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Numéro 7
L’émergence du devenir citoyen
Par Marc’O |

Qu’est-ce qui fait qu’un colloque, une rencontre soient si rarement pour les participants des occasions de co-construire un projet commun qui exprime une conjonction d’idées en acte, non pas un amalgame d’impressions mises ensemble pour trouver un point de vue consensuel mettant tout le monde d’accord, mais un ensemble d’idées qui constitue un dispositif expressif dans lequel les possibilités de chacun peuvent jouer leur rôle : produire leur devenir ? Car qu’est-ce qu’une idée, un projet sans devenir ?

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Nous avons toujours souhaité que le projet des États du Devenir soit perçu comme une entreprise à faire par tous et pour tous. Aussi en tout premier lieu, tenions-nous à donner, à travers cette manifestation « Cum petere pour des États du Devenir », une réalité vivante à cette formule rhétorique « des États du Devenir, par tous et pour tous ». Cela n’était certes pas tâche facile.

Sans doute, dans le cadre du Laboratoire d’Études Pratiques sur le Changement, nous nous sommes livrés au plan pratique (expérimental) et théorique (conceptuel) à des recherches assez poussées dans cette direction. Nous avions donc quelques idées (à la fois méthodologiques et stratégiques) pour orienter les débats de ces trois journées. Ainsi avons-nous décidé d’intervenir surtout sur deux axes. Le premier, concernait l’organisation : rejet d’une organisation préalable à laquelle soumettre l’assemblée en faveur d’une assemblée qui essaie constamment de s’organiser. Le deuxième axe touchait au type de logique à adopter pendant ces trois journées : il s’agissait concrètement de choisir une logique de l’émergence (le faire émerger) de préférence à une logique reposant sur le traitement des informations. Je reprendrai ce thème dans la troisième partie de ce texte. Pour l’instant je me bornerai à noter que le choix du faire émerger s’imposait à nous d’évidence par le simple fait d’avoir dans l’intitulé de la manifestation les expressions « cum petere » (chercher ensemble) et « États du Devenir ».

Je voudrais maintenant faire quelques observations sur le déroulement de la manifestation. Premièrement, à travers une analyse prospective concernant le matin du premier jour : c’est ce matin-là, le vendredi, que les questions concernant l’organisation se sont posées avec le plus d’acuité. Deuxièmement, je ferai quelques observations relevant de cette « expérience » dans la mesure, toujours, où elle touche à l’Organisation et à ses contextes directs ; enfin, troisièmement, j’aborderai les conséquences que ces considérations impliquent dès lors que l’on évoque le « devenir citoyen ».

“Faire mouvement”, et non “faire un mouvement”

Dès le départ, donc, nous avons proposé que l’assemblée s’organise elle-même. Ce qui a été tout de suite accepté, sans trop de discussions. Mon propos dans cette première partie, consistera moins à exposer ce qui s’est passé, qu’à noter quelques points importants qui se sont révélés être des facteurs de blocage dans le cadre d’un projet qui vise plus à « faire mouvement » qu’à « faire un mouvement » : « faire mouvement » dans l’idée « d’une recherche » commune dont la finalité ne peut se trouver que dans l’action menée ensemble, alors que « faire un mouvement » suppose a priori une intention de constituer un mouvement, une formation politique, un parti ou tout autre rassemblement. C’est sur l’acte même de faire mouvement que nous voulions mettre l’accent et surtout sur la capacité des individus à produire ensemble un projet toujours ouvert.

Notons d’abord que la participation à ces trois journées a été très variable, de 250 personnes le matin du vendredi à plus de 300 l’après-midi, près de 400 le samedi et autant le dimanche sans oublier le défilé constant de visiteurs durant les trois jours créant un contexte curieux qui a sans doute joué un rôle non négligeable durant cette rencontre.

Dès le matin du vendredi, l’assemblée parvenait dans un temps relativement bref et une certaine confusion à trouver un semblant d’organisation. Pas de commissions, mais des tables installées dans la salle sans ordre précis. Chaque table (nous avons appelé ces tables des « espaces ») avait son thème. Treize thèmes avaient été initialement proposées dans le n° 6 des Périphériques vous parlent. La plupart des intitulés furent retenus, auxquels vinrent s’ajouter deux autres proposés par l’assemblée :

- L’agriculture. Quelle qualité pour demain ?
- « L’UniversCité », recherche fondamentale et cohésion sociale
- Les cités/banlieues, citoyens en France
- Les logiques de coopération
- L’évolution des politiques en matière de santé mentale
- Les luttes contre un ultra-libéralisme prédateur, l’exemple de la rébellion zapatiste au Chiapas
- L’expérimentation dans la philosophie
- Les politiques culturelles, enjeux politiques de la culture et des expressions artistiques. (Les interventions à cette table ont très vite tournées exclusivement autour de la question : qu’est-ce que la culture ?, et plus précisément autour de l’idée que chaque intervenant se faisait de la culture)
- L’attitude du citoyen face à la télévision, aux médias
- L’économie autrement
- Renouvellement des pratiques politiques et syndicales
- et enfin, les deux tables proposées par l’assemblée : une pour ceux qui ne trouvaient pas leur compte avec les thèmes proposés ; une autre touchant aux problèmes de l’organisation (notons que cette table ne trouva des débatteurs que le deuxième jour).


