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Numéro 0
Des misérables salles qui projettent une image trop blanche
Le professeur : acteur ou interprète ?
Par Federica BERTELLI | Paru le avril 1993

J’ai vécu jusqu’à l’âge de dix-huit ans en Italie. Ma vie d’adolescente à Milan n’a pas été très heureuse. L’école n’a guère non plus répondu à mon attente. J’aimais par-dessus tout le cinéma. Je jugeais l’Italie indigne de se considérer, ne fut-ce qu’un instant, comme l’une des Babylone du cinéma. Mes yeux, mes oreilles ont tant souffert dans de misérables salles qui projetaient une image trop blanche, souvent floue, accompagnée d’une bande sonore toujours doublée. Ne parlons pas de la cinémathèque de Milan avec ses quinze chaises de camping en fer et son écran pliant pour diapos. On comprendra que mes voyages successifs à Paris, et « mes cures de cinéma » dans les salles parisiennes m’aient éblouie : je voyais près de deux films chaque jour. C’est ainsi que la maturità (le baccalauréat italien) passée, je décidais de poursuivre mes études en France.

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Me voilà, donc, depuis près de deux ans, étudiante à l’université Paris 8. Engagée dans le cursus ECAV « études cinématographiques et audiovisuelles » - j’ai essayé dès le début d’élargir le plus possible mes connaissances, suivant les cours des départements de français, philosophie, communication, photographie et autres.

Chaque jour, à mes yeux, Paris s’érigeait davantage comme l’unique grande capitale du cinéma. Par contre, chaque mois, mon « idéalisation » de l’Université cédait davantage la place à une amère déception et à un frustrant mécontentement. Je me trouvais, de plus en plus, dans un dilemme qui me dépassait : bien que j’eusse toujours passionnément désiré étudier, apprendre, connaître, je tombais peu à peu dans un ennui que je sentais croître chaque jour, et qui ancrait en moi une insatisfaction qu’un zèle volontariste et un intérêt forcé n’arrivaient pas à dissiper. J’avais l’impression que je n’apprenais rien, bien que j’eusse passé, très bien d’ailleurs, tous mes examens. Dans les moments d’extrême démoralisation et démotivation, je pensais même que l’université ne m’apportait rien, que ça ne servait à rien, que mes études, en somme, étaient inutiles. Mais je ne pouvais pas arrêter, parce que je voulais continuer à étudier, à apprendre, à comprendre. Je n’arrivais pas à bannir de ma tête cette conviction que j’avais depuis le lycée, une décision prise le jour où je m’étais dit : « Bon alors, soit tu t’en fous du lycée et de ce qu’on y apprend, soit, puisque tu l’aimes, au fond, tu décides de t’engager à étudier en essayant de voir comment toi tu peux utiliser cet enseignement, ce que toi, Federica, tu peux en faire. »

Le souvenir de ce choix fait au lycée m’encouragea à poursuivre mes études universitaires, mais chaque jour les déceptions s’accumulaient. Je n’arrivais pas à comprendre, par exemple, quel sens il y avait de visionner, durant un cours, des films sur un écran télé : boîte bouffeuse d’images, photocopieuse, voleuse de films, de plus est, sans rien en dire de consistant, à la suite, à part quelques citations de critiques et le renvoi à des jugements souvent, du moins à mes yeux, stéréotypés.

D’autre part, comment peut-on passer des cours entiers à s’inquiéter de définir « le problème de réalité au cinéma », à essayer d’établir quand un film est réaliste et quand il ne l’est pas ? Qu’est-ce qu’un film réaliste ? Je me demandais à quoi l’on pouvait bien arriver une fois défini qu’un film était réaliste. Je ne voyais pas. Je n’arrivais même pas à me poser le problème. Pour moi, c’était absurde et inutile de se poser cette question. Qu’est-ce que cela signifie ? Réaliste ? Tout film est réaliste. Je n’ai jamais vu un film aussi réaliste que Belle de jour ! Comme si cette qualification de réalisme donnait une quelconque valeur au film ! Je me sentais comme un martien. Par chance j’ai retrouvé une certaine assurance avec un article de Cocteau intitulé UN REALISME IRREEL, dans lequel il affirmait :

