre vision du passé. Il faut bien se mettre dans la tête qu’il est impossible de revenir en arrière, qu’il est vain de retourner sur nos pas. Il faut apprendre à se frayer chemin dans les bronx des villes et des banlieues, et ce n’est pas là une entreprise aisée : il s’agit tout simplement de faire de la Cité (ville et banlieue) un espace de liberté.

Le non-sens apparaît à l’homme lorsqu’il n’a plus de raisons d’exister. Mais son angoisse grandit à mesure qu’il découvre qu’il n’a pas non plus de raisons de mourir.

Toutes les estimations depuis une décennie touchant à l’évolution des sociétés occidentales se sont effondrées sous les mêmes coups qui ont finalement abattu le mur de Berlin. Impossible donc de prévoir l’avenir à partir des seules données que nous offrent les mouvements du passé. Il n’en reste pas moins utile de voir ce qui nous a amené là, où nous en sommes aujourd’hui, ne serait-ce que pour formuler rigoureusement les questions susceptibles de répondre à nos attentes. D’autre part, il nous faut bien prendre garde à ne pas se borner à « imaginer » ce que nous pourrions changer, en oubliant en chemin, les facteurs qui portent à l’inertie : ce qui nous tire en arrière, sans que nous nous en rendions trop compte, ce qui nous fait refouler nos désirs pour consommer machinalement, au jour le jour, des besoins de pacotille.

Un peu partout, dans la morne ambiance de la crise, les gens, les victimes surtout, « se livrent à l’acte d’attendre » - sinistre activité à laquelle bien des gens sont aujourd’hui réduits. Inexplicable acte qui pousse à l’inaction, amene les sujets sociaux à ne rien espérer d’eux-mêmes, à ne plus rien tenter, à s’isoler, « à s’aplatir ». Les chômeurs, les jeunes en attente de travail représentent, nous explique-t-on, les éléments les plus passifs de la société, alors qu’ils devraient être à l’avant-garde des révoltés. Sans doute, la passivité obligée génère-t-elle cette autre plaie : la démission, la résignation. Tenir un jour de plus devient ainsi le seul objectif que visent les « sans travail ». Sans aucun doute, il est très facile de se résigner au rôle de victime. Il est très commode de s’abandonner à penser qu’il n’y a plus rien à faire pour changer le monde universitaire, le monde du travail, le monde tout court.

En 1952, le dramaturge Samuel Beckett écrivait la pièce En attendant Godot.

Ce qui importe ce n’est pas Godot, personnage insignifiant, ce qui compte c’est l’attente, et les deux protagonistes de la pièce attendent, attendent et ils comblent le vide de l’attente - de leur vie - à travers une conversation qui a constamment besoin de trouver un motif, un prétexte pour se poursuivre. Un dialogue qui s’épuise continuellement en réitérant le problème central : l’attente de Godot, attente de quelqu’un qui ne viendra pas. Cette attente devient la forme à travers laquelle se révèle la signification de l’existence humaine.

En représentant l’impossibilité de l’homme d’être lui-même, « l’acteur : l’auteur de ses actes », Beckett dépeint l’attente des hommes des années 50/60 dans la période d’expansion économique et sociale de l’après-guerre. La pièce décrétait l’impossible essor de l’homme dans un développement économique qui détruisait son originalité, l’aliénait, peu à peu, à la machine aveugle productrice.

Si l’attente de Godot représente l’impossibilité pour l’homme d’être lui-même, je dirai qu’aujourd’hui Godot est arrivé. J’affirme cela parce que les hommes, ceux qui l’attendaient, ceux qui l’espéraient « n’y sont pas arrivés » : je veux dire ne sont arrivés nulle part. Ils ont été emportés avec les années de prospérité qui n’ont été, pour eux, qu’une interminable et vaine attente. Tout simplement, ils n’ont jamais pu devenir des hommes, ils sont devenus des sujets, tout simplement. Des sujets de consommation d’une société, sans espace pour la vie.

Qu’en reste-t-il de « l’acte d’attendre » ? Et si Godot était arrivé et que nous ne l’avions pas vu ? Nous ne l’aurions sûrement pas vu puisque nous étions ailleurs, dans un espace clos, à contempler sur les écrans, petits et grands, le spectacle de notre vie, une vie qui ne nous était pas donnée à vivre, mais à regarder.

Je dirais que Godot est arrivé en même temps que l’impossibilité de l’homme d’être lui-même. C’est pour cela que nous ne l’avons peut-être pas vu repartir. Aujourd’hui, la pièce sociale que le présent nous offre, non plus à voir mais à vivre, remplace la scène de théâtre qui nous présentait l’attente de Godot. La solution à ce point est claire : il ne nous reste plus dorénavant qu’à conquérir cette scène pour en faire notre scène.

Nous avons regardé et nous continuons à contempler une culture en dissolution, à pleurer sur les idéaux qui se liquéfient. Si nous essayons de sortir des inévitables problématiques liées à l’impuissance, à l’acceptation de l’impuissance, dans le même temps nous nous obstinons à attendre encore et encore un Godot arrivé ou jamais venu, parti ou même, parti sans être venu. Un Godot, dieu d’un homme contraint, malgré les évidences de l’histoire, à se persuader qu’il lui est impossible d’être un homme. Arrêtons donc de « serrer les fesses », arrêtons de penser que la réalité objective est hors de l’homme. La réalité, c’est avant tout ce que nous allons faire de nous-mêmes. La réalité c’est ce à quoi nous allons nous engager : apprendre à se battre, en tout premier lieu, apprendre à partager d’autres points de vue, apprendre à ne pas se résigner, à proposer, plutôt. Apprendre, entre autres, que le stéréotype « homme » recouvre une réalité : une femme et un homme, apprendre à donner un nom à cette réalité, découvrir un féminin à Godot ou à Dieu, ou à nous-mêmes, qui replace les femmes et les hommes dans un ensemble manifestant la vie de l’un, de l’une, de l’ensemble.

J’ai invité, dans mon article paru dans le numéro 4 des Périphériques, à ne pas se laisser berner par l’injonction au consensus qui caractérise notre époque. Sortir de l’injonction consensuelle signifie ni plus ni moins s’engager dans une lutte, non pas une lutte contre quelque chose, mais plutôt une lutte pour s’en sortir par nous-mêmes, et quand je dis nous-mêmes, je n’entends pas seulement un nous-mêmes immergé dans le social, fondu dans le collectif, je parle avant tout de notre propre personne. Qu’en est-il de la lutte ? La lutte s’inscrit dans le temps : on lutte au présent tout en ne cessant de viser le devenir. C’est d’ailleurs le sens que nous donnons à l’expression un présent qui contient son devenir. C’est cette signification du mot lutte que le projet des États du Devenir propose. Il proclame : obligation nous est faite d’être bien présent dans sa vie. Le monde n’attend pas qu’on lui court après. Il va, avec nous ou sans nous. Que ceux qui se sont pliés à la résignation ne se fassent pas trop d’illusions, tôt ou tard, il faudra bien finir par prendre parti, ou sinon faudra-t-il prendre son parti de ne plus rien attendre du tout. Pourquoi ne pas commencer plutôt par se demander : Et si, après tout, j’étais capable d’être ce que j’ai déjà depuis si longtemps renoncé à devenir ? Si j’étais capable de faire acte de devenir ?