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Numéro 5
Les réalités controversées, au-delà de la métaphore "de la scène à la vie"
Par Federica BERTELLI |

Être "acteur" ce n’est ni un statut, encore moins une fonction ou une identité. C’est plutôt une question à soulever, un problème à creuser dans une société où l’interprète précède, voire masque l’acteur.

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Au Laboratoire d’études pratiques sur le changement, les dispositifs que nous créons, scéniques et autres, impliquent la plupart du temps un travail sur un comportement d’acteur auquel nous donnons, à partir des racines étymologiques auteur et action, cette définition : l’acteur est l’auteur de ses actes. Nous parlons de l’acteur comme de l’homme qui s’organise, et ceci par rapport à l’interprète : l’homme exécutant forgé par la deuxième période industrielle, figure de ce siècle dont nos mentalités reflètent les traits, homme de l’organisation auquel nous nous confrontons tous, chaque jour. Mon expérience théâtrale m’amène à avancer que le théâtre, du moins une certaine manière de faire du théâtre qui s’en est profondément imprégnée, a immortalisé la figure de l’interprète à travers celle du comédien qui se voit assigné - comme on dirait de l’homme posté à son travail - à cette fonction : interpréter des personnages. J’aime beaucoup cette différenciation : l’acteur joue, alors que le comédien, l’interprète, tient un rôle.

Pourtant, lorsque l’on en revient aux mots tels quels, c’est bien cette définition que l’on retrouve, crue, dans un dictionnaire : « un acteur est celui qui interprète ». Irions-nous donc au Laboratoire à contresens de cette définition ? Il reste qu’aucune réflexion ne semble avoir été engagée pour nuancer les mots acteur et interprète, les différencier, que ce soit sur la scène théâtrale en général où comédien, acteur et interprète ont le même sens, qu’au niveau social et politique, lorsque l’on se gargarise du mot acteur pour désigner quelqu’un qui serait plus participatif, actif, définition un peu grossière et fort volontariste, démagogique le cas échéant. On les entend tous les jours ces incitations à être acteur dans des conditions socio-politiques où en réalité il n’est possible que de continuer à être tels que nous avons été, tels que les situations nous l’ont jusqu’ici permis : Interprètes. Un exemple significatif est la désignation de citoyen actif qui n’appelle ni plus ni moins qu’au vote comme seul acte démocratique possible dans un système de représentation politique qui ne sait que renvoyer à la représentation.

Dès lors que nous ne laissons plus les mots définir notre réalité, mais que nous nous risquons à leur donner un sens dans des contextes d’activités qui ne vont pas de soi, parler d’acteurs et d’interprètes, nous expose à des confusions, à des choix logiques dont il ne revient qu’à nous de les dénouer. Il y a risque d’amalgame. D’un autre point de vue, il y a défense d’acquis, défense d’une histoire qui s’est imposée ; à juste titre peut-être, mais en même temps il y a urgence, urgence de démêler les amalgames, de changer de logique. A n’importe quel prix ? Peut-être. Sans hésitation ? Sans doute. Pour quelle raison ? C’est ce que j’aimerais essayer de découvrir, sous un angle nouveau, bien sûr.

Qui ne s’est pas heurté à ces logiques ? Je me souviens tout particulièrement d’un amphi d’université, où se déroulait un stage de direction d’acteur à l’intention de futurs cinéastes. « On ne devient jamais le personnage ! », cette affirmation du professeur « écho du savoir » refait encore une fois surface, légitimée par ce paradoxe bien connu : il y a en permanence un décalage entre la pensée du comédien et celle du personnage. Parmi tous les élèves, il se trouvait un étudiant que les propos Wu professeur étonnaient quelque peu. Aujourd’hui, cet étudiant cherche encore à dénouer les nœuds que cette affirmation noue : « To be or not to be ? To be or not to be le personnage ? Je suis, il est, nous sommes. Il est et je ne suis pas, je suis, il n’est pas. Être ou ne jamais être le personnage ? » Comment comprendre le type de réflexion, de travail qu’il faut engager ? Pourquoi se donner tant de mal à interpréter un personnage si l’on sait d’avance qu’on ne le deviendra jamais ? Les apprentis comédiens se disent qu’ils peuvent interpréter des rôles. Le professeur se dit qu’il va leur apprendre à tenir des rôles. Depuis combien de temps la nave va-t-elle vers des terres connues ? La pensée du comédien n’est pas celle du personnage, cette phrase résonne toujours, aujourd’hui.