« (...) L’idée de réalisme ne se forme dans l’esprit de nos juges qu’en face du spectacle des rues et des immeubles populaires. (...) Pour moi, et sans l’ombre du paradoxe, la Belle et la Bête, l’Aigle à deux têtes et Orphée sont des films réalistes au même titre que les Parents terribles pour l’excellente raison que tout film est réaliste puisqu’il montre les choses au lieu de les suggérer par un texte. Ce qu’on voit, on le voit. »

Autre chose me tourmentait : certains cours étaient « impostés », si je puis me permettre cet italianisme (la traduction française structurés ne me plaît guère), autour d’un ou plusieurs livres qui devenaient, de la part du professeur et sous forme de monologue, objet de résumés, de citations, de références, d’explications parfois très détaillées. J’écoutais et je prenais des notes, certes - on est bien obligé si on veut retenir, non ? - mais, dans le fond, je me sentais dépossédée de mes propres moyens de connaissance. J’avais l’impression qu’on me volait le plaisir de la découverte, une découverte qui ne pouvait même pas avoir lieu, une découverte avortée par l’intrusion d’idées, de renseignements qui, à cause du type même de cette démarche, ne pouvaient pas s’intégrer à ma personnalité. C’était comme si quelqu’un me racontait de A à Z un film au lieu de m’inciter à aller le découvrir moi-même au cinéma pour ensuite en parler longuement ensemble. Je pensais qu’il aurait été plus enrichissant, plus productif si, par exemple, les professeurs nous avaient indiqué un ou deux mois à l’avance les titres des livres qu’ils désiraient traiter, laissant à chacun le plaisir de la découverte afin de pouvoir, par la suite, aboutir à une réflexion, une discussion, une production commune.

Personne ne semblait partager mes impressions, et pourtant je n’avais pas le sentiment d’être la seule. J’entrevoyais d’autres étudiants qui s’ennuyaient, qui parfois décrochaient, soufflaient, bâillaient.


Sa personnalité, c’est d’abord à ses propres yeux, qu’il doit la rendre crédible. Mais pour ce faire, il a besoin des autres. Qu’est-ce que la personnalité sans les autres ? Comment "se faire" une personnalité, s’il n’a pas appris à connaître la personnalité de l’autre ? Tout cela s’apprend. Ce n’est pas le plus facile de la vie.


Heureusement, dans le deuxième semestre de ma première année d’université, quelque chose d’extraordinaire s’est produit. Une rencontre. De cette rencontré, faite en dehors de l’université, est issu un projet.

Marc’O nous a proposé, à Yovan Gilles, Jeremy Prophet et moi, bien que nous ne fussions pas des acteurs, de nous écrire une pièce musicale et de la mettre en scène. Philippe Miller s’est proposé pour composer la musique. Ainsi est née GÉNÉRATION CHAOS 1. L’expérience et le professionnalisme de Marc’O ont été le moteur essentiel de cette entreprise.

Nous avons commencé un travail qui a duré quatre mois, six heures de répétition par jour en moyenne. Au fur et à mesure que nous progressions, que nous en discutions, nous prenions conscience de la force et des enjeux du travail - sa nature amenant chacun d’entre nous à poser de nouvelles questions et problématiques. Comme je l’ai dit, le texte était écrit spécialement pour nous ; il existait en fonction des différences de chacun. Je dirais que Marc’O a permis notre formation dans la mesure où il nous a donné pleinement les moyens d’utiliser le texte afin d’exprimer notre personnalité. Dans ces conditions, le texte devient le plaisir qui fait bouger nos corps ; les mots n’existent qu’à travers nos mouvements ; nos mouvements épousent le sens que chacun de nous trouve, donne, apporte aux mots.

Par là, et simultanément, nous nous sommes auto-formés dans la mesure même où nos objectifs nous enjoignaient de nous dépasser chaque fois, de découvrir notre personnalité, nos capacités. Le travail sur le texte et sur le corps, les sens qui prenaient forme à travers nos découvertes inépuisables à chaque progression du travail, éclairés par les indications de mise en scène, nous en ont donné la possibilité et la liberté. La mise en scène, dans un premier temps, nous demanda, à Gilles, Jeremy et moi-même, « d’occuper la scène » à travers l’élaboration de pas, de gestes pratiquement chorégraphiés : un ensemble fini de règles qui nous permettait un nombre infini de « performances ». La musique fut, à son tour, composée à partir des gestes, des déplacements et du travail sur la voix. Simultanément au travail sur la personnalité de chacun, nous nous engagions à résoudre les problèmes épineux concernant notre interactivité.

