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Numéro 1
Entretien avec Irène Sokologorski
Par Anne CALVEL, Federica BERTELLI, Yovan GILLES | Paru le février 1994

L’université devrait promouvoir une alternance composée de pauses professionnelles et le temps d’apprentissage et inversement, liés entre eux par des processus d’échanges afin que chacun, qu’il soit étudiant, salarié ou professeur, puisse être en permanence à la fois en situation d’acquisition et de restitution.

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Les périphériques vous parlent :
On entend, aujourd’hui, beaucoup de chefs d’entreprise se plaindre d’une incapacité des étudiants à s’adapter aux réalités de la production. D’autre part, le progrès technologique est en train de bouleverser complètement le modèle taylorien de la production, fondé sur le travail posté, le compartimentage des tâches et la stricte obéissance au système hiérarchique des bureaux. La matière grise remplaçant peu à peu la force de travail, des responsables d’entreprise affirment, de plus en plus, qu’il leur faut maintenant des hommes responsables, autonomes, sachant prendre des initiatives et organiser leur propre espace de travail. Par conséquent, cette double évolution n’implique-t-elle pas de la part de l’université un changement pédagogique radical ? L’enseignement ne devrait-il pas alors se donner pour tâche d’initier l’étudiant à l’action par la connaissance ?

Irène Sokologorski [1] : Il y a plusieurs points. D’abord les entreprises changent, et progressivement, aussi bien de la part de l’entreprise que de l’université, émerge une volonté de mieux se connaître. On essaye, de part et d’autre, de dépasser les a priori. Du côté des enseignants et des étudiants, l’entreprise apparaissait encore trop comme le lieu de l’exploitation, à l’inverse, les entrepreneurs voyaient dans les universitaires des intellectuels incapables de participer à la production. Les uns et les autres reviennent, aujourd’hui, sur cette position qui nourrit une ignorance réciproque. Les universités ont compris que la majorité de leurs étudiants seront, pour la plupart, appelés à travailler en entreprise, et que le développement de la capacité de production des étudiants était un facteur de progrès et de mouvement de la société. Aussi s’agit-il de voir, à présent, comment les y préparer au mieux. Les entreprises ont fini, également, par comprendre qu’elles pouvaient trouver dans les universités des gens qui travaillent d’une manière aussi intéressante que dans les écoles ou les grandes écoles. Ce préjugé négatif est donc, lui aussi, en train de régresser. Ceci posé, nous avons, de part et d’autre, engagé une réflexion pour une stratégie de rapprochement. Je mentionnerai ce club rassemblant des présidents d’université et des PDG d’entreprises nationales et internationales, qui a été créé depuis peu. Au niveau local, et dans le cadre d’une familiarisation de nos deux univers, nous rencontrons des responsables des chambres de commerce et de la chambre patronale. Nous aboutissons, entre autres, à ce que des étudiants, tout en poursuivant leurs études, puissent être accueillis dans des entreprises afin d’être mis directement en contact avec leur fonctionnement ; parallèlement, des chefs d’entreprise visitent nos universités.

Ceci dit, comment préparons-nous les étudiants ? Notre université a, pour deux raisons, une position significative en ce domaine. En, premier lieu, cela dès 1968, notre université vincennoise s’est posée le problème de la professionnalisation, refusant d’emblée la coupure entre la réflexion et l’action.

D’autre part, et corrélativement, en tant qu’université plutôt tournée vers les Sciences Humaines, nous ne formons pas des techniciens destinés à des métiers pointus. De ce fait, nous avons un accès à la professionnalisation tout à fait différent des universités scientifiques et techniques. Je pense que c’est une chance. Le dirigeant d’une PME me confiait récemment : « sur les 240 personnes qui composent mon entreprise, il y a au moins deux cents métiers différents ». Je dirais donc de la professionnalisation dans le monde actuel, qu’elle concerne une préparation à des métiers que l’on ne connaît sans doute pas encore. Que doit, alors apporter l’université aux étudiants ? - sinon un maximum d’atouts qui leur permettent non seulement d’évoluer avec leur métier, mais aussi de changer de métier, dans le cadre d’une forte mobilité sectorielle et géographique.