Il faudrait s’interroger sur cette coupure qui fonde l’interprète, se demander de quoi il retourne lorsqu’on l’invite à soumettre sa personnalité à ce qu’il a pour « mission » de représenter, le renvoyant ainsi à ce qu’il n’est pas, mais qu’on lui demande d’être, au travail, à l’université, partout, sur toutes les scènes de la vie. Produire ce que l’on devient, devenir ce que l’on se donne à devenir, est une démarche des plus hasardeuses dans des contextes où il est si facile de se laisser aller à vivre dans le flot des comportements, tout simplement, se laisser à être ce que l’on finit par accepter ne jamais pouvoir devenir ; démarche plus que hasardeuse, dangereuse, quand tout, autour de nous, ne cesse de s’écrouler et que l’on ne se borne plus qu’à embaumer des stéréotypes, des signes de reconnaissance, des valeurs béton. Bientôt il n’y aura plus que nos squelettes pour nous qualifier d’êtres humains. Ne sors pas de la norme !, nous dit la voix de notre conscience. Que chacun tienne son rôle ! Je n’ai plus de conscience, je la loue à n’importe qui, pour n’importe quoi, à n’importe quel prix. Cela est révoltant quand, même les exclus aujourd’hui en viennent à tenir leur rôle d’exclu. Réduits au court terme, une bien dangereuse pseudo-réalité est en train de devenir la nouvelle croyance : l’urgence de vivre ne peut plus donner à penser son devenir. J’en connais quelques-uns qui se battent contre cette vision de la vie, ils me donnent de l’espoir.

Il reste le professeur, les professeurs échos du savoir, ils sont toujours là. Pour eux l’objectif demeure : l’acteur doit s’effacer devant le personnage, tenir un rôle déjà-là, déjà écrit ou établi, ailleurs. Écoutons, encore, le professeur à l’université, commenter à ces étudiants le « jeu théâtral » : « c’est à chaque comédien de se créer ses images. » Et d’interroger : « Qu’est-ce qui fait contact entre toi et le texte ? » L’étudiant honnête (le futur honnête homme) a beau chercher, se reposer la question à lui-même, il n’arrive qu’à bredouiller : « Je ne sais pas, il ne m’est pas possible de répondre... je ne me suis jamais mis dans de pareilles situations ». Le professeur est très à l’aise pour trancher ce nœud apparent, il rétorque, assuré, à l’étudiant : « un comédien se doit d’imaginer toujours ce que pense, fait son personnage, mais attention !, il doit en même temps tenir compte de sa propre personne. Imagine toujours ce que tu ferais à sa place si tu étais lui. » Et de marteler : « la logique du comédien est de penser comme le personnage : pourquoi a-t-il du mal à dire ceci, pourquoi dit-il cela ?À quoi pense-t-il en disant ceci et cela ? Je le répète, l’acteur ne deviendra jamais le personnage, point à la ligne. »

Coller au personnage est bien ce qui pourrit l’interprète. Cette nécessité d’interpréter selon l’idée que l’on se fait de..., selon des critères établis à l’avance par..., se mettant à la place de..., ces astreintes nous tuent et elles tuent l’histoire, les personnages, la connaissance. Entre nous et les personnages il y a une réalité qui nous préexiste. Ce qui est demandé le plus souvent, ce n’est pas l’idée que l’on se fait, au sens de l’idée qui se forme et se cherche, mais bien de coller à une idée déjà-là que l’on aurait pour fonction de reprendre telle quelle : déjà faite, achevée par ceux qui nous ont précédé, le metteur en scène, le texte, le poids du savoir érigé en valeur immuable, le sens daté, dans toutes ses formules, le commun, le normatif, le bon, le mauvais sens, etc. Comment ne pas évoquer à ce point ces salles de cours érigées en monuments aux auteurs, cette manière qu’a l’université d’immortaliser la pensée des auteurs en interprétant leur message comme seule fin du savoir et voire, comme si les commentaires dont il fait l’objet représentaient le savoir lui-même. Un savoir qui préexiste à ce que nous pourrions en faire. Dans une encyclopédie, au mot acteur, on trouve cette définition : « l’agent de transmission indispensable entre le texte écrit par l’auteur et le spectateur qui le reçoit. Celui qui, essentiellement, agit, c’est-à-dire plie son corps, sa voix, sa mimique, à des actes imaginaires pour les projeter sur le public. » C’est bien le comportement d’interprète qui est exposé là, énoncé qui recouvre tout sens possible que le terme acteur implique, je ne renverrai qu’à l’étymologie agere, (produire ses actes).