A partir de là, jouer devint, avant tout, respecter la personnalité de l’autre ; réagir par rapport à sa manière de bouger, de parler ; établir une complicité, ce qu’entre nous nous appelions le sync, mot anglais qui littéralement signifie synchronisation ; son sens, ici, est emprunté à E.T. Hall :

« Lorsqu’il y a interaction des individus, soit ils bougent ensemble (totalement ou en partie), soit ils n’ont pas le même rythme et interrompent alors celui des autres participants. Généralement les individus en interaction remuent ensemble dans une sorte de danse, mais ne se rendent pas compte de la synchronie de leurs mouvements et les exécutent sans musique et orchestration consciente » (Au delà de la culture, p. 73, Ed. du Seuil).


"Utilisez-moi" demande le comédien au metteur en scène. "Comment me dépasser moi-même ?" répond l’acteur.


Ce qui s’est révélé formidable, et qui, en outre, a fait la force de la pièce, c’est, de notre part, une prise de conscience progressive du travail, d’un certain type de travail, de ses implications, de ses enjeux. Dans la première phase, avec les pas, nous ne savions pas très. bien où nous allions aboutir, où cela allait nous mener. Nous savions seulement qu’on avait envie de jouer. Peu à peu, à chaque étape de l’évolution des répétitions : de nos pas à nos mouvements, des mots « déchiffrés » à la musique qui nous aidait à les « électriser », des phrases au sens, de nos regards à la complicité que l’on réussissait à nouer avec l’autre (le sync), nous avons pris conscience de la profonde signification de ce type de démarche. Pour nous, le travail n’était pas uniquement « intéressant, extraordinaire, formidable » comme l’affirmaient souvent des personnes venues assister aux répétitions. Pour nous, il était avant tout ce par quoi nous trouvions un sens à nos mouvements, nous donnions du souffle à nos corps, une raison à nos mots, un but à notre réflexion, au cours des répétitions et sur la scène.

Ce n’était pourtant là que le point de départ d’une activité qui étendait ses enjeux et ses questionnements bien plus loin : à tout le théâtre.

Nous en étions à jouir de la chance inouïe d’être engagés dans une aussi exceptionnelle entreprise, lorsque, confrontés à ce que l’on pourrait appeler la production théâtrale d’aujourd’hui, nous nous aperçûmes brusquement et clairement - peut-être, parce que nous venions de le vivre sur notre peau - comment la plupart du temps la personnalité profonde des individus sur scène était négligée ; combien le texte était décalé, figé ailleurs, étranger au corps ; à quel point un ton monocorde écrasait le sens, les nuances, les particularités que chacun aurait pu donner aux mots ; combien les possibilités des individus, du texte, de la mise en scène en étaient par là limitées au profit, du moins à mes yeux, d’une atmosphère austère et aseptique.

Fort de son expérience théâtrale, dans les années 60, puis, plus tard,- à travers ses recherches sur les nouvelles technologies de l’image et les problèmes culturels liés aux mutations industrielles, Marc’O nous a aidé à donner une forme concrète à toutes ces idées. Ce qui dès lors a été en question ce sont les problématiques concernant le jeu de l’acteur, les sens des mots :
acteur, interprète, comédien.

Le mot comédien désigne depuis la Grèce Antique quelqu’un qui représente un personnage de la vie sur une scène. Généralement, pour incarner son personnage, le comédien s’en remet aux indications du metteur en scène, porte-parole de la valeur souveraine du texte. Le comédien exécute une tâche qui lui est confiée :- l’interprétation d’un personnage, par là il est un interprète.

Bien différente est l’activité de celui qui se produit sur une scène, utilisant le texte pour découvrir et exprimer sa personnalité en vue « d’une avancée » continue. Ce quelqu’un qui se donne comme but de se connaître à travers ses actes est un acteur.