Il y a peu encore, la nécessité de concevoir des enseignements adaptés à des débouchés professionnels, se révélait une obligation pour les universités dont les disciplines profilaient des métiers immédiatement discernables. L’intérêt des entreprises se portait donc inévitablement sur d’autres universités que la nôtre. présentement, je pense que la démarche des entreprises est différente : de moins en moins d’entreprises raisonnent en termes de besoins immédiats et de personnel interchangeable, au contraire, beaucoup ressentent la nécessité d’engager des individus bien préparés, susceptibles d’amorcer des virages avec elles dans le cadre des continuels changements le l’époque. C’est pour cette raison que beaucoup d’entreprises, aujourd’hui, ont l’impression que les universités qui ne sont pas directement professionnalisantes et « spécialisantes », comme la nôtre, représentent un atout pour l’avenir. Ceci explique la façon pressante avec laquelle beaucoup s’intéressent à nous, depuis quelques mois. Il y a une importante évolution sur ce point. Cela ne fait que renforcer la nécessité, aujourd’hui, de préparer les étudiants à un monde changeant.

P.V.P. : Compte tenu des changements en cours, il s’agirait donc de préparer les étudiants aux changements incessants, autant au plan du métier qu’au plan des études, plutôt que de leur assurer un métier ?

I.S. : Exactement. Notons aussi que le facteur personnel devient de plus en plus important dans les entreprises. Ce dont elles ont besoin, c’est d’individus porteurs de personnalité, la question des nouveaux métiers se situe à ce niveau d’appréciation. L’université scientifique ne s’est pas tellement préparée à ces problèmes nouveaux, tant elle était assurée de former les gens dont on avait besoin ; tandis que nous, nous avons été acculés à être inventifs. Les Sciences Humaines, les disciplines littéraires, durant de longues années, ont pourtant été dépréciées, pensant qu’elles étaient inutiles...

P.V.P. : D’ailleurs, la plupart des étudiants qui s’engagent dans une discipline littéraire, sont persuadés qu’ils sont voués à demeurer des « intellectuels » qui ne pourront jamais agir.

I.S. : En effet, ils le pensent, mais c’est de moins en moins vrai. Par exemple, des chefs d’entreprise écrivent dans des articles que leurs meilleurs collaborateurs sont, paradoxalement, des agrégés de philosophie. Les gens doivent se mettre dans la tête que l’important est de se former, avant tout, en tant qu’individu, en tant que personnalité. Ceux de ma génération savaient qu’on choisissait un métier afin de se mettre sur les rails à vie, en revanche, vous, vous n’aurez pas d’autre alternative que d’être constamment inventif, et cela sera aussi dur que passionnant.

P.V.P. : Comment traduire cette conception dans les faits. Je pense plus particulièrement à la relation étudiants/professeurs ?

I.S. : C’est difficile. Les étudiants ne sont pas des sacs dans lesquels on fourre des connaissances. Il faudrait forger un type de rapport appuyé sur une connaissance de l’autre, impliquant par là une aptitude pluridisciplinaire.

P.V.P. : Cela implique un changement de mentalité. Il ne s’agit plus d’emmagasiner des connaissances pour décrocher un diplôme au plus vite, il faut apprendre à agir avec le changement. Plus encore, ne pourrait-on pas concevoir l’université comme un lieu de renouvellement des connaissances, et par conséquent des études elles-mêmes ? Nous pensons que c’est là une évolution qui se dessine aujourd’hui, une évolution que les gens ont du mal à discerner. Avant, il y a avait une segmentation très étanche entre le parcours éducatif et l’exercice du métier, actuellement, on arrive à une refonte de ces deux composantes, preuve en est du développement significatif de la formation continue dans l’entreprise. Nous avons avancé l’idée générique selon laquelle l’université qui a longtemps, et par vocation, été un lieu de transmission du savoir et de la culture, pourrait devenir un lieu de production des connaissances et de la culture. Bien évidemment, il y a des résistances conservatrices très fortes des mentalités, du genre de celles que vous souligniez au début. Ne pensez-vous pas qu’un effort concernant un changement culturel devrait précéder d’éventuelles transformations structurelles de l’enseignement ?

I.S. : Oui. Le changement... certainement, affecte les mentalités. Vous dites : « lieu de production des connaissances », mais elle l’est dès le départ en tant que lieu de recherche.

