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Numéro 8
Quelle Université pour aujourd’hui, demain et après-demain ?
Par Olivier VOIROL |

Un pôle de résistance quelque part en Suisse

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INTRODUCTION

La grève à l’Université de Lausanne en avril a surpris par son ampleur, jamais vue auparavant en Suisse, sa combativité et son invention. Pendant deux semaines, du 14 au 28 avril dernier, les étudiants ont débrayé les cours, créé des ateliers de travail, sont descendus en ville (le campus de Lausanne est très excentré) pour sensibiliser un public plus large par des moyens ludiques (théâtre, chanson, tracts) et pour instaurer un rapport de force avec le Conseil d’État (occupation des locaux du chef du Département de l’Instruction publique, puis après une tentative de fuite digne de Varennes, deux Conseillers d’État sont sommés de s’expliquer devant une foule de grévistes qui les entoure et concèdent un rendez-vous). Les raisons de la grève sont multiples : l’opération d’économie Orchidée - lancée par le Conseil d’État il y a maintenant deux ans - soumet l’université comme l’ensemble du secteur public à un plan d’austérité. Pour l’Unil (Université de Lausanne), ceci implique notamment une diminution des postes et une augmentation du travail pour le corps intermédiaire (assistants). De plus, une nouvelle loi sur l’université, finalement repoussée en partie grâce à la grève, voulait instaurer une soumission des relations entre les autorités politiques et l’Université à un « contrat de prestation » et la restriction de la participation des étudiants et des assistants aux processus décisionnels. Les grévistes prévoient les conséquences suivantes : désengagement de l’État, mise en cause de l’indépendance et de l’autonomie de l’enseignement et de la recherche fondamentale, diminution du nombre des usagers (numerus clausus, augmentation du taux d’échec), appauvrissement de la diversité de l’offre (suppression de cours, d’institut, voire de faculté) qui pourrait résulter d’un rapprochement avec l’université de Genève, du moins de la manière dont cela se fait, c’est-à-dire par le haut. Hormis le retrait de ces mesures, ils revendiquent une dotation supplémentaire de postes pour le corps intermédiaire qui assure la qualité pédagogique et l’encadrement des séminaires (seul lieu où les étudiants élaborent leurs propres thématiques), la création d’une chaire d’économies alternatives et d’un institut d’études féministes afin de développer le pluralisme des savoir. Ils réaffirment en outre leur volonté de garantir et de développer une université publique dans son financement, démocratique et non-sexiste dans son accès, et participative dans son fonctionnement.

Avant de voir les perspectives du mouvement pour le futur, donnons encore quelques pistes pour comprendre son succès. Une nouvelle forme d’expression du politique sous la forme d’actions symboliques a sans doute joué un grand rôle. La théâtralité des interventions publiques a été un jaillissement d’invention et d’humour où le plaisir de celles et ceux qui en étaient les acteurs contaminait les spectateurs. La radicalité heureuse a été sans conteste un des grands traits du mouvement lausannois d’avril-mai 97 : la mise en avant d’une forme plus participative, par des actions symboliques, la prise de conscience progressive des enjeux autour de l’université, le plaisir partagé lors des différentes discussions (dans les ateliers de réflexion et dans les cafétérias), un certain suspense au jour le jour, le goût retrouvé pour une certaine impertinence, la découverte que l’on n’est pas seul à ressentir certaines aberrations du système, l’enthousiasme de connaître de nouvelles personnes et de briser certaines barrières expliquent en grande partie l’ampleur et la durée exceptionnelle de cette grève.

Pour ce qui est des perspectives d’avenir, le mouvement, ayant pris acte du refus d’en découdre avec les autorités et pour éviter l’épuisement des forces, a trouvé plus sage de viser une expansion par des contacts avec la fonction publique, les autres universités suisses et pourquoi pas françaises pour préparer une rentrée d’automne chaude (grève nationale, voire européenne, soyons réalistes, demandons l’impossible !). Un préavis de grève a, du reste, été lancé pour cette échéance qui coïncide avec le vote du budget fortement inspiré par les mesures d’austérité. Revenons sur les revendications qui ont émané au cours du mouvement, notamment une réflexion sur le type de savoir que peut offrir l’université, savoir critique ou au service des entreprises, un savoir technique, directement applicable et à la botte de la demande du marché de l’emploi.