L’interprète fait semblant d’être ce qu’il représente sur la scène, l’acteur au contraire se dévoile aussi bien aux autres qu’à lui-même. L’interprète tient un rôle tandis que l’acteur joue. Par là, le travail sur la personnalité se dessine comme une activité propre à l’acteur. Incarner un personnage est le souci du comédien, la tâche à laquelle se voue l’interprète. Une redéfinition des mots appelle à leur reconquête : l’acteur n’est pas un interprète, l’interprète n’est pas un acteur. Marc’O écrit :

« "La manière d’être acteur" incite, en premier lieu, au développement de la personnalité de l’individu, ce qui le fait différent des autres. Le dessein de l’acteur est, à travers l’œuvre, de réaliser, d’utiliser sa personnalité, ce qui le fait autre, singulier - autre, mais en accord et comme les autres (puisque eux aussi sont autres à travers l’expression de leurs différences). Représenter un personnage quel qu’il soit d’une histoire, c’est-à-dire se conformer à l’idée, à une idée qu’on se fait de lui, n’est pas le propos de l’acteur. En tout cas, pas en première instance. C’est parce qu’il est d’abord lui-même "acteur" c’est-à-dire quelqu’un qui a appris à connaître, puis à exprimer ses différences à travers le développement de sa personnalité, qu’il pourra aborder son rôle, construire son jeu, agir sur la scène ; par là, il se met en jeu, lui et il joue ("to perform") à travers ce qui le met en jeu. L’interprétation est, à ce moment-là, l’instrument de l’acteur et pas sa fin. Il ne veut pas être Hamlet, ni même l’interpréter. Il est Paul, Paul « se coltinant » Hamlet. A travers ceci, j’entends que c’est l’action elle-même, la « manière », le style d’être lui-même, soit d’imposer sa personnalité à Hamlet, qui fera sens et pas le contraire : la représentation d’Hamlet, par exemple, comme s’il s’était incarné en Hamlet. Paul doit rester Paul et, « jouant Hamlet », devenir (DÉCOUVRIR) encore davantage Paul. Plus Paul atteint les limites extrêmes de soi-même, plus Hamlet peut se frayer chemin à travers les siècles. » (Marc’O, ÉCRITS SUR LE THÉÂTRE)

La promotion de la pièce - les contacts avec la presse, la recherche d’un théâtre - a contribué, d’autant plus qu’elle interagissait avec le travail sur la scène, à souligner la singularité de notre démarche. La pièce a certainement rencontré beaucoup de difficultés, mais nous avons réussi, seuls, à atteindre les buts que nous nous étions fixés : imposer notre force au présent, jouir de l’exploit au moment même de sa réalisation, concevoir des nouvelles étapes lors même des présentations en public, alors que la structure théâtrale existante nous condamnait à une longue attente (il faut près de deux ans pour monter une pièce), nous canalisant sur la voie d’une série de procédures bureaucratiques.


LA SCÈNE ET LA SALLE.
Il a envie de lancer à la cantonade : "vous qui êtes dans la salle n’oubliez pas de vous comporter en acteur. Et vous sur la scène n’oubliez pas que vous vous adressez aux dieux".
Il s’exalte : "sur la scène du théâtre l’acteur devrait manifester sa différence au lieu de se contenter de nous présenter les personnages usés de la comédie du monde. Je n’ai envie ni de rire ni de pleurer. Je veux apprendre à agir. Apprenez-moi, acteur !"
Il voudrait dire : "L’acteur est cet aventurier qui s’avance dans le chaos. Une poésie vivante qui nous montre comment franchir nos limites. Il devra cet homme, bien sûr, prendre, le risque majeur de nous décevoir, car il ne connaît pas ses possibilités. Par là, il nous dit que nous sommes des joueurs et pas les jetons d’un jeu joué par les Grands Autres. Il nous engage à ne plus nous perdre dans la morne contemplation du spectacle de nos vies que d’autres vivent sur une scène ou à la télé à notre place. L’acteur a pour mission de nous réintroduire sur la scène de notre vie. Rappelons-lui son devoir !"
Un pareil acteur n’existe pas, lui dit son papa ou sa maman, avec un sourire indulgent.
Mais lui n’écoute pas, il crie : "Spectateurs, à vous de l’inventer, cet acteur ! Vous avez des droits. Le premier de ces droits est de monter sur la scène."
Réinvestissons la scène de notre vie ! crie un possédé de liberté.


