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Numéro 5
Les États du Devenir - positions politiques et culturelles -
Par Christopher YGGDRE |

Notre avenir ? La compétitivité n’est plus seulement l’impératif qui gouverne les échanges économiques, créant chômage et exclusion, elle est devenue à peu près la seule modalité du rapport à l’autre. Notre devenir ? Cum petere, cherchons-le ensemble.

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Je voudrais engager ici quelques réflexions concernant le fait de placer ces trois journées sous le signe du cum petere - chercher ensemble. Chacun des individus, ou des groupes qui participent à ce jour aux États du Devenir peuvent en avoir des approches très différentes. Il y a maintenant un an que les États du Devenir sont un projet en marche. Il est celui de tous ceux qui désirent répondre aux questions : qu’allons-nous et que voulons-nous devenir ? une manière de prendre le pouvoir de décider de nos vies. Malheureusement, la plupart du temps ce pouvoir nous est confisqué, par la force des choses sera-t-on tenté de dire. N’est-ce pas plutôt, par la force de l’habitude ? À l’origine, bien sûr, c’est le souvenir des États Généraux de 1789 qui nous a inspiré le projet des États du Devenir. À mon sens, un tel rappel permet surtout d’en cerner l’ambition, bien que, dit-on, l’Histoire ne se répète pas. Elle bégaie, on le dit aussi. La meilleure définition de ce projet, c’est encore de dire qu’il est à faire, qu’il représente pour des groupes et des individus la possibilité d’une expression commune à condition de s’engager pour un avenir à inventer afin de ne pas continuer à subir une existence « au jour le jour ».

Le processus de précarisation dans les pays industrialisés est un des plus puissants motifs des États du Devenir. La précarisation n’épargne plus aucune partie de la société, certains en sont encore préservés, d’autres en profitent même, mais pour combien de temps ? Ça peut tourner à la catastrophe, mais ça peut aussi durer longtemps : une longue maladie à laquelle les sociétés s’habituent. Le pire, sans doute. La précarisation est le fruit de notre impuissance : ne savoir imaginer l’avenir autrement qu’en termes de restauration de l’époque des Trente Glorieuses pourtant irréversiblement perdue pour nous. La guerre économique, aveugle, mortelle, serait paraît-il un moyen de retrouver le chemin de la prospérité. Qu’importe que des générations entières, des aspects de l’activité humaine, y soient sacrifiées l’avènement d’une sous-classe composée de tous les rejetés de l’emploi salarié, serait la seule solution envisageable pour sortir de la crise. La précarisation est présentée de fait comme inéluctable. Pour les jeunes, pour ceux « en attente d’un premier travail », on a même trouvé un terme affable et consensuel insertion. Insertion dans quoi ? Dans une société salariale qui aura de moins en moins besoin de salariés ? Dans un marché en crise qui n’a d’autre objectif que le profit ? Dans une économie qui n’a d’yeux et d’oreilles que pour le marché boursier ? Il n’est pas étonnant que tant d’individus découragés se soumettent au fatalisme que l’économisme néo-libéral programme dans les mentalités, à travers une pression médiatique jamais vue dans l’histoire humaine, mais pas moins étonnant aussi que la résistance s’organise. Ils existent, de plus en plus nombreux et différents, ces résistants qu’on pourrait appeler de la première heure. À mon sens, c’est un peu cela que les États du Devenir s’emploient à dire et à mettre en évidence.


Réussir c’est aller nulle part, mais c’est surtout y aller.


Nos inerties, nos soumissions, nos démissions quotidiennes constituent autant de complicités et de collaborations avec cette machine à broyer les humains. Nous avons le devoir de réagir si nous voulons encore avoir le droit de vivre librement. Nous ne pouvons pas plus nous permettre de sous-estimer que de surestimer la puissance de « ces nouveaux maîtres du monde », petit clan des décideurs et opérateurs économiques, potentats de la déréglementation, de la libéralisation, de la spéculation. Certes ils maintiennent à l’échelle de la planète cette fameuse guerre économique qui engendre les décisions les plus nuisibles qui soient à long terme et même à court terme pour les femmes et les hommes, mais je crois que nous devrions nous demander de toute urgence - nous en avons la possibilité et surtout la responsabilité -, comment créer un mouvement d’opposition capable de produire une pensée, des propositions et des actions susceptibles d’enrayer significativement « le fatalisme économiste » générateur de précarisation. Mettre sur la scène politique la question du devenir, c’est-à-dire d’un avenir que nous voulons construire ensemble, nous semble une bonne réponse à cette destinée inéluctable d’un monde soumis aux lois « naturelles » du marché. Faisons en sorte, alors, qu’au naturel économique réponde le culturel humain. Et cette culture humaine, inventons-la.