À travers quels tortueux méandres de la pensée, l’interprète, plus précisément le comédien, parvient-il à se donner un modèle du personnage qui corresponde à une vérité du personnage en soi ? Il y a là plus qu’un paradoxe, une aberration. Je dirais une idée aberrante s’impose comme une loi : le personnage préexiste à l’idée que l’on s’en fait, il est la création d’un auteur qu’il ne faut surtout pas trahir. Il y aura toujours l’ombre de la véridicité qui planera sur nos esprits ! C’est là un point de vue inacceptable. Le texte d’un auteur ne peut être considéré que comme la matière première qui va permettre à l’acteur de « créer » un personnage à son image, car, en dernière instance, c’est l’acteur sur la scène qui supporte le sens de ce qui s’y manifeste. Que l’on cesse donc de vouloir s’imaginer correctement ce que les auteurs peuvent bien vouloir nous dire lorsqu’ils disent ce qu’ils disent et écrivent ce que l’on essaie d’interpréter. Que l’on en finisse avec ces situations où l’on perd du temps à perdre du temps à redire ce qui a été dit, à réexpliquer ce qui fait déjà sens. On essaie de coller à des pensées qui pourtant nous échappent. C’est à nous, à nos actes, nos actes d’acteur, de leur donner leur sens. Je ne crois pas au retour aux sources. Celui qui croit bien interpréter, peut-il jamais être sûr de détenir la bonne compréhension ? Qui donc définit le critère bon ou mauvais ? Si nous essayions plutôt de voir ce qui fait sens lorsqu’on lit ce qui est écrit et que l’on écoute ce qui est dit !

Mais l’amalgame entre acteur et interprète opérera toujours, dès lors que nous cessons de relativiser leur fonction. Par définition, encore et toujours : l’acteur c’est « quelqu’un qui est et qui n’est pas le personnage qu’il incarne. » Être ou ne pas être ? Être et ne pas être ? Acteur et interprète ont le même sens. Ces confusions arrangent peut-être bien des gens, mais la clarté n’y gagne pas grand chose. Que pourrait-on dire de l’acteur, auteur de ses actes ? Peut-on avancer, comme on le constate au laboratoire que « c’est parce qu’il est d’abord lui-même ’"actant", c’est-à-dire quelqu’un qui a appris à connaître, puis à exprimer ses différences à travers le développement de sa personnalité, que l’acteur peut aborder son rôle, construire son jeu, agir sur la scène, par là, se mettre en jeu, et jouer (« to perform ») à travers ce qui le met en jeu. » (Marc’O) ? Qu’est-ce qui me met en jeu et qu’est-ce que je mets en jeu ? Que sont mes actes alors ? En quoi en suis-je l’auteur ? L’acteur est-il auteur de ses actes lorsqu’il se plie à interpréter une image qui renvoie ailleurs ?


Comment comprendre le devenir, comment diffère-t-il de l’être ? Un tel confond son plan de carrière avec le devenir ; il a programmé son existence, on appelle cela éternité ou le temps immobile. Un autre au contraire ne sait pas ce qu’il va devenir, ce que devenir peut produire, ce que s’ouvrir au travail du temps peut promettre ; il ne sait pas, mais cette ignorance le rend disponible à l’imprévu ; l’imprévu a le sens d’une chance qu’il faut saisir aux limites du hasard.