Notre expérience est devenue le symbole d’une certaine manière de comprendre, puis de penser, enfin de travailler. Nous pouvons vraiment le dire, maintenant : notre manière de travailler. Dès lors chacun de nous a commencé à se positionner différemment. La scène théâtrale s’est dévoilée bientôt comme une métaphore de la scène de la vie. Ce qui faisait bouger nos corps, trouver un sens à nos mots devenait ce par quoi nous trouvions une réponse à notre réflexion, à nos questionnements, un but à notre action, sur la scène aussi bien que dans la vie. Toute frontière entre scène et vie s’était écroulée, plus précisément, son absence nous avait montré qu’elle n’était qu’artifice. La scène devenait le lieu qui nous révélait à nous-mêmes, tels que nous essayions d’être dans notre vie, tels que l’on ne savait pas pouvoir être dans notre vie. Elle s’offrait comme l’espace de la reconquête d’une personnalité souvent nébuleuse et ignorée par nous et les autres. Dorénavant la vie était devenue notre scène, difficile, certes, d’y trouver une égale liberté d’action, mais le défi donnait encore plus de consistance à l’exigence de jouer, d’agir selon les critères qu’on s’était inventés.

D’autant plus que la réflexion de Marc’O sur l’acteur et l’interprète ne se borne pas à la scène. L’attitude d’interprète traduit des comportements, des réalités qui se manifestent bien au-delà de la scène théâtrale. L’interprète s’est imposé comme une figure de la deuxième période industrielle (caractérisée par la domination de l’organisation du travail tayloriste), modèle qui s’est implanté dans les pays développés, déterminant par là le comportement et l’activité de l’homme lui-même en tant qu’exécutant. Marc’O écrit : « Durant ce vingtième siècle, seul le métier qui se fondait d’un type d’organisation de travail tayloriste, qualifiait l’individu. La vertu d’obéissance, la discipline, la sujétion de l’homme aux impératifs des chaînes de production, le travail posté très spécialisé qui était la condition première de la productivité, exigeaient des hommes d’exécution. La personnalité était perçue comme un danger, un frein à la compétitivité. D’où la formation devait-elle se borner à apprendre un métier en fonction d’un poste de travail pré programmé. Les intervenants devaient être en premier lieu de bons exécutants. Aujourd’hui, les mutations industrielles imposent d’autres exigences : la responsabilité, la capacité maximale d’interactivité des individus les uns avec les autres et des groupes entre eux, les synergies entre disciplines diverses. Tout cela débouche sur l’exigence d’un type d’homme apte à exercer une profession qui l’oblige à des interventions complexes qui débordent largement le travail de production lui-même. La tâche n’est plus une simple intervention spécialisée (à rayon plus ou moins large selon le poste occupé), c’est la délimitation d’un champ d’activités multiples et complexes où les problèmes d’ordre culturel sont autant, sinon plus, importants que l’accomplissement des gestes du métier. L’homme introduit dans ce champ d’expression ne peut être un exécutant. C’est là où apparaît l’acteur » (Marc’O. Op. cité)

Acteur, interprète, on peut le constater, ces deux mots s’imposaient à nous dans leur inévitable opposition, clés de toute notre activité. Encore fallait-il pouvoir les redéfinir et formuler ce qui les opposait pour donner une cohérence à notre production. Dès cet instant, voilà que des réponses commençaient à s’énoncer, des problématiques à s’éclaircir. Nous voilà introduits dans une activité complexe, constituée à la fois de réflexion et de pratique, qui nous permettait d’approfondir les sens multiples de ces deux mots et franchir les limites de leur présumée signification.

Les sens des mots acteur et interprète transparaissent dans l’enchevêtrement d’une réflexion pragmatique, d’une pratique probante et l’exigence explicite de s’offrir les moyens d’une nouvelle exploration, d’un nouveau départ. Et ce départ n’aura jamais d’arrivée. Les mots acteur et interprète ont été définis à travers des formulations déterministes et des analyses structurées pour que ces dernières soient à même d’offrir à chaque individu l’opportunité de s’exprimer, de se révéler à lui-même, de se dépasser ainsi, en découvrant des nouveaux possibles. Les mots acteur et interprète ne sont pas prononcés pour qu’aussitôt ils soient définis, pour qu’ils expriment la Vérité grand V du sens, mais pour que chacun puisse, à travers une activité qui lui soit propre, explorer concrètement aussi bien leurs sens que les réalités traversées.