Le mouvement social de novembre-décembre est déjà une étape sur ce chemin, il a marqué une rupture, ébranlé les certitudes les plus établies, il a touché à la sacro-sainte puissance des idées dominantes de l’économisme, autrement dit à la puissance idéologique du libéralisme, de l’ultra-libéralisme, du néolibéralisme, ou même du libéralisme social, qui se défendent d’ailleurs d’être des doctrines, prétention impudente qui va jusqu’à se vouloir « le bon sens commun ». Cette puissance idéologique représente un courant dominateur au sens d’une pensée totalitaire. Néanmoins, il nous faut bien relever que ce mouvement de novembre-décembre 95, nous a laissés tous sur notre faim, faim au sens propre et figuré. Disons, qu’il nous incite à continuer de prendre de toutes les manières possibles nos responsabilités face à un monde en décomposition. « Français, encore un effort pour... » commençons donc plutôt à apprendre à savoir pourquoi, puisque de toute façon, nous sommes, comme on nous le répète à tout bout de phrase, promis à l’effort.

Pour en revenir aux États du Devenir, je voudrais préciser que ces trois journées représentent, moins l’image visible d’un événement que le moment d’une démarche plus profonde qu’il reste à approfondir. Il est impossible de dire à quoi aboutira un projet qui, par définition, espère énormément dans l’expression de la spécificité, de la différence de chacun, de chaque groupe, ceci non par souci moral, mais parce que l’expérience nous montre que cette manière de faire s’avère une véritable source de richesses. Il avait été proposé, lors d’une réunion des premiers participants, que l’expression des États du Devenir se concrétise à travers des Actes du Devenir qui, dans un sens très large, rendent compte de la diversité des propositions à travers une multiplicité de modes d’expression.

Je voudrais encore ajouter quelques mots sur la compétitivité. Si nous avons décidé de mettre la compétitivité en question durant ces trois journées, c’est bien parce que la signification qu’elle a prise aujourd’hui pourrit les rapports sociaux, qu’elle imprègne la culture de sa pensée unique, qu’elle gouverne les manières de vivre de chacun dans un ensemble inconsistant, de plus en plus pesant. La compétitivité n’est plus seulement l’impératif qui gouverne les échanges économiques, créant du chômage et de l’exclusion, elle est devenue à peu près la seule modalité du rapport à l’autre. Sur ce point, je mentionnerai l’analyse d’une journaliste américaine, publiée par le mensuel suisse Page 2 du mois de mai 1995, à propos des syndicats américains. Depuis plus d’une dizaine d’années le déclin de leur influence sur les décisions à l’intérieur des entreprises est considérable. La principale raison, c’est que d’une entreprise à l’autre, les fameuses lois de la concurrence se sont imposées à l’ensemble des personnels comme les seules lois valables pour la survie. « D’une entreprise à l’autre, nous sommes ennemis et nous devons nous éliminer ». Une telle conception des rapports entre les entreprises a empêché les salariés de formuler d’autres intérêts que ceux à court terme, liés à la rentabilité immédiate des firmes, et a réduit peu à peu les syndicats, à l’inefficacité, puis au silence.

J’évoquerai également, comme le remarque le Groupe de Lisbonne, le milieu de la recherche scientifique dans lequel, au nom de la compétitivité, sévit une guerre acharnée qui mesure tout objectif de recherche à une norme de rentabilité immédiate de la découverte. Si on ne retient que les seules recherches menées dans les laboratoires pharmaceutiques, on peut observer que beaucoup d’entre elles tiennent secrètes les applications éventuelles de leurs trouvailles, l’objectif se limitant à faire du fric, beaucoup et tout de suite et ceci, évidemment, de peur de voir les autres laboratoires s’en emparer et les mettre sur le marché avant elle. Par là, la recherche est condamnée à la servilité, aux tristes calculs marchands, et à terme, à l’isolement et la disparition.


Sun-Tzu disait que "celui qui n’a pas d’objectifs ne risque pas de les atteindre."