“Le devenir progresse conjointement à l’intérieur et tout autour de nous. Il n’est pas subordonné aux preuves de la nature ; il s’ajoute à elles et agit sur elles. Sauve est l’occurrence des événements magiques susceptibles de se produire devant nos yeux. Ils bouleversent, en l’enrichissant, un ordre trop souvent ingrat. La perception du fatal, la présence continue du risque, et cette part de l’obscur comme une grande rame plongeant dans les eaux, tiennent l’heure en haleine et nous maintiennent disponibles à sa hauteur.”

(René Char)


On convint à la suite de laisser le choix aux participants, soit de rester à une table pour conduire jusqu’à bonne fin la réflexion thématique, soit de se déplacer pour participer aux débats autour d’autres tables. L’assemblée s’accorda ensuite sur le fait que les travaux autour des tables (considérés comme « travail en commission ») aurait une durée d’une heure et demie pour commencer, suivie d’une brève interception débouchant sur une assemblée plénière dont le temps ne fut pas déterminé.

En réalité, une fois le travail des tables terminé, l’assistance, spontanément, poussa les tables qui se trouvaient au milieu de la salle vers les côtés, de telle sorte qu’à la fin un cercle se constitua, de fait. On se retrouva donc au moment de la séance plénière avec un centre vide, ce centre vide fut constamment maintenu lors des différentes séances plénières, ce qui ne manqua pas d’être remarqué et commenté. Les participants intervinrent alors à partir du travail mené à leur table.

Je ne parlerai pas ici de ce qui s’est passé autour de chaque table. Mon propos vise en gros les problématiques touchant à « l’assemblée plénière », moment où l’expression à travers « la démocratie la plus large » se trouve le plus fragilisée.

Le fait que le débat en plénière s’éternisa et qu’il tourna surtout autour de la question de l’Organisation - bien que des rapporteurs aient rendus compte de ce qui s’était passé à leur table -, n’avait pas de quoi surprendre. Il n’était guère pensable qu’un ensemble de gens réunis pour la première fois afin de débattre d’un projet à faire en commun puisse parvenir à définir une conduite, sinon en venant progressivement à bout de difficultés innombrables. Beaucoup étaient là pour dire quelque chose qui leur tenait à cœur, pour exposer leur projet personnel ou simplement pour entendre des arguments susceptibles de fortifier des convictions bien arrêtées ou éveiller leur curiosité. D’autant plus que la majorité des participants représentaient des associations, des syndicats, des collectifs, des groupes, des mini-communautés et autres formations engagées sur le terrain des luttes sociales, politiques et culturelles, d’autant encore - ne serait-ce qu’à travers leur pratique sur le terrain - que la plupart avaient beaucoup à témoigner en la matière.

Nous voulions éviter à tout prix que les débats s’enlisent dans d’interminables discussions où les spéculations succédant aux spéculations rendent impossible toute avancée, concernerait-elle la simple expression des idées. Assurément, si nous avions réservé un temps de parole aux intervenants, aux rapporteurs, aux experts, interventions suivies d’un débat, nous aurions évité la question épineuse de l’Organisation avec tout ce qu’elle génère de malentendus et de contradictions croisées, mais, du coup, nous nous serions retrouvés dans le cadre traditionnel de la majorité des rencontres ou colloques, qui font jurer à bien des participants qu’on ne les y reprendra plus. Nous aurions pu, également, concevoir des types d’interventions qui s’imposent d’évidence à l’assemblée. Cela encore ne nous est pas apparu une démarche heureuse. Si l’on visait pour les États du Devenir un « faire mouvement », il fallait absolument tout faire pour que l’organisation des débats se constitue, quelles que soient les difficultés, à travers « un commerce » (un échange à l’image du « commerce amoureux », certainement pas du « commerce grande surface ») mis en place et produit par les participants eux-mêmes. Faire en sorte, en somme, que des échanges se produisent transformant les intervenants en citoyens, ou plutôt, plus modestement en « devenant citoyens », et ceci par le simple fait qu’ils échangent leurs idées, leurs propositions, et échangeant, ils trouvent ainsi matière et manière de changer : changer leur point de vue, changer leurs perspectives, changer, on le verra très concrètement, leur manière de faire, de penser, d’être. Il y a là, une activité qui, de mon point de vue (et j’aurai à y revenir) exprime le devenir citoyen. C’est d’ailleurs ce sens que je pointe quand j’avance la formule : « on n’est citoyen qu’à le devenir ».

Ce n’est certes pas sans confusion que « les espaces » expliquaient ce qu’avaient été leurs délibérations, chacun essayant d’exposer, en même temps, le mal qu’il avait à en rendre clairement compte dans le cadre de l’assemblée plénière. C’est à travers des échanges difficiles que, peu à peu, une démarche a quand même pu émerger, d’une manière explicite, du moins suffisamment pour amener l’assemblée à vouloir poursuivre sa prospection dans le sens d’une « recherche ensemble », au prix de toutes les confusions, plutôt que de se donner des règles a priori, des règles pour maintenir un ordre qui, tout le monde le sentait bien, auraient ramené « les mêmes vieux blocages ».

Sortir du discours magistral

Deux sentiments se sont imposés à moi durant ces premières assemblées plénières. Premièrement, je me persuadais qu’il ne fallait pas cesser de modifier, tout le long des trois jours le type d’organisation ouverte choisie au départ. Deuxièmement, une conviction s’imposait à moi concernant le point suivant : Dans le cadre d’une réunion plénière, non seulement il fallait faire appel au savoir-faire de chacun (savoir parler, intervenir, débattre en l’occurrence) mais en même temps, il m’apparaissait important d’imaginer un espace, un temps pour concevoir, développer la question se rapportant au savoir-être de chacun, ce que plus concrètement, je dénommerai un « savoir-devenir citoyen ».

Grégoire Wallenborn : Dans le prolongement de cette notion de dispositif, je voudrais vous faire partager quelques expériences et réflexions que nous avons eues dans les ateliers de philosophie à Bruxelles. Nous essayons d’explorer des jeux qui ressemblent à de la philosophie. Je dois bien reconnaître que cela a été un échec ici, peut-être parce que l’on a oublié combien apprendre à se parler les uns les autres, à se faire confiance, prenait du temps. Il y a là probablement des leçons à tirer, à savoir qu’il est important de se donner des contraintes pour ralentir la parole, pour éviter que quelqu’un croit qu’il a tout de suite la bonne chose à dire. D’autre part il est important que, dans un dispositif où il y a prise de parole et écriture, les corps bougent aussi, c’est-à-dire que l’on ne soit pas assis à un endroit fixe qui crée un point de vue particulier sur l’espace, mais que, au contraire, l’on n’arrête pas de modifier son point de vue sur les autres et sur l’espace. Ce qui s’est passé ici depuis deux jours était d’une certaine manière une expérimentation sur les formes d’auto-organisation. Il y a des moments où je me suis dit qu’en assemblée plénière, il aurait été souhaitable d’inventer des contraintes assez claires par rapport à la prise de parole qui est toujours une prise de pouvoir. Comment donc instaure-t-on un dispositif qui sollicite une circulation de la parole et donc du pouvoir ?

Au départ, la situation dans une assemblée non planifiée est toujours délicate. On demande à chacun de s’organiser, de s’organiser ensemble. Mais, chacun et ensemble, ça ne se conjugue pas facilement. En ce qui concerne notre manifestation, la grande majorité était bien d’accord : être soi-même avec les autres est un projet tout à fait souhaitable. La question restait : comment ? Comment, quand on constate qu’à chaque pas de sa démarche, on s’enlise dans le cafouillage et l’embarras ? Que de ces « embrouilles », peu à peu, une forme arrive à circonscrire un contenu - pas toujours bien sûr - générant ce qu’on appelle « un acte créateur », est très difficilement discernable dans ces périodes où le doute (de soi et des autres) s’impose à chaque pas, l’évidence des difficultés ne cessant de freiner le désir même de poursuivre. Et pourtant, il me reste à constater que cette aspiration de la part de nombreux participants de recourir à la poésie, à l’art a surgi le plus souvent dans ces instants où tout semblait se dissoudre dans un désordre inextricable. Que, d’autre part, cette aspiration au poétique, à l’acte artistique ait émergé dans ces moments mêmes où le public pensait à une manière démocratique (au sens le plus fort du terme : démocratie à faire) de s’organiser, donne bien aux deux termes poésie et art une force que la phrase de Lautréamont « la poésie doit avoir pour objectif la vérité pratique » traduit parfaitement. Mais comment ? Voilà bien la question têtue qui ne cesse de subsister.

Et cette question s’est déclinée sous maint aspects, empruntant différentes formes, provoquant des situations contrastées et contradictoires qui débouchaient sur d’incessants blocages. Néanmoins, son sens profond m’a paru pouvoir se formuler à travers cette demande : dans la confusion qui caractérise la situation mondiale d’aujourd’hui, qu’en est-il du devenir citoyen ? J’ajouterai : en l’état des choses, y a-t-il même un devenir citoyen possible ?

Par ailleurs, il me semble qu’une réponse implicite semblait être partagée par une large partie de l’assistance : il faut sortir du discours magistral, ainsi que de celui pseudo-démocratique, du dispositif qui distribue la parole selon la formule : « chacun son tour ». En somme, engendrer « un côte à côte » qui seul permettra la prospection à travers le projet d’avancer ensemble. À ce point, je voudrais signaler un type de blocage qui se manifeste souvent dans la plupart des colloques et rencontres. Plus que de parler d’un blocage, l’emploi du néologisme fétichisation éclairera mieux cette situation de fait. Il s’agit de la fétichisation du « discours lisse » sans faille et sans épine, d’un type de discours qui court partout, à la télé, à la radio, dans les journaux et dans toute adresse aux « petites gens », aux « idiots » (étymologiquement, aux étrangers, les étrangers aux speechs des sérails qui établissent d’autorité les vérités). L’expression « discours lisse », dans cette optique désigne le discours savant dès lors que ce discours parle savant (c’est-à-dire quand le terme parle est savant bien plus que ce dont il parle), discours d’autorité qui d’autorité se reconnaît immédiatement au ton, ce « ton grand seigneur » qu’évoque Kant.