Aujourd’hui, mon expérience et ma réflexion alimentent ma conviction que GÉNÉRATION CHAOS 1 n’est pas simplement un spectacle qui se ferme sur lui-même, parce que c’est par excellence à travers cette pièce que la métaphore de la scène du théâtre en tant que scène de la vie a pris toute son ampleur et son importance. La formation qu’on acquérait sur la scène du théâtre devenait de jour en jour l’exigence de « transformer » la scène de la vie.

Par ailleurs, pour Marc’O, la pièce se révélait être la concrétisation d’une dynamique de réflexion commencée avec ses recherches sur les nouvelles technologies et les mutations industrielles. Sa manière de travailler au théâtre était contiguë à une réflexion sur l’homme, son évolution et sa situation dans la société. La métaphore de la scène de théâtre comme scène de la vie a d’abord pris forme par l’analyse de ce qu’est et a été la scène de la vie.

Aujourd’hui tout le monde se lamente : la société est en crise, plongée dans des contradictions inextricables. Mais serait-on capable de passer à l’action si la possibilité de pouvoir changer « l’état des choses » nous était offerte ? Je me suis rendue compte que la plupart du temps malheureusement on ne bouge guère. Les gens continuent à se vautrer dans la béatitude complaisante de se reconnaître dans les mêmes problématiques et un malaise partagé. On se demande alors si cette « entente » ne serait pas plutôt une mode, une mode comme une autre qui suit son temps. Les consciences sont en phase avec leur époque, mais l’individu poursuit son chemin conformément au schéma très classique et banal de la conquête, hors temps et espace, de « son » accomplissement personnel que rien, surtout, ne doit perturber.

Il demeure que celui qui, en fin de compte, ne tient pas tellement à changer - à plus forte raison si changer veut dire : mettre soi-même en question, en tout premier lieu - ne pourra qu’ensevelir ses lamentations et ses contestations derrière le masque d’une fausse exigence d’individualisme fictif. Son immobilisme se justifiera alors à travers l’obligation qu’il se fait de suivre son chemin, de se consacrer à sa réussite. La prétendue sauvegarde de soi-même, la persévérance à servir ce que l’on a « appris à croire » - ce qu’une illusion dangereuse peut nous faire considérer comme notre propre aboutissement, notre recherche, conformément au sens commun - dissimulent l’indifférence, la couardise, la résignation et l’impuissance, un égoïsme mêlé à l’amertume de se répéter que la vie est bien courte. Si l’on ne peut pas maîtriser le temps, mettre en jeu ses capacités, participer à l’histoire lorsque l’occasion se présente, il ne nous reste alors qu’à consentir silencieusement que les temps nous emportent, qu’à laisser nos déceptions se mordre à jamais la queue au rythme des espoirs avortés.

Je regarde autour de moi, j’entrevois le regard éteint de visages que je voudrais secouer, le renoncement de ceux qui n’osent pas, la vitalité de ceux qui les défient. La réflexion qui s’est créée avec la pièce et qui est exprimée dans le projet a nourri mon regard, m’offrant la chance inouïe de pouvoir organiser ce qui risquait peut-être de demeurer une sensation, un malaise, une intuition, un embryon, un avis marginal, un cri aphone.

Je regarde « autrement » ce qui m’entoure. Les habituels mille pourquoi ?, les reflets encombrants du monde cèdent alors la place aux stratégies que je pourrais créer pour le changer.


Nous nous adressons à tous ceux qui sont fatigués d’interpréter les modes, modes d’emploi pour être "in", pour être "jeunes". Nous savons que quelqu’un de "in" n’est qu’un futur "HAS BEEN".


Je regarde autour de moi et maintenant je peux, enfin, voir « autrement » cette université que j’avais, pendant la pièce, souvent désertée, prétexte qui m’avait libérée de cet endroit crucial qui s’acharnait à balayer mon enthousiasme de départ et nourrir un malaise douteux. Je commence à réaliser que les mouvements des étudiants, leurs positions, leurs façons de se tenir, d’être assis, trahissent la fatigue, la pesanteur et la rouillure de la scène universitaire. Je saisis ce qui auparavant me troublait, ce qui n’allait pas, pourquoi, comment, à cause de quoi, en vue de quoi. Les soupçons et les remarques acquièrent une consistance, ma réflexion s’organise, un tout prend forme.