Yves Sancey
assistant en Sciences Politiques à l’Unil - Comité de grève - et
Sonja Kellenberger,
étudiante en Sociologie à Paris X-Nanterre.

QUELQUES NOTES SUR “ L’EMPLOYABILITE”

Vu l’évolution de la discussion de ce groupe de travail, il ne semble pas totalement inutile de rappeler ici quelques éléments afin de ne pas céder une fois de plus du terrain devant les attaques virulentes contre la formation, en virant dans de faux débats ou des problèmes qu’il n’est pas de notre ressort de résoudre ici à l’uni (université) dans le cadre de cette mobilisation étudiante. Il est en outre important de sortir du débat technique (même si nous devons poser des revendications concrètes, souvent techniques) et d’avancer des propositions larges offrant des perspectives nouvelles.

On ne change pas la forme des choux en changeant d’arrosoir... Le rôle de l’université est-il de résoudre la crise de l’emploi ?

La situation de plein emploi qu’on a connu ces dernières décennies est enterrée. Qui ose encore prétendre aujourd’hui, hormis les prétentieux et les charlatans, être en demeure de réinstaurer le plein emploi et la stabilité, à l’heure où l’armée des sans emploi et des précaires grossit de jour en jour et où l’on ne compte plus les licenciements, les délocalisations, la massification des statuts intérimaires ? Et ce ne sont pas les politiques fantoches de création d’emplois bidons, sous-qualifiés, mal-payés, déclassés, précaires, etc., etc., qui arrangeront l’affaire. Rien à attendre non plus de l’éventuelle reprise économique promise depuis belle lurette. On assiste aujourd’hui à des mutations structurelles de grande ampleur orchestrées notamment par la lame de fond néo-libérale. Face à ces transformations, le recours à la formation comme traitement social du chômage est un leurre : depuis quand peut-on modifier la structure de l’emploi en modifiant la structure de la formation ? Bref, ce n’est pas à l’université de répondre à la crise de l’emploi en révolutionnant ses savoir. Les étudiant-e-s ne sont pas en mesure de transformer le rapport de force entre patrons et salariés si ce n’est par des appels à la solidarité dans la lutte.


Féminin et masculin : il est bien douloureux de constater que souvent l’homme et la femme ne savent pas être autre chose que homme et femme. Malgré eux, ils portent les habits auxquels on les a habitués, éduqués. Ces rôles sont trop imprégnés dans leur peau d’être humain, homme, femme, côté masculin et féminin qui se perd dans le brouillard des mécanismes au détriment des intuitions. L’homme reconnaît l’homme, fuie la femme qui n’est pas sa maîtresse mais qui se veut son égal. Il y a cette expression d’homme à homme qui traduit bien cette attitude du sérieux. C’est sa part de féminin que barre l’homme pour se reconnaître dans ceux qui sont plus hommes que lui, plus arrivés, plus mûrs. Jamais une femme pourra être un référant pour un homme qui cherche l’homme à homme. Qu’est-ce qui se perd ? La possibilité de l’échange, de l’échange pour changer, du féminin au masculin, du masculin au féminin.


Lorsque l’emploi courait les rues, on se posait peu la question de l’adéquation des savoir universitaires au marché du travail. Maintenant qu’il se terre au fond des poubelles, on tente d’adapter les savoir académiques aux exigences du marché, produisant ainsi des gens porteurs de connaissances applicables mais incapables de les appliquer. C’est donc à n’y plus rien comprendre : on veut adapter l’uni à des emplois qui n’existent presque plus. Or c’est justement en pareille période de crise qu’il incombe à l’Université de dispenser des savoir critiques, constructifs, en rupture avec la conjoncture et aptes à offrir des alternatives, et cela en dépit du fait que cette institution sociale continue de jouer un rôle premier dans la reproduction sociale des « élites » et des masses dirigeantes.