Dans tous les domaines, de l’école à l’université, du livre, au cinéma, à la télévision, le discours lisse, fini et parfait, le petit bijou métalinguistique, le clip verbal qui en jette, qu’il concerne le discours magistral, le débat ou encore le bien nommé « talk-show », tendent à imposer dans tout échange ses paramètres absolus et leur autorité. En la circonstance, nous n’avons plus affaire à des échanges de vue, mais à un affichage éhonté d’images indiscutables, indiscutablement savantes qui par là interdisent toute contestation. Ce fétichisme rampant, refoulé, non dit, et en même temps difficilement accepté du discours lisse ou de la simple intervention magistrale, plus que de polluer rencontres et débats, neutralise toutes les possibilités inhérentes aux expressions du vivant. La tendance qui domine, dans tous les cas de figure, est de vouloir dire : très précisément, il s’agit d’un « vouloir dire », plus que de dire. En l’occurrence, ce que l’on sait, et ce que l’on veut faire savoir plus que tout, c’est que l’on appartient à la catégories de ceux qui savent. Quoi ? Peu importe. Le « bien dire » reconnu d’avance suffisant à témoigner de « son savoir »). Mais à ce point, ce savoir, on pourrait plus justement le qualifier d’un savoir bien dire, d’un ton reconnu du savoir et non plus de savoir (surtout pas de savoir pluriels), et à la suite qualifier ces colloques, ces rencontres qui marquent l’époque de colloques, rencontres de gens qui viennent se reconnaître mutuellement comme « ceux qui savent parce qu’ils savent montrer qu’ils savent ». C’est ce ton reconnu et imposé qui caractérise le discours magistral. Et de ce ton, je dirais qu’il discrédite tout savoir.

Bien sûr, ce « certain ton » conduit les experts à se reconnaître, et les autres, « ceux qui veulent savoir » à les reconnaître en tant qu’experts. Il demeure que ces « savants-là » ne sont en rien représentatifs d’un dialogue pouvant constituer un savoir en mouvement. Pas plus que les soliloques parallèles qu’ils débitent ne peuvent prétendre à articuler une manifestation de voix multiples essayant de bien poser ensemble un problème pour mieux le comprendre. Il n’y a là au mieux qu’une enfilade de propos « bien torchés », destinés à constituer le discours spectacle : le discours qui n’a pour finalité que le spectacle, le spectacle de ceux qui savent, littéralement talk show. Il ne constitue qu’une harangue d’experts ramenant tout à des critères de compétence qui exhibent les mêmes appréciations sur la chose à l’avance jugée, « pré-jugée ».

L’époque (surtout les années 80 du marketing triomphant, et de son média favori la télévision) a installé chez tout intervenant dans un débat public la mystifiante peur d’être pris en flagrant délit de ne pas apparaître aux yeux de ceux à qui il s’adresse (les autres) comme « le Maître » d’une pensée bien rodée incontestable, critère premier de sa compétence. L’accès aux espaces, aux processus et aux protocoles conduisant à la créativité se trouve de la sorte barré, rendant sinon impossible, du moins tout à fait improbable une ouverture de la pensée sur une activité, connexion seule susceptible de donner contenu et forme à toute intuition.

Faisons donc fi du discours magistral, non pas, certes, en le supprimant, mais en le considérant comme un moment d’expression parmi d’autres, une petite phase stable dans un ensemble chaotique tendant à s’organiser. Aucune instance qui vise à faire sens, mouvement, sens en mouvement, mouvement du sens ne peut prétendre en soi faire autorité. Avancer, c’est faire avancer sa pensée avec les autres, découvrir à travers et avec les autres découvertes, inventer et mettre en jeu ensemble une perspective pour de nouvelles découvertes et de nouvelles inventions : « gestus amoureux » où l’attention (l’écoute) à ce qui fait sens finit par produire ce sens. N’ayons, donc, pas peur de chercher au prix de balbutier, de tâtonner, de nous frayer chemin dans un déjà-là qui n’est là que comme objet de notre interrogation. On n’est pas savant à bien dire quoi que ce soit, serait-on le meilleur. On cherche et parfois on trouve, et ce n’est pas là activité de « celui qui parle bien », c’est une prospection sur des terrains inconnus où ça dérape.

Se mettre, encore, bien en tête que « l’acte de comprendre », ne consiste pas à vouloir obtenir un savoir de celui supposé le détenir, dans la mesure simplement où chacun se retrouvera alors, du coup, installé dans une organisation pyramidale qui institue un échange de haut en bas et établit la relation maître/élève dans un cadre aliénant qui ne permet guère de comprendre ce qu’il y a à comprendre. Ne devrions-nous pas plutôt « commettre » un acte vital - une exigence citoyenne - qui consisterait à ce que chacun cherche à travers la parole qu’il engage une réponse de la part de l’autre, de tous les autres. Et surtout, c’est là un point important, sans oublier celui de qui on n’attend rien, tellement il est inexistant, inexistence de celle ou celui qui ne parlent jamais parce que la communauté les a oubliés et rejetés, les oublient et les rejettent dans leur mutisme. À force de n’avoir pas voulu ou su, c’est la même chose, les voir, les voir se débattre dans leur aphasie, le temps aidant, on les a laissé former cette majorité silencieuse dans laquelle la haine lepéniste et autre fait son nid. La difficulté de l’accès à la parole pour une grande partie de la population est un fait probant. Un désastre potentiel. On ne peut s’expliquer le monde que l’on veut construire, quand on jette aux oubliettes une partie de ce monde que « l’on manque à voir ». Malheureusement, le silence trop souvent nourrit l’acquiescement des silencieux et débouche sur les pires élucubrations haineuses, revanchardes des grandes gueules. Cela est simple à comprendre, mais paradoxe, je suis prêt à parier que la complexité commence à ce point de simplicité. Et dans ce strict sens, dénouer la complexité, n’est-ce pas commencer par nouer le dialogue avec cette frange si nombreuse de la population, au point de la dénommer majorité silencieuse ?