Ce texte est un puzzle qui essaie de se recomposer, de trouver un sens. Mettre ensemble des pensées et observer ce qui se passe dans cette mise à l’épreuve, c’est sans doute un défi. D’un souvenir l’autre, je me souviens, je me souviens de ce professeur qui avait piqué une crise : « la silhouette du personnage c’est le corps de l’acteur ». Je me remémore encore cette phrase d’un dictionnaire, toujours à propos de l’acteur, toujours dans l’amalgame : « quelqu’un qui entretient avec l’imaginaire un rapport étrange, ambigu, difficile à préciser, parce que le lieu de ce rapport, c’est son propre corps. » Je me dis qu’il y en a bien des choses qui se passent sur ce corps, ce centre des choses, cet objet, sujet. C’est peut-être pour cela qu’on le veut lisse ce corps de l’interprète sur lequel le metteur en scène affiche la maîtrise du texte, lisse, comme la nudité de l’auditoire étudiant qu’à chaque cours le professeur s’évertue à recouvrir d’un vrai « éternellement vrai ». Pourquoi nous vouloir nus devant ces textes à interpréter ? Pourquoi nous laisser imposer leurs critères préétablis, qui portent le deuil de l’histoire ? N’existe-t-elle pas l’expression je suis vierge lorsque l’on s’apprête à interpréter ? Cette virginité devant les rôles que l’on va interpréter, comme « l’innocente jeunesse a l’université prête à apprendre, à croire et à adorer » (Schopenhauer) ? Cette humilité qui nous fait croire qu’avant de produire des connaissances, on doit d’abord, sagement apprendre. « La virginité originelle », c’est peut-être ce qui nous hante le plus aujourd’hui. Moi, j’ai envie de parler d’une modestie mal placée qui érige en grosses lettres les grands auteurs qui font les immenses personnages. La nudité de l’interprète est bien la garantie de cette inscription des traits du personnage sur son propre corps. Il arrive que l’interprète incarne tellement bien un personnage qu’il s’oublie lui-même (ce sont eux qui le disent, en tout cas). Nous contenterons-nous donc à n’être que cela, interprète pour représenter la valeur du texte hors du temps et de l’espace, interprète pour réjouir les spectateurs en leur faisant oublier ce qui se passe dans la vie, dans la vie de chacun, oublier la vie même, pour exalter des momies. Que de fantômes culturels polluent notre modernité !

Que se passerait-il, maintenant, si « l’honnête étudiant » se mettait à la place du professeur, futur honnête homme qui aimerait pouvoir enfin pousser à bout toute cette absurdité ? Et comment se comporterait le professeur retournant à l’adolescence comme ce personnage de Ferdydurke ? En utilisant le genre « littérature dramatique », voyons un peu cela :

L’étudiant demanderait au professeur qui s’apprête à « incarner son personnage » : « Alors, on va l’interpréter ce texte oui ou non ? » Devant l’hésitation du professeur, l’étudiant s’énerve : « Oui ou non ? Allez ! Allez ! qu’en est-il du personnage ? » Le professeur commence à « interpréter ». « C’est bien lui, oui, c’est ça ! » ironise l’étudiant. « Oui on a bien compris ce qu’il veut dire ! Qu’est-ce qu’on on aime bien être à sa place ! » Pour faire preuve de son excellente interprétation, le professeur devenu étudiant, jubilant prendrait des poses, exagérerait ou « en ferait des tonnes dans la sobriété ». Et l’étudiant caricaturant le professeur, d’enchérir, prenant à témoin les autres : « Oui, c’est bien cela, quand nous interprétons avec justesse notre personnage, nous en avons plein la bouche, plein les mots d’être lui. Qu’est-ce qu’elle vous va bien sa bouche, monsieur le professeur, on dirait qu’elle articule vos mots ». Bien sûr, si l’étudiant honnête se plaît à ironiser ainsi, c’est pour ne pas se comporter en étudiant aigri.

Pour prendre sa revanche aussi, peut-être, il s’amuserait à interrompre brutalement le professeur dans son jeu, en le tutoyant : « Attends, attends, tu es sûr que c’est ca, la bonne compréhension ? Il faut tout de même justifier les hésitations du texte ». Et pompeux il pourrait ajouter : « Il faut entrer dans le texte, décrypter les arcanes du texte ». Le professeur pourrait alors, sans doute, paniquer, balbutier, se perdre enfin, comme celui qui se veut inattaquable et qui pourtant s’écroule lorsque son pouvoir est démonté.

Si j’étais là, moi, le témoin de cette scène, je pourrais alors intervenir, parler à cet étudiant afin qu’il cesse de persécuter le professeur : « À quoi bon des règlements de compte ? Pose-lui tout simplement ces questions : à quoi cela t’engage t-il ? Quelles sont les conséquences d’une telle démarche ? » Sans doute, l’étudiant, futur honnête homme ne m’écouterait pas, il regarderait le professeur d’un œil indulgent, lui dirait : « Je vous vois bien éloigné de votre personnage mon cher ? Vous transgressez ! Vous transgressez ! » Et il ne resterait plus au professeur qu’à craquer sous le poids de cette pression, pourquoi pas, éclater en sanglots et s’effondrer en s’apitoyant sur lui-même : « Il y a des soirs où les images n’apparaissent pas. »

S’il fallait le consoler, je pourrais lui dire : « Ne vous en faites pas, il faut bien payer le prix, monsieur le professeur. N’oubliez pas ! N’oubliez pas ! Tout est joué d’avance : « un hypocrite (c’est ainsi que les Grecs appelaient le comédien), quelqu’un qui fait semblant, qui imite ce qu’il n’est pas, qui représente des actions qui ne sont pas les siennes. Quelqu’un qui s’exhibe, qui se montre et qui n’existe que par le regard du spectateur. » Si mon regard s’effondre où regarderez-vous ? Faut-il mon regard pour que vous existiez ? »

Bien sûr, peu importe ce que je dirais, l’étudiant pris dans son rôle le professeur s’obstinerait à s’acharner sur le professeur-étudiant : « Mais comment est-ce possible ? Ressaisissez-vous, voyons ! Si le personnage, par hasard, « a les boules » il faudra bien découvrir pourquoi il « a les boules » et si on n’arrive pas à savoir exactement pourquoi, il faudra bien trouver comment « avoir les boules » à sa place. » Faut bien que ça roule, au prix même de la trivialité.

Dans une pièce de Génération Chaos 2 intitulée « L’énigme de l’Oracle », dans laquelle je m’efforce de me comporter en « acteur », aucune histoire ou caractérisation des personnages n’a précédé son élaboration. On s’est donné comme matériel des bases rythmiques et un scénario de sens, ou plutôt des sens à faire « scénario », les trames de ce qu’il est possible de dire simplement à la lumière de cette phrase d’Héraclite d’Ephèse : « L’énigme de l’oracle : si tu n’espères pas, tu ne trouveras pas l’inespéré, qui est inexplorable et dans l’impossible. » À chaque fois que nous la « mettons en jeu », que nous nous présentons devant un public, notre défi est bien celui-ci : construire, musiciens et acteurs, ce que l’on fait et dit avec la voix, avec le corps, nouer un drama, un tragique de la scène.


"Comment se fait-il que les hommes se débarrassent aisément de leurs conceptions scientifiques et techniques quand elles se révèlent insuffisantes ou inadaptées, tandis qu’ils restent attachés à des croyances et sentiments « moraux » qui ne font plus que leur malheur, même quand ils inventent un immoralisme encore plus maladif ?"

Antonioni


Une histoire, tant d’histoires ont émergé durant les nombreuses présentations que nous avons données, des histoires qui tiennent à notre fragilité même de savoir les créer, de les concevoir dans l’instabilité que nous affrontons, pas à pas. Et à chaque représentation une nouvelle histoire, fruit d’un dépassement de nous-mêmes se révèle et ainsi d’histoire en histoire nous n’arrêtons pas de nous immerger dans la surprise : la production du sens de tous les possibles. Tout ceci n’aurait jamais pu prendre forme si nous avions défini à l’avance par souci de clarté une histoire à travers des identifications, des caractérisations. Nous aurions redit, indéfiniment, avec plus ou moins de nuances, la même histoire, rejouée dans les limites acceptables de notre rôle, comme l’impose tout projet préalable qui repose sur la fixation identitaire caractérisant les personnages prédéfinis.