Il est hors de nos forces de s’opposer à nous seuls au vaste mouvement de précarisation et de licenciements, tout au plus peut-on faire entendre notre voix depuis la galaxie universitaire. Face à cette tendance que l’on peut donc difficilement infléchir, la question est de savoir si l’on veut peupler les lendemains de cette société de précaires et de sans emplois capables de penser et d’agir de façon critique et enclins à proposer des voies de sortie, entre autres grâce à une formation leur ayant donné les outils pour le faire, ou si l’on préfère être entourés de gens tout aussi précaires connaissant les moindres rouages du management ou du marketing mais au demeurant incultes et peu disposés à partager sur leur société une vision critique et novatrice.

Tout fout le camp... même “la formation”. L’érosion rapide des savoir en milieu professionnel

Une autre raison pour laquelle il est ridicule de vouloir adapter le savoir de l’uni aux savoir du marché du travail réside dans l’actuelle fluidité et la rapide évanescence des savoir. Les récentes transformations économiques et structurelles ont donné lieu à une obsolescence rapide des connaissances et un renouvellement permanent des exigences professionnelles. Il est clair que la plupart d’entre nous seront certainement (cond) amenés au cours de leur parcours professionnel à changer plusieurs fois de travail, sinon de secteur d’activité.

Une uni « professionnelle » se devrait d’adapter ses contenus aux nouvelles exigences techniques en perpétuel renouvellement. L’université doit-elle entrer dans ce jeu-là ? La réponse est clairement non. Premièrement, elle n’en est tout simplement pas capable, n’ayant pas les moyens de procéder à un perpétuel rajustement des savoir tel qu’on le trouve dans le marché du travail. Deuxièmement, sa vocation est de dispenser des savoir « de base » à partir desquels les gens seront capables de s’orienter sur des savoir plus spécifiques. En bref, elle doit apprendre à apprendre, c’est-à-dire apprendre à réfléchir de manière systématique sur des problèmes, à penser par soi-même, mais aussi à critiquer, remettre en cause. Elle doit s’affranchir de l’ingénierie éducative et de l’instrumentalisation du savoir qui tend visiblement à s’imposer jusque dans des sphères largement épargnées par la logique du marché.

Entreprise sur l’université ou la marchandisation du savoir

Depuis quelque temps, les milieux politiques et économiques dominants cherchent à imposer sur l’uni et le système de formation en général des logiques de performance et de compétitivité en place au sein des entreprises. Cela s’accompagne par des tentatives de parfaire la mainmise de l’entreprise sur le savoir académique.


Les cadavres figurants ou jusqu’où peuvent aller les besoins de l’art.

Interrogeons-nous sur un monde du spectacle qui réduit des individus à être employés pour de la figuration dans une société où les listes d’attente des entreprises de castings ressemblent étrangement a celles de l’ANPE. N’importe quel rôle pour n’importe quel emploi vacant.

Première

J’ai eu l’occasion d’assister à un ballet d’une chorégraphe que le prospectus de présentation décrivait de la sorte : « la chorégraphe cette fois-ci, n’a pas fait appel à un styliste pour habiller ces danseurs. C’est en simple bleu de travail que les danseurs évolueront sur la scène, tels de simples ouvriers entièrement soumis à la main du chorégraphe. » L’art se présente-t-il comme l’arrière-garde de la société industrielle ?

Deuxième

Je vis une fois une pièce de théâtre, où le principe selon lequel les comédiens, les hommes sur la scène doivent servir le texte, était poussé jusqu’à la caricature. Afin de ne pas polluer par aucune sorte de nuisances humaines, trop humaines, la pureté et la beauté du texte, l’ordre leur avait été donné de ne pas faire le moindre mouvement. C’était un spectacle pathétique que de voir ces comédiens faire des efforts effroyables pour ne pas bouger et être le plus inexpressif possible.

(Jérémie Piolat)


L’université n’a rien à voir avec une entreprise appelée à vendre ses produits sur un marché du savoir régi par la loi de l’offre et de la demande. Elle n’a rien à apprendre des en en entreprises car sa final i té est profondément différente, elle représente une sphère sociale en partie indépendante, hors du marché et de ses logiques de concurrence et de compétitivité. Il suffit de voir à quel point les adeptes de l’efficacité, qui prêchent leur bonne parole à coups de dossiers bourrés de statistiques et s’amusent très sérieusement à quantifier la connaissance, s’avèrent incapables de produire des performances mesurables et de définir la rentabilité de l’investissement intellectuel. Transformer l’université en entreprise revient à assassiner l’université pour donner naissance à une sorte d’hybride désarticulé et subordonné aux processus marchands.

Diverses personnes issues de toutes tendances politiques entendent faire endosser à l’ensemble de la société le prix de la diffusion d’un type de savoir assuré jusqu’ici par les industriels au travers de fondations et de centres de formation. Ces promoteurs d’un type nouveau entendent faire de l’uni et des services éducatifs en général des lieux de relais propices des technologies intellectuelles répondant aux exigences actuelles de la gestion sociale et du marketing généralisé.

Cependant, le rôle de l’université n’est pas de répandre un savoir dont la finalité se résume à son utilité et sa stricte « applicabilité » en milieu industriel ou autre. Si pourtant il devait en être ainsi, alors il serait légitime de revendiquer la privatisation de l’université. En effet, aucune raison ne justifie qu’une formation orientée vers la seule performance et l’exploitation des gens, assurée jadis sur le tas par les groupes industriels, le soit désormais avec le porte-monnaie des contribuables. Mais il va sans dire qu’en pareille situation des pans entiers des disciplines académiques auraient disparu, celles notamment considérées comme « inutiles » et irrécupérables pour la rationalisation pédagogique, comme par exemple la philosophie, la recherche fondamentale, la théologie, l’histoire, une bonne partie de la sociologie, de l’anthropologie et de la science politique, etc..

Le débat sur la privatisation des hautes écoles comporte par conséquent deux niveaux. Il doit porter tout autant sur le mode de financement que sur le contenu du savoir dispensé.

Penser à après-demain

La lame de fond néo-libérale n’est certainement pas à son terme, même si ses impasses sont connues depuis longtemps. Cependant, le néo-libéralisme n’est pas immuable, ses nombreuses contradictions aboutiront un jour ou l’autre à une crise sociale de grande ampleur et à un probable retour de vapeur. En attendant, ses politiques ravagent négligemment ce que les luttes sociales ont péniblement érigé au cours de ce siècle. Au niveau des savoir, elles sont souvent accompagnées par une résignation générale et une dévalorisation des discours « intellectualisés » ou critiques au profit de technologies gestionnaires. Faut-il pour autant lâcher le morceau au profit des apôtres de la « pensée unique » ?

Non. Il paraît essentiel de ne pas renoncer à des positions considérées à tort comme trop « extrêmes » ou peu en phase avec l’opinion commune. Car le jour où il sera question de développer largement des alternatives et de les appliquer, il se peut bien que l’institution universitaire en soit devenue incapable. Bref, il importe que les étudiant-e-s d’aujourd’hui pensent à long terme et évitent d’affadir leurs positions en transigeant avec les idées et en se limitant aux seules considérations présentes, sans quoi s’en sera définitivement fait de ce qui reste encore de savoir critiques à l’université.

Un projet éducatif pour une société démocratique

À la tendance actuelle il convient d’opposer un projet éducatif dont le principe repose sur une véritable démocratisation de l’enseignement au service d’une société véritablement démocratique. L’enseignement ne peut certes pas à lui seul démocratiser une société non démocratique. Il peut par contre porter un idéal éducatif d’auto-formation permanente susceptible de se diffuser dans l’ensemble de la société. Or la mise en œuvre de ce projet suppose des structures d’enseignement décentes ainsi que des structures participatives à tous les niveaux de la formation. C’est là le sens des revendications étudiantes actuelles.

Plus globalement, la réalisation de ce projet se traduirait dans une société pédagogique ayant pour but une revitalisation des onctions critiques menant à une délibération démocratique ouverte et non discriminatoire. Cet idéal d’une société pédagogique se fonde sur un modèle éducatif élaboré en opposition aux modèles de formation ultra-professionnalisée qui s’imposent aujourd’hui. C’est en cela qu’il faut refuser la rationalisation pédagogique et le faux débat autour de « l’employabilité », véritable masque d’une instrumentalisation du savoir et des individus propre à faire la part belle à l’emprise totale de la logique marchande.