Je ne pense pas que ces considérations que j’essaie ici même d’exprimer aient été celles du public, mais en tout cas, ça a commencé à bégayer dans tous les sens du mot et certains y ont même trouvé une occasion d’intervenir et du plaisir. À mes yeux, cette procédure de recherche, les tâtonnements qui l’accompagnèrent ont engendré une démarche fructueuse, même si cette situation chaotique a pu indisposer une partie de l’assistance. Renoncer au discours lisse, c’est d’emblée accepter de perdre ses repères et surtout de se retrouver sans critères pour juger ses actes. Les discussions ramenaient, régulièrement à cette problématique : ordre et désordre. Et les questions qui, dès lors, se posaient d’évidence à beaucoup étaient : comment le plus vite possible sortir du désordre ? Comment mettre à tout prix de l’ordre dans ce désordre ?, alors que la question qui pour ma part émergeait était plutôt : que faire de ce désordre ? suivie aussitôt d’une autre : Que faire dans ce désordre ? Un désordre qui intuitivement pour beaucoup se révélait comme « un désordre créateur ». Pour moi, le mot désordre a pris ce sens : « désordre, pluriel d’ordre », soit encore, désobéissance à l’Ordre majuscule.

Quoiqu’il en soit, j’ai pu constater que, progressivement, au cours de ces trois journées le discours lisse (le ton magistral) n’a plus eu très bonne presse. On s’est retrouvé en plein frayage. Le bégaiement, les hésitations, s’étant installés, comme je l’ai signalé un peu plus haut, l’idée de la créativité pour sortir de la confusion a progressivement pris consistance. Voyons d’un peu plus près comment et dans quel sens ?

Lentement cette idée a germé : il nous faut une scène, une scène pour l’expérimentation, une scène sur laquelle les citoyens pourraient « agir et s’observer » à travers toutes sortes de pratiques à inventer ou à réinventer, à travers des procédures mettant en jeu le « relationnel humain dans un cadre citoyen ». Là encore, il me faut reconnaître que nous avons poussé un peu à la roue pour faire émerger ce recours à l’expérimentation. J’ai moi-même proposé quelques formes d’interventions très simples de l’ordre de la théâtralité qui n’ont été ni refusées, ni acceptées. J’ai préféré ne pas trop insister, étant nous-mêmes pas si bien préparés. Sans conteste, des recherches demandaient à être poursuivies, par ailleurs.

Les États du Devenir existent déjà depuis près d’un an et demi. Quelques réunions avec des associations, des groupes, des personnes diverses ont eu lieu épisodiquement. Lors d’un débat sur la citoyenneté, une participante a proposé de revendiquer, pour le citoyen, ce droit à l’expérimentation, un droit qui n’est reconnu la plupart du temps qu’aux seuls experts et spécialistes reconnus comme tels. Il est apparu à la plupart que réclamer pour le citoyen ce droit à l’expérimentation n’était pas une vaine revendication un peu démagogique.

En fin de compte, les participants sont tombés d’accord sur le fait que l’expérimentation pouvait représenter une possibilité loin d’être négligeable pour donner au terme comprendre une consistance, une réalité que seule une relation directe « des uns avec les autres » pouvait établir. Le verbe comprendre dans cette logique prenait consistance au plan du concret en tant qu’une activité de connaissance susceptible de faire émerger des actes de connaissances. Quel peut être le sens du verbe comprendre s’il se révèle impossible de donner un champ d’activité à ce que l’on veut percevoir, saisir ? Donner un champ d’activité pour comprendre et se comprendre, implique, de fait, le citoyen dans la question de son devenir. Que l’on s’étonne pas alors qu’un rêve de Leibniz ait été de « créer un établissement qui serait à la fois un parc d’attractions et un immense laboratoire de pratiques culturelles et scientifiques ». Cette phrase citée pendant les débats a amené cette réponse : Faisons de ce rêve une exigence politique.

Et de nouveau resurgit la question : mais comment ?

À être citoyen

Tenter de donner forme et contenu à cette question m’engage à sortir du cadre des trois journées, elle m’amène à hasarder quelques considérations personnelles exprimant en quelque sorte la leçon que je tire de cette manifestation. Mais pour cela, il me faut revenir, d’une manière un peu plus théorique sur certains des points exposés plus haut. En premier lieu, en poursuivant un peu les considérations touchant à l’expérimentation citoyenne.

1) - Lorsque l’on se réfère à la pratique citoyenne, l’expérience, et a fortiori l’expérimentation, se présente comme une difficulté extrême. Il s’agit en l’occurrence de mettre l’individu en face de ses responsabilités de citoyen, responsabilités que chacun est tenu de prendre s’il veut accéder à la citoyenneté. Nous avons là peut-être le premier devoir qui se présente à tout individu pour devenir un citoyen. Disons, plus prosaïquement, qu’il se trouve face à une astreinte qui s’impose à lui, une astreinte qui traduit cette idée : chaque prétendant citoyen doit comprendre ce qui fait de lui, de chacun dans un ensemble, un être humain qui peut disposer des moyens utiles pour co-construire sa vie (son devenir) avec les autres, les autres astreints à la même responsabilité. Mais pour comprendre, comme l’écrit Nietzsche, il faut agir.