A partir de ce moment, je me dis que tout est possible, tout est à construire, bien au-delà de ce que je peux dire, formuler, proposer ou suggérer. Le projet m’a doté de la liberté de pénétrer armée sur la scène de l’université pour y chercher de nouveaux horizons.

Je regarde le monde universitaire d’un nouveau regard qui ne veut et ne peut plus « simplement » regarder.

Les étudiants exigent de plus en plus d’avoir devant eux un professeur avec une certaine personnalité, autrement dit, une présence. Mais, qu’entendent-ils par personnalité ? Ils entendent, pour la plupart d’entre eux, un professeur muni du Savoir grand S et de la Connaissance grand C des Auteurs grand A pour combler leurs lacunes d’étudiants petit é, le tout, si possible, enrobé de tournures particulières et originales pour présenter les choses, parce que « y en a marre de voir toujours les mêmes têtes ». Mais les postures, malgré quelques inutiles extravagances, sont toujours les mêmes, et l’on se rend vite compte que le terme personnalité ne renvoie qu’à la représentation d’un personnage. C’est une image qu’ils ont dans la tête, dans le plus profond d’eux-mêmes, une image qui leur est, à chaque moment, renvoyée à travers un miroir qui cache leur manque, derrière le reflet de leurs prétendus désirs. Les étudiants s’ennuient dans la plupart des cours. L’image du Prof grand P n’arrive jamais à prendre forme, même avec les professeurs reconnus par tous, par les étudiants en premier, comme les Stars grand S du système. Un Système qui témoigne de plus en plus de la décrépitude de son prétendu grand S, qui n’exprimait peut-être jamais après tout qu’une illusion.

L’image du Prof se remodèle constamment, elle se retord dans tous les sens, le professeur ceci, le professeur cela. L’étudiant vit la contradiction d’une image dont il n’arrive pas à se dégager et une « réalité universitaire » qui le dépossède plus en plus de sa quête de savoir. Reste à établir la hauteur du « S » de ce Savoir Magistral, si toutefois Valeur Absolue il y a. Reste à définir si le savoir n’est pas plutôt s’avoir, dans le sens de se faire avoir.

Que se passe-t-il du côté des professeurs ?

Dans l’état actuel des cours, le professeur (en l’occurrence, l’ensemble des professeurs que je connais) est un interprète. Tous les cours sont structurés systématiquement de la même façon : le professeur parle pendant deux heures et demie, soit d’un livre ou d’un article d’un auteur, soit de la logique ou de la pensée d’un philosophe ou d’un écrivain. Il s’ensuit que le cours n’aboutit tout bêtement qu’à des résumés de livres ou à des condensés sur la pensée d’un auteur que l’étudiant aurait mieux fait de lire lui-même.

Le professeur se contente, le plus souvent, de n’être rien d’autre que l’interprète d’un auteur, ou plutôt, du fantôme d’un auteur. Il incarne ses idées, sa pensée exactement comme le comédien - l’interprète du théâtre - s’efforce d’incarner « la pensée » d’un auteur à travers le personnage qu’il interprète. Avant tout, le professeur tient à « faire passer » ce que l’auteur « voulait dire », véritablement dire : le message de l’auteur, « son vouloir dire ». Nous retrouvons là, à peu près, le même comportement du comédien qui se préoccupe, à travers les répliques de « son » personnage, « d’être bien fidèle aux intentions de l’auteur ». Aux questions posées par les étudiants, le professeur répondra le plus souvent en cherchant à « administrer » les raisonnements et les logiques de l’auteur, exposant des intentions qu’il affirme « légitimement » être celles de l’auteur. Ces explications sont supposées traduire ce que l’auteur aurait répondu s’il était là, à sa place. Le professeur est son exécutant, comme au théâtre le comédien est l’exécutant des idées d’un auteur.

