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Numéro 10
Le poïétique
Par Yovan GILLES |

Combien de fois n’a-t-on pas annoncé la mort de l’art ? Or, même le marché n’a pas réussi à avoir sa peau, au contraire il la vend chère. Autrement désirable serait plutôt la mort d’un regard sur l’art tel qu’il s’ajuste aux desseins, aux folies et aux narcissismes des créateurs. Des créateurs enfin libérés !, pourrions-nous scander alors. Au commencement n’était pas le verbe, mais la voix qui cherche ses mots, la poésie qui court après un commencement.

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Le verbe "poièn" qui signifie produire, faire, a donné son nom à la poésie. Dans L’Origine de l’Œuvre d’Art, Heidegger fait remarquer que l’art de l’artisan et l’art du poète sont désignés tous deux en Grec par tekne. Le nom qui désigne l’artiste et l’artisan étant le même, la nature de leurs productions ne les distingue pas, au point que la langue dut les spécifier.

Heidegger recommande, cependant, de ne pas traduire tekne par technique - ou ce qui relève du savoir-faire - mais de comprendre la tekne « comme un mode du savoir » [voir note]. L’objet artistique, poiétique, est plus que le résultat d’un savoir-faire. S’il est « un mode du savoir », sa valeur, son sens n’en réfèrent pas seulement au métier ou à la compétence mobilisés pour le fabriquer.

En quoi la tekhnè de l’artiste se distingue-t-elle alors de celle de l’artisan ? Ce dernier opposa-t-il à l’artiste selon une idée courante, la production d’objets « utiles » à la différence des objets esthétiques destinés eux, à la contemplation ? L’objet artistique se définirait-il par le fait qu’il est libre de toute fin en vue de laquelle il est produit ? Or l’utilité, concept aussi vaste que flou, n’a jamais été un critère apte à expliquer ce qui a dû séparer à un moment de l’histoire culturelle de l’humanité les arts du beau des arts industrieux. Pas plus, il n’est possible de trancher universellement ce moment où la destinée du poète le condamne à la poésie, aux marges d’un monde de la production au sens moderne de l’expression.

Un autre point concerne le sens du mot œuvre. L’ouvrier n’est pas simplement celui qui produit des œuvres mais, les produisant, fait, en premier lieu œuvre de soi. André Gorz appelle "autopoïèse" une telle « production de soi ». L’autopoïèse manifeste, d’une part, le caractère d’intimité qui lie l’ouvrier à sa production, mais insiste, d’autre part sur la possibilité de l’autonomie et de la créativité dans le travail. L’autopoïèse est donc à opposer à l’aliénation tel que le marxisme l’entendra : l’être humain coupé du produit de son travail, instrumentalisé par lui, exploité comme une chose à l’égal des choses.

Le désarroi du créateur

Le contexte dans lequel s’inscrivent, aujourd’hui, l’ensemble des pratiques artistiques et culturelles, est le marché, le marché des produits culturels ; ne parlons pas du marché de l’art, un des plus lucratifs mais aussi décrié qui soit. Sur ce marché circulent des produits culturels au même titre que des produits ménagers. Culturel, le plus souvent, est un épithète qui agrée l’objet dont on parle d’un certain prestige. Produit, lui, signifie que, peu importe la valeur d’usage de l’objet, pourvu que celui-ci soit promu par le marché. Le produit est reconnu en tant qu’il satisfait à ce que le marché exige de lui : qu’il se vende. Tout ce que l’on peut en dire dépend de ce seul critère appréciatif ; le reste n’est que littérature, comme on dit.

Au plan de la consommation, la recherche du « produit ultime », dont la possession serait apte à justifier ce sacrifice qui est le travail, assigne la vie de chacun à une fin qui ne laisse à l’angoisse de l’être humain devant la vie, que la solitude des hôpitaux psychiatriques ou la confidence des héros romanesques.