Dans un premier temps, la question touchant à l’expérimentation dans le cadre de l’exercice de la citoyenneté, est peu évidente. Par le simple fait que pour expérimenter, il faut imaginer un lieu, un espace, des moyens pour concevoir, agir et réaliser. Imaginer ce lieu, cet espace, c’est déjà là une idée complexe. Dans un premier temps, il va falloir que chacun prenne conscience de la nécessité d’« établissements » tels que l’évoque le rêve de Leibniz.

Si l’on pense qu’il a fallu des siècles pour rendre tangible aux yeux de tous (à la conscience citoyenne) la nécessité d’établissements publics d’enseignement (Écoles et Universités) dans lesquels tous les enfants pourraient acquérir un savoir, on a envie de baisser les bras. D’un autre point de vue, si l’on se réfère à l’histoire de l’École et de l’Université, on constate que cette vocation à produire de « l’expérience et de l’expérimentation » se trouve inscrite, de fait, dans les démarches scolaires et surtout universitaires de la plupart des pays démocratiques. Ce qui s’est passé, c’est qu’à travers son évolution, l’enseignement a morcelé les savoir. Il s’en est suivi l’identification de l’individu à la seule qualification, en particulier à la qualification professionnelle (à travers le diplôme ou l’absence de diplôme, pour les bas emplois) que les grilles de salaires s’appliquent à mesurer. Ce système d’évaluation de l’être humain en tant que ressource (au même titre que les ressources matérielles, économiques, financières, technologiques) a abouti peu à peuà transformer chacun en un consommateur sur le marché de l’économie mondiale. Ce sont les capacités de consommation propres à un individu dans le cadre du marché qui, en dernière instance, vont établir la place de chacun dans l’ordre social. C’est là toute une culture (culture middle class) et justement, c’est de cette culture dont il s’agit de sortir, à présent, pour accéder à un devenir citoyen.


“L’acte politique est nécessairement polémique puisqu’il institue un rapport d’égalité là où il y avait une différence radicale : entre « les animaux politiques », citoyens parce que habilités à parler, et ceux à qui étaient déniées la possibilité et la capacité de parler.”

(Jacques Rancière)


Dans le cadre de cette culture fondée sur « le tout économique », la citoyenneté a perdu peu à peu sa place ou du moins s’est contentée d’une « toute petite place » mesurée pratiquement au seul droit de vote. De la même manière, peu à peu l’École, l’Université ont-elles été amenées à ne pouvoir répondre qu’aux seules visées de la qualification professionnelle (« professionnalisantes » si l’on se rapporte a l’évolution des cursus universitaires), vidant de toute possibilité la réalité citoyenne, privant chacun de l’espace où son devenir puisse se co-construire avec les autres.

C’est dans le cadre de cette situation que se pose l’exigence d’un projet politique visant à obtenir les lieux et les moyens utiles (matériels, pédagogiques, conceptuels) pour développer les capacités liées à la responsabilité de chacun dans le cadre d’un ensemble, espaces où chaque femme, chaque homme, chaque adolescent pourraient accéder à un comportement de citoyen. En cela, la première démarche pour un devenir citoyen passe bien par une revendication des moyens (lieux et espaces) pour créer cet établissement que le rêve de Leibniz évoque, établissement dans lequel seule l’auto-pédagogie (une pédagogie qui s’invente à travers cette question « comment devenir citoyen ensemble ? ») pourra apporter à l’École et l’Université ce deuxième souffle qu’il lui faut trouver, aujourd’hui.

2) - Ces quelques considérations sur « l’expérience et l’expérimentation citoyennes » avancées, je voudrais maintenant revenir un peu sur les problématiques touchant à l’Organisation - à toute organisation - en particulier en cherchant à déceler ce qui, à travers la problématique de l’Organisation, fait obstacle au devenir citoyen. Comme je l’ai avancé au début de ce texte, une grande partie des participants à la manifestation étaient opposés à ces dispositifs plus ou moins sophistiqués issus de la société industrielle qui, partout, sur tous les terrains de la vie vouent l’être humain (homme, femme, adolescent) aux Organisations. Il me faudrait sans doute expliquer - mais cela m’est guère possible dans le cadre de ce texte - comment et de quelle manière toute Organisation tend à structurer son existence, sa dynamique à travers une bureaucratie plus ou moins efficiente, une bureaucratie qui se révèle comme « le bras opérationnel » soumettant les activités diverses au seul intérêt de ceux qui la contrôlent. D’innombrables textes ont débattu du sujet Organisations et bureaucraties donnant lieux aux spéculations les plus divergentes. Pour ma part, en dehors du fait que ces textes aient su quelques fois exciter mon imagination, je ne peux que constater que j’ai peu retenu en la matière (si ce n’est l’analyse remarquable sur la bureaucratie faite par Claude Lefort).

Ceci étant, durant ces trois journées, nous avons quand même essayé de concevoir, d’inventer des protocoles, des procédures, facilitant l’interactivité des uns avec les autres en nous interdisant toute dérive bureaucratique. Face à « l’homme de l’Organisation », nous avons voulu imaginer « la femme, l’homme s’organisant », s’organisant à travers, pendant et avec leur activité. Cette prétention invite, bien sûr, d’entrée de champ à penser à un autre type de société. En fait, dès le départ, ce choix révèle deux démarches, deux façons de faire, de penser, d’être qui n’engagent certes pas au même devenir. Très concrètement deux logiques que j’ai évoquées au commencement de ce texte, se présentent là.