Ces deux exemples traduisent le fait que la compétitivité est devenue un fait culturel qui structure les comportements de ceux dont on aurait pu croire qu’ils ne seraient pas touchés par l’idéologie de la compétitivité. A contrario de certains laboratoires, qui font de la rétention de découvertes, l’avenir doit, sous peine de tragédies innombrables, genre scandale du sang contaminé, apprendre à partager les découvertes, ne serait-ce que pour faire avancer le mouvement de la science. J’aime penser que nous n’existons qu’à nous ouvrir à ce qu’il y a de radicalement autre chez l’autre.

En essayant de redonner au mot compétitivité son sens de « cum petere », il ne s’agit pas tant de décréter sa bonne volonté en ce qui concerne l’écoute réciproque, mais plutôt de voir à quelles difficultés, à quelles questions nouvelles, nous engage le fait de sortir de rapports régis par la compétitivité qui vise à l’élimination de l’autre. Des démarches, des projets, des initiatives ont aujourd’hui intérêt à se retrouver. Il est bon qu’ils sachent pouvoir compter les uns sur les autres, qu’ils apprennent à chercher les points de convergence, à donner une réalité tangible à des questions et objectifs communs. Réunir pour ces trois jours dans un même espace un réseau de centres culturels indépendants, un groupe d’économistes révoltés, un syndicat, une association de quartier des étudiants de toutes disciplines, une association de chômeurs, des chercheurs, un centre de formation, des plasticiens, une association de personnels d’hôpitaux psychiatriques, une autre de développement local, un groupe d’agriculteurs, pour ne citer qu’eux, engage à une écoute qui prend en compte la richesse des particularités de chaque partie. Il devrait y avoir là une possibilité, de mettre à l’épreuve nos capacités de dialogue, pour construire dans le mouvement même des rencontres un projet collectif à partir de paroles multiples.

Une des questions cruciales qui se pose, en l’occurrence, est la question de la coordination, donc de l’organisation. Ces trois journées peuvent nous offrir une excellente occasion de chercher de quelles manières s’organiser en dehors de la tutelle d’un appareil de contrôle préalable, quel qu’il soit, s’affublerait-il des meilleures intentions démocratiques. Notre conviction nous porte à ne pas nous fier à une organisation mais à chercher à s’organiser en fonction de ceux concernés, des actions et des activités mises en œuvre. Cette démarche demande d’expérimenter une manière de faire mouvement qui prévienne route hégémonie d’un groupe ou d’un discours. Une telle expérimentation représente un point important de la philosophie de ce projet. Le droit à l’expérimentation pour tout citoyen est une exigence intimement liée à la philosophie du projet des États du Devenir. Mais dans quel sens ? La recherche ne peut être le privilège de quelques spécialistes ou experts, mais devrait être en quelque sorte proposée démocratiquement à l’ensemble des citoyens.

Un passage de Qu’est-ce que la philosophie ? de Gilles Deleuze et Félix Guattari, m’a beaucoup interrogé : « Il faut beaucoup de rouerie et d’innocence à une philosophie de la communication qui prétend restaurer la société des amis ou même des sages en formant une opinion universelle comme "consensus" capable de moraliser les nations, les États, les marchés. Les droits de l’homme ne disent rien sur les modes d’existence immanents de l’homme pourvu de droits. Et la honte d’être un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hantent les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée pour le marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. »

Ainsi, ne pouvons-nous pas nous interroger sur une définition inachevée des rapports sociaux en démocratie, une définition propre à nous éclairer sur des décisions et des orientations à prendre d’urgence, si l’on ne veut pas laisser l’époque nous entraîner dans les champs de ruines de la précarisation, (plus encore, on pourrait parler de précarisation mentale). C’est quand la démocratie devient une routine, une banalité qu’elle n’est plus une démocratie. La grandeur de la démocratie est d’être toujours à faire, toujours à devenir, elle est le fruit de l’expérimentation sans cesse reconduite par l’ensemble des citoyens. À mes yeux, ce cum petere nous incite à arracher le mot même de démocratie à la plate idée « d’un droit à » alors qu’il s’agit « d’une activité des citoyens pour ». Arracher la démocratie aux plates certitudes du moment, pour la conquérir, en l’inventant ensemble sous la forme d’instants démocratiques, conçus, réalisés, vécus par chacun à sa façon.