Le consommateur peut, bien entendu, « se cultiver », mais cette activité concerne son loisir. Les loisirs culturels doivent divertir, ou plus exactement faire diversion d’un quotidien social assommant de platitudes et de frustrations. Le marketing parlera le plus souvent d’un produit culturel quel qu’il soit comme d’un « bon divertissement ». Il est entendu que le divertissement n’est pas à blâmer au profit d’une conception pédante de la culture. Mais que pénalise cette idée molle du divertissement sinon justement la gaie science, le gai savoir ? Le marketing sépare savoir et gaieté comme l’eau et l’huile.


Richard Wagner dans l’Œuvre d’Art de l’Avenir relève que l’art, en allemand tire son nom de pouvoir : mais Können (pouvoir) et Kunst (art) ont leur racine dans le gothique kunnan (savoir). Le mot art (du latin ars) quant à lui dérive du grec arô (je fabrique).


Ces précisions faites, mon intention n’est certainement pas, et elle y répugnerait, de distinguer entre une sous-culture télévisuelle à la botte des pratiques de marché et une Vraie Culture qui tenterait de lui résister. Je veux parler aussi bien de la culture grand C s’incarnant à travers les créateurs reconnus que du grand prêche institutionnel en faveur de « l’exception culturelle ». En la matière, il semble que le problème soit mal posé, c’est-à-dire que l’on substitue à la question de savoir comment changer les pratiques culturelles induites par le marché à un problème de quotas de diffusion et de partage de parts de marché.

Il est courant de renvoyer au créateur la parodie de cette exception qu’il incarnerait et dont trop souvent, il faut bien l’avouer, il se prévaut, soutenu en cela par des politiques de création déballant tout un usinage de mots en hommage à une culture chargée de symboles sous laquelle elle croule. À trop afficher ses outrances, à trop confondre l’arrogance avec l’insubordination aussi, l’artiste-créateur a réussi à chasser de la scène le travail humain qui s’y narre - cette « vérité pratique », poïétique dont Lautréamont fait le but de la poésie - et toute une heuristique dont témoigne le sensible.

Doutons qu’il s’agisse de la meilleure manière de procéder pour intéresser de nouveau le public, lequel renonce progressivement à sa dignité et à sa pensée pour applaudir à ses loisirs forcés. De ce fait la « culture citoyenne », le plus souvent, va se borner à exprimer une culture faite pour les citoyens et non une citoyenneté faite par tous les citoyens. Dans la foulée il est à craindre alors que ce mot de citoyenneté ne serve qu’à nourrir le marketing des politiques publiques en matière de création. Celles-ci, il est vrai n’incitent guère à créer des pratiques culturelles citoyennes qui nécessiteraient, tel que le propose Marc’O, une transformation des lieux culturels en Espaces Publics Citoyens (Voir dans le n° 9 des Périphériques : « Des lieux du devenir citoyen » de Marc’O).

La pratique artistique n’aurait-elle à proposer au monde que des créations ? Le nœud peut-il être dénoué ? Cristina Bertelli, quant à elle, souligne l’occultation des processus de créativité par le système du spectacle pour le spectacle, tel quel’artistique est forcé de s’y consumer. L’idée même de création évacue de soi la connaissance de ce qu’est un processus de créativité : « L’examen de la production artistique peut nous éclairer utilement sur le processus culturel lié à la consommation. On constatera, en première instance, que l’attention est toujours détournée de I activité artistique elle-même. L’important c’est ce fameux produit fini : l’œuvre. Sa reconnaissance comme valeur artistique s’impose de soi, à partir des normes dominant l’époque. Par là, chacun, sans s’en rendre compte, se prive des moyens de lecture du processus artistique. L’objet d’art ou l’expression artistique ne renvoient pratiquement plus aux processus (la créativité) qui l’ont réalisé. C’est peut-être aussi pour cela que les termes créateur, création, créativité sont si souvent dénués de sens. » (Préface à Théâtralité et Musique de Marc’O, revue L’Impossible, et Pourtant.)

Pour en finir avec la réalité

Lorsque Brecht, comme metteur en scène de théâtre, dévoilait au public tout ce que la scène devait lui cacher, il démystifiait l’illusion théâtrale : les coulisses, les projecteurs mis à nu montrant soudain les sources de l’éclairage artificiel.