3) - La première logique, inhérente aux systèmes qui reposent sur l’Organisation, renvoie à la conception d’un programme préalable qu’il s’agit de réaliser. Cette option s’en remet à la logique dite « du traitement de l’information », suffisante la plupart du temps pour exécuter un programme. Son exécution, dépend virtuellement d’un savoir-faire (très précisément, « un savoir-déjà-faire » : compétence attachée à l’exercice du métier) de chacun et des possibilités l’exercice du métier) de chacun et des possibilités interactives que l’Organisation (le plus souvent d’une manière bureaucratique) est susceptible d’offrir à l’ensemble des personnes qu’elle planifie. Dans cette logique, les compétences - inhérentes au métier, à la profession, la plupart du temps - déterminent les rôles tenus par chacun dans le cadre d’une hiérarchie qui place les uns et les autres à un poste de travail : lieu d’un savoir-faire. À la suite, si l’on veut donner un sens au savoir-être, on ne pourra le faire dépendre que de la façon dont chacun exécutera son rôle. Dans ce cadre (taylorien), le savoir-être est en quelque sorte une manifestation de la compétence liée au savoir-faire. C’est ce point de vue que j’ai soutenu, dans le n° 4 des Périphériques, avec l’article intitulé l’Homme disqualifié, avatar de « l’homme qualifié » par la seule capacité que lui donne le poste de travail.

La deuxième logique exige que l’individu s’organise en temps qu’il produit (agit), en même temps qu’il apprend, qu’il connaît, en même temps qu’il construit en co-construisant avec les autres. Cette seconde logique qui coordonne chez un même individu « un savoir être/penser/faire autrement » préfigure une démarche bien différente, une démarche complexe qui demande non seulement une réflexion approfondie, postulant la prise en compte de nombreux contextes, mais exige, en première instance, un constant recours à l’expérimentation, à la pratique, à la prise en compte du vivant, des vivants à travers leur interaction. En fait, cette logique noue dans un même espace/temps action et connaissance : la connaissance par l’action et l’action elle-même nourrie par la connaissance. Malheureusement, cette procédure de penser, de faire, d’être (de devenir très exactement, on le verra plus loin) ne va pas de soi, ne serait-ce que du fait de n’avoir appris nulle part cette logique, et surtout de n’avoir pas appris à en user, certainement pas à l’école ou à l’université (revoilà l’exigence d’un établissement comme celui du rêve de Leibniz).

Sans doute. cette logique en acte est-elle présente partout dans l’Histoire humaine, dans les périodes justement où l’Histoire se fait, dans ces moments indistincts où « une époque quitte une époque, en construisant une autre ». Que l’on me pardonne cette formule, mais je la préfère à celle peut-être plus correcte « une époque qui ferait place à une autre », dans la mesure où, précisément, les problèmes qui se posent à ces moments de rupture [1] tournent autour de la difficulté des êtres humains à sortir de l’époque qu’ils ont pourtant contribué à faire. Plus exactement, encore, pour nous dépêtrer de ce paradoxe, devons-nous chercher à sortir de cette contradiction, d’une part, « d’un monde qui n’a plus de sens », alors que, d’autre part, cette idée têtue ne cesse en même temps de nous tourmenter : « comment continuer à vivre encore un peu dans ce monde où je vis si mal, mais dont j’ai peur de sortir ? »
Cette deuxième logique que nous évoquons repose sur l’idée d’émergence. Le terme émergence est malheureusement en vogue, aujourd’hui, je dis malheureusement, parce que son sens concret se fonde d’un type d’expérience dont beaucoup de ceux qui l’utilisent n’ont même pas idée. Il faut donc le prendre avec beaucoup de précaution et ne surtout pas cesser de l’expliquer, je dirai encore plus précisément en co-construire le sens.

Dans le cadre de cet article, je me contenterais de signaler que par émergence, j’entends une capacité des individus, des groupes à rendre perceptibles des problématiques nouvelles touchant à la production des savoir (mode de faire, de penser, d’être) dans le cadre d’une activité donnée. C’est ce sens qui me porte à avancer que la citoyenneté est le fruit moins d’un droit donné ou à réclamer à l’État que du développement des capacités se constituant à partir de l’activité concertée des ressortissants d’un pays pour devenir citoyen.

Être citoyen, nous l’avons vu, c’est avant tout faire en sorte de posséder les moyens, les espaces et le temps pour le devenir. Il est évident que la grande majorité d’entre nous n’a ni les uns (les espaces), ni l’autre (le temps) et il est encore plus évident que la conquête de ces moyens, ces espaces et ce temps, dépendra beaucoup des capacités « démocratiques » (le plus de démocratie à donner au quotidien, partout) dont sauront se doter les ressortissants pour devenir des citoyens.

4) - Pour terminer, je voudrais dégager un terrain de prospection pour donner à ce terme émergence une réalité. En l’occurrence, plus que parler d’émergence, il faudrait proposer à l’examen l’expression verbale faire émerger : faire émerger soi-même, soi-même avec les autres dans cette activité menée ensemble pour devenir citoyen, pour construire un présent où le devenir de chacun serait pris en compte en même temps que le devenir de la cité, de la cité en relation avec toutes les autres cités dans le monde. Prendre en compte le devenir, signifie alors concrètement, être capable de, entre autres et c’est sans doute le plus important : être capable de savoir-être (devenir) en relation avec son savoir-faire.