Ne faut-il pas aujourd’hui s’interroger sur ce système de représentation qui, des professeurs agissant, au lycée, à l’université, en interprètes, aux metteurs en scène de théâtre qui défendent l’idéologie du comédien, nous oblige à nous soumettre à une caractérisation détaillée du personnage, de son passé, sa psychologie, ses traits, sa typologie, ses motivations, etc. Ce culte de l’identitaire, du contour social repérable, cette contrainte d’en rester à être casé à tout jamais dans sa vie, dans les fichiers des castings, est-il acceptable aujourd’hui ? Quand au cinéma la biographie des personnages est le préalable à leurs caractérisations comme il est enseigné dans les cours de cinéma, rien d’étonnant que l’on ne se soit plus surpris par ceux qui incarnent à l’écran ce que nous voyons tous les jours dans notre vie, histoire de... Mais, comprenons bien, que se débarrasser de l’interprète n’aura de sens qu’à voir ce qui fait problème, ce qui fait ou a fait tache d’huile, là où ça se joue, là où on se coltine soi-même, là où on se donne un devenir.

Je ne cherche pas une quelconque réalité, j’observe, des situations, des comportements, des activités et leurs conséquences. « L’abolition de l’aliénation de soi, suit la même voie que l’aliénation de soi », disait Marx. Il ne s’agit même pas de changer de sens, d’inverser le faux et le vrai. C’est peut-être simplement une question d’angle, de prise de vue, de choix de placement, d’éclairage. Savoir ce que l’on veut mettre en lumière, ce qui fait la différence entre un téléfilm et un film et qui pourtant en dit si long sur nos mentalités, sur nos pensées, sur notre présent. Je citerai ici à nouveau Marc’O, pour nuancer un peu ce que j’avance : « L’interprétation est, à ce moment-là, l’instrument de l’acteur et pas sa fin. Il ne veut pas être Hamlet, ni même l’interpréter. Il est Paul, Paul « se coltinant » Hamlet. À travers ceci, j’entends que c’est l0action elle-même, la "manière", le style d’être lui-même, soit d’imposer sa personnalité à Hamlet, qui fera sens et pas le contraire : la représentation d’Hamlet, par exemple, quand son enjeu est de s’incarner en Hamlet. Paul doit rester Paul et, "jouant Hamlet", devenir (découvrir) davantage encore Paul. Plus Paul atteint les limites extrêmes de lui-même, plus Hamlet peut se frayer chemin à travers les siècles. »

La question n’est pas tant que l’acteur crée ou refuse des rôles. Si rôle il y a, et rôle il peut tout à fait y avoir, comme le montre justement Marc’O, le projet de l’acteur n’est pas de s’y conformer au nom d’une idée qu’il s’en fait, mais bien de se saisir du texte, d’en user, de le transformer, d’en faire son expression, et cela certainement pas à partir de critères préétablis. L’acteur ne tient pas un rôle, il crée l’exigence du rôle, une nécessité qui lui permet de dire d’agir, de devenir. Tenir un rôle pour un acteur signifie : essayer de saisir le devenir du discours, du discours qui se fraye chemin à travers les siècles.

Parler de l’acteur et de l’interprète de la scène à la vie engage bien plus qu’à une simple métaphore. Un transfert de sens ne demande pas forcément à creuser le sens et se borner à le transférer, cela est bien trop commode. Affirmer la validité de cette métaphore, sans créer un autre espace de discours, ce n’est que la renvoyer à la futilité de figure de rhétorique. La figure est belle peut-être, mais notre position n’a pas changé pour autant. De plus, parler de simple transposition, cela peut vite renvoyer toute théâtralité à un seul système de représentation, alors qu’à travers l’acteur il s’agit de voir comment, de la scène à la vie et de la vie à la scène, l’on pourrait parler davantage de constructions scéniques de découvertes d’espaces, d’invention de manières d’être.

Essayons alors de voir ce que nous avons été, ce que nous pourrions être ou devenir et interrogeons-nous sur ce qui nous est transmis. Et s’il ne s’agissait plus de se mettre à la place de, mais chercher ces méthodes qui nous permettront de rester nous-mêmes. On pourra alors plus aisément trouver les autres manières d’interpréter qui s’accordent avec le développement de la personnalité. Elles existent les manières d’envisager autrement ce que nous allons entreprendre. Elles existent les possibilités de produire ce que l’on va devenir en interprétant des personnages, des personnages qui n’auront d’autres figurations que celles que nous saurons forger. Il y a des manières d’être qui font des éléments du passé la matière même de notre devenir. Il y a des situations qui nous offrent les chances de changer, de créer de nouvelles histoires, de se coltiner à nouveau la vie en la vivant. Il y a une manière d’appréhender la connaissance qui, la liant à nos actions, produit de la connaissance.