Ce n’est pas la peine de se demander si ce que nous percevons est réel puisque le réel est ce que nous percevons.

(Merleau-Ponty)


Un acte de mise en scène se mettait en scène pour nous dire que cette scène est un cadre dont nous pouvons déplacer les limites, à la condition d’avoir bien l’œil en coin. La théâtralité est le domaine de l’artifice et non celui d’une réalité transcendante à l’espace physique de la scène. Par là, la pratique artistique doit-elle répondre de ce qu’elle est : affirmer qu’elle n’a pas à s’effacer derrière l’œuvre, comme si cette dernière devait être pour le public révélation soudaine, apparition de l’ineffable. Le théâtre était soudain mis mal à l’aise dans cet espace tombé du ciel où les choses et les êtres seraient doués d’existence par la seule magie du spectacle.

Cependant l’artifice dont je parle n’est pas le faux qu’il faudrait dissimuler au regard pour lui faire avaler des apparences. Est-ce la puissance du faux que la théâtralité doit revendiquer comme sienne ? Peut-être, si ce n’est que le théâtre n’est pas hors du monde pour le représenter mais est lui-même, un moment du monde.

Et s’il est un moment du monde, c’est non parce que nous pouvons revenir à chaque instant des illusions qu’il nous dispense en soupirant : tout ceci n’est que du théâtre ! C’est parce que la théâtralité est plus encore, une modalité de l’action dans le monde.

Cette puissance du faux, le théâtre aurait-il à en rougir ? La théâtralité n’est pas théâtrale. Loin de là. D’un ciel en carton n’émane pas la lumière du jour mais la lumière électrique des projecteurs. Nullement que l’apparence théâtrale dut se cramponner à la réalité : une bonne illusion n’est pas celle qui réussit parce que vraisemblable quant aux effets produits sur le spectateur. Le vrai n’est pas plus à porter au crédit de l’acteur. Les acteurs assument des positions, donnent chair à des énoncés, essaient d’être à la hauteur des ambitions qu’ils nourrissent devant ceux qui les voient.

C’est pour cela, disait Brecht, que l’acteur « montre quelque chose en se montrant lui-même ». La présence de l’acteur sur la scène est toujours impure : il ne peut se montrer naïvement sous un jour heureux, animé du sentiment de prêter son corps et sa voix à un autre.

Ce qui est objectif alors, ce n’est pas ce que les acteurs montrent, c’est ce qu’ils font quand ils montrent et quand ils montent sur la scène : c’est le réel scénique sur lequel il faut porter l’attention. Je renverrai ici à l’article de Federica Bertelli : De l’usure à l’usage du corps, décrivant la nature du réel que produisent les acteurs sur une scène. Se joue là tout autre chose qu’une dialectique de l’être et de l’apparence : la théâtralité doit renoncer à une objectivité qui ne serait pas la sienne. Cette objectivité n’est pas donnée, elle est à construire.

Le théâtre, alors, n’a pas pour vocation et pouvoir de représenter le monde. Encore moins un pouvoir de représentation sociale, comme si a pratique artistique n’était pas déjà elle-même une pratique sociale. L’illusion à propos du théâtre est de croire qu’il est en son pouvoir de montrer la réalité. Sur cette scène qui se dénude se montre essentiellement le geste par lequel on montre. La théâtralité n’est pas un art qui parlerait du monde au spectateur comme dans une sorte de conversation où l’on se fait des appels de pied, car il n’y a pas de spectateur, mais des observateurs exerçant leur regard et prenant leur part de réalité.

Il n’y a pas non plus de théâtralité qui ne pose la question de la transformation sociale. Sans recours toutefois aux mots d’ordre ou à une euphorie qui voudrait édifier et qui se pencherait vers les masses. C’est qu’il n’est pas d’art qui ne soit essentiellement mode de production et qui, en cela, n’ait de comptes à rendre à ceux qu’il lui répugne de fasciner. L’œuvre n’est pas ce fétiche proposé pour flatter nos croyances. Sur la scène, ce que nous nommons une œuvre à défaut d’autre mot, est d’abord manière de faire œuvre, et en cela de faire société.