D’où ce troisième facteur : apprendre à savoir-penser au présent son devenir. D’où, encore, cette journée que nous avons dédié à la philosophie. Le groupe Philosophes Debout essaie déjà depuis une année de répondre à la question d’un « comment penser autrement ? » posé par Michel Foucault ; je renvoie à leur travail, en particulier aux articles publiés dans divers numéros des Périphériques et à la pièce : « Prélude à une philosophie en acte pour des philosophes debout ». Pour ma part, je me bornerais, ici, à dégager quelques éléments utiles pour « donner sens » à l’expression « savoir-être » dans le cadre d’un devenir citoyen.

Comme je l’ai bien souvent développée dans les numéros précédents, je voudrais encore une fois prendre en considération une notion fondamentale tenant au savoir-être : le mot être dans cette locution ne se rapporte pas au substantif, il se réfère au verbe. Mais pour saisir le sens du mot devenir dans le savoir-être, il faudra encore aller chercher ailleurs. Je l’ai recherché, ce sens, au pied de la lettre de la langue anglaise, soit en retenant l’infinitif du verbe anglais to be. En le traduisant en français au mot à mot, soit « à être, on peut débusquer un sens du mot être que le français n’exprime pas d’évidence [2] Ainsi, il va suffire de prêter le sens littéral de to be au verbe français être pour « faire émerger » clairement l’idée d’un « savoir-à-être » évoquant ce savoir-devenir que j’aimerais voir impliqué chaque fois que se présente l’expression « savoir-être ». C’est cette implication qui m’amène à avancer que toute activité qui prend en compte la logique du « faire émerger » (le chercheur en sciences cognitives Francisco Varela propose le néologisme « to enact », je renvoie à ses travaux) engage de la part des acteurs des capacités liées autant au savoir-être (savoir-devenir) qu’au savoir-faire. C’est même par là qu’ils deviennent des acteurs. Il y aurait bien sûr beaucoup à ajouter sur ce sujet. Mais il m’est impossible dans le cadre de cet article de m’étendre davantage. Disons que ces quelques remarques n’ont d’autre ambition que d’ouvrir une piste pour la réflexion.

En guise de conclusion, j’aimerais soutenir qu’au cours de cette manifestation, plus que d’un droit formel accordé à tout ressortissant d’une nation, le « devenir citoyen » s’est présenté comme exprimant avant tout des possibilités : les possibilités que tout être humain doit se donner (une lutte politique) pour développer concrètement sa citoyenneté. Ce point de vue permet de saisir la citoyenneté à travers trois instances du savoir qui ont si souvent émergées au cours des débats : savoir-penser, savoir-faire et savoir-être (devenir).

Bien sûr, dès l’instant où l’on se risque à concevoir le devenir citoyen (à la lettre, il s’agit pour chacun de « se découvrir », de « s’inventer ») à travers un savoir-faire, un savoir-penser et un savoir-être (devenir), une exigence se présente : essayer de rendre perceptibles quels types d’activités se dégagent dès lors de ces trois plans ? Ce qui évidemment invite à examiner profondément les trois points rapportés plus haut. Mon intention est de questionner mon intuition à ce sujet en me posant les trois questions suivantes :

- le savoir-faire, en tant qu’il implique « un faire de chacun avec les autres » ne dégage-t-il pas très nettement une position touchant à l’éthique : une éthique des citoyens ?

- le savoir-penser ne se référerait-il pas, lui, à une opportunité dont il faudrait faire un droit démocratique, une possibilité concrète donnée à chacun pour réfléchir avec les autres sur les usages, les lois, les conventions que l’activité citoyenne est susceptible de générer ? Cette exigence circonscrit en quelque sorte un cadre philosophique, dégageant par là un espace pour une philosophie des citoyens. Très précisément, il s’agirait de concevoir une politique des citoyens pour penser avec « les philosophes de terrain » (disons, ceux qui sont engagés à plein temps dans la philosophie) le devenir citoyen.
- le savoir-être (devenir) m’apparaît comme un comportement citoyen, une manière en sorte d’être soi-même avec ce que l’on pense et ce que l’on fait. Dans cette hypothèse, l’idée du savoir-être (devenir) dégage cette question : comment cultiver sa différence, sa différence avec les autres ? La réflexion que j’ai pu mener sur ce sujet m’amène à avancer que ce savoir-être pourrait se fonder de ce que j’ai envie d’appeler une poïétique citoyenne. Bien sûr, ce terme poïétique mérite d’être longuement explicité, nous travaillons actuellement dans le cadre du Laboratoire d’Études Pratiques sur le Changement à essayer de donner sens et réalité à ce mot, nous ne manquerons pas d’en reparler.

[1Ces moments de rupture sont en même temps ceux où le refus de la rupture est le plus virulent, les partisans de la rupture et ceux qui sont contre s’opposant le plus souvent jusqu’à ce que « ça » casse, dans le drame, la guerre et trop fréquemment l’horreur.

[2L’ambiguïté du verbe être dans la langue française nourrit pas mal de controverses, en particulier en philosophie. Je renvoie à ce propos au petit livre de E. Levinas, De l’existence à l’existant, éd. Vrin