P.V.P. : Certainement, pour les enseignants en qualité de chercheurs, mais comment faire pénétrer cette idée chez l’ensemble des étudiants et en imprégner le mode d’enseignement lui-même à travers la relation étudiants/professeurs ?

I.S. : C’est là où l’université doit jouer son rôle d’échanges, de contacts et d’interfaces. Avant, il y avait d’un côté la formation permanente dont bénéficiaient les personnes en situation d’emploi, et de l’autre côté les étudiants traditionnels. Maintenant, il y a mélange, et c’est un facteur positif. Il n’y a pas seulement le rapport enseignants/enseignés, mais aussi celui d’enseignés/enseignés qui favorise un enrichissement mutuel. L’université devrait promouvoir une alternance composée de pauses professionnelles et de temps d’apprentissage et inversement, liés entre eux par des processus d’échanges afin que chacun, qu’il soit étudiant, salarié ou professeur, puisse être en permanence à la fois en situation d’acquisition et de restitution. Il y a, bien entendu, le verrou des mentalités à faire sauter. Il faudrait aussi arriver à donner aux enseignants une plus grande souplesse et mobilité.

P.V.P. : L’université devrait s’ouvrir à son environnement à travers une culture mettant en jeu les expressions de chacun. N’a-t-elle pas un rôle à jouer contre l’exclusion ?

I.S. : Nous inaugurons, aujourd’hui même, le Centre de Ressources Banlieue, conçu pour que des universitaires rencontrent des professionnels et tous ceux qui agissent sur la ville de Saint-Denis, dans le cadre d’actions concertées. La situation de notre université, son environnement y sont pour beaucoup. Nous sommes en prise directe sur la banlieue, sur la ville dans ses aspects les plus difficiles. Ce qui nous a porté, entre autres, à développer une réflexion autour du thème Banlieues-villes-lien social. En tant qu’ancienne université vincennoise, on nous a exilé en banlieue. Mais, nous avons su transformer ce handicap en chance, dans le cadre d’une appréhension pluridisciplinaire du monde contemporain. Nous sommes aux premières loges pour observer ce qui s’y passe. Par ailleurs, l’université a un rôle à jouer contre l’exclusion, ne serait-ce, déjà, que pour tous ceux qu’elle accueille, et aussi ceux qu’elle n’accueille pas : elle est un lieu ouvert en permanence. Mais, nous ne pouvons pas faire de miracle, cette lutte est surtout de l’ordre du symbolique à l’image de la bibliothèque que nous inaugurons, ouverte sur la ville, comme une incitation au travail intellectuel.

P.V.P. : L université est le plus souvent devenue un lieu de transit, un lieu de non-relation humaine. Comment en faire un lieu de vie, un lieu où se rencontrer et élaborer des projets qui aient un futur ?

I.S. : Un soir de la fenêtre de mon bureau, j’ai aperçu quelqu’un qui courait sur la passerelle avec sa serviette sous le bras. Il sortait, sans doute, d’un cours du soir. Il y avait une espèce de joie dans sa hâte : il avait reçu quelque chose, et partait de l’université plus riche. Je me suis dit, alors, que je ne travaillais peut-être pas pour rien.

P.V.P. : Oui, en effet, plus que de parler d’un lieu de vie, disons que l’université peut enrichir la vie de chacun.

I.S. : Cela peut se traduire par une présence longue ou ponctuelle. Je suis pour une université qui existe dans une aire géographique. une aire géographique assez floue, pour des personnes de toutes professions, qui y circuleraient librement pour y « chercher quelque chose ». Il faudrait que l’université puisse rendre, à tout moment, une espèce de service culturel à cette aire géographique, qu’elle représente un lieu ouvert, un lieu de production et de diffusion diversifiées des connaissances... Que dès le moment où l’on écrit, où l’on produit quelque chose, on puisse le présenter. Evidemment, c’est une demande que tous devraient pouvoir faire à l’université ; oui, il faut instaurer cet état d’esprit. Je pense que nous ne risquons pas l’excès... L’excès serait peut-être possible, mais nous n’en sommes pas là ! C’est peut-être de cette manière, aussi, que l’on arrive à lutter contre l’exclusion.

[1Présidente de l’université Paris 8 de Saint-Denis