Je voudrais préciser que dans les deux cas (professeur et comédien) il y a représentation. Représentation, comme volonté d’exhiber face à son auditoire l’image Exacte (selon quels critères ?) d’un Auteur, d’un Courant de pensée, d’une Période, respectant à la lettre l’idée qu’on s’en est fait. C’est dans ce- jeu, « de figures sous la forme d’une vérité de représentation » (cf. Marc’O : à propos du théâtre) que l’interprète est interprète aussi bien dans une pièce que dans un cours.

Et l’étudiant, lui ?

Quand il ne se fossilise pas dans des représentations continuelles, quand il ne s’ennuie pas, qu’advient-il ? Ou s’il n’est pas satisfait - satisfait par rapport à quoi ? - à quoi s’attend-il ? Qu’est-ce qu’il apprend ?

Le semestre dernier, j’ai suivi un cours intitulé Philosophie et Psychanalyse. Le travail pour l’UV - UV égale unité de valeur, c’est-à-dire examen - proposé par l’enseignant consistait pour chaque étudiant à faire un exposé autour d’un livre. Attention ! Pas n’importe quel livre et pas un livre imposé non plus. C’était à l’étudiant de choisir « son livre » : ce livre qu’il aurait voulu garder pour les générations futures en cas de disparition de tout écrit. L’intention du professeur était que chaque étudiant réussisse à franchir sa pudeur et à s’exprimer pleinement par le biais de son exposé qui, sous forme de confession, aurait pu le libérer entièrement de ses pensées, de son vécu, etc., grâce aux libres associations, grâce aux méandres de la parole (plongée obligée dans la psychanalyse, comme il est de mode, aujourd’hui ?). De leur côté, les étudiants s’encourageaient : « il faudra bien se mouiller ! ».

J’ai observé avec intérêt chaque semaine les étudiants qui défilaient, chacun son tour, devant le banc du professeur, et j’étais « drôlement frappée » : à part quelques exceptions, bien sûr, les étudiants parlaient du livre qu’ils présentaient - n’oublions pas qu’il s’agit au-delà de tout de « leur livre préféré » - sur le même mode, stérile et vide, que le professeur interprète adopte durant le déroulement de son cours. La démarche est structurellement et incroyablement la même. Par là, les deux se conjuguent à travers un comportement d’interprète pour annihiler leur personnalité, écrasant les potentialités d’une élaboration personnelle, abandonnant le terrain aux critères préétablis et aux connaissances certifiées.

Son livre, son cours : ce sont eux qui soutiennent la représentation. Soulignons-le, l’appropriation de la scène assure la véridicité de la représentation, fidèle à l’Auteur grand A qu’on s’évertue à ne pas vouloir trahir, qu’on ne se permet pas de trahir d’autant plus qu’on se croit mandatés à en défendre la valeur grand V. Cette démarche universitaire laisse entendre que l’Enseignement, aussi bien du côté de l’enseignant que de l’enseigné, ne consisterait qu’à propager, de génération en génération, « lès données invariables de l’Université », l’ensemble des Vérités des Auteurs.

Je constate ainsi que sur la scène universitaire où s’exhibe « l’informateur interprète » rien ne distingue professeur et étudiant. Les têtes, aussi jeunes ou âgés soient-elles, y défilent prises dans la rigidité d’un mécanisme uniformisant. Peu importe qui se produira sur la scène du cours magistral, puisqu’il n’est rien d’autre que « figure prétexte » et de circonstance vouée à immortaliser l’ubiquité d’un personnage omniprésent : l’interprète. L’interprétation règne, les habitudes prévalent, les attitudes se figent, les répliques s’imitent les unes les autres, chacun se conforte dans son dogmatisme, pendant que la personnalité qui devrait exprimer la réalité de chacun s’obscurcit et les sens des mots se couvrent de poussière.

Je reste, malgré tout, persuadée que l’attitude d’interprète n’est pas une fatalité, elle est un stade à dépasser. Mais pourquoi alors, l’interprète a-t-il la peau si dure ?

C’est que la structure qui fonde l’interprète s’installe selon une échelle hiérarchique bien définie : au sommet gît le savoir, un savoir figé dans la solidité de ses critères et ses référents. Le professeur en devient la figure principale, interprète, jonglant devant les étudiants avec le nombre de balles mises, chaque fois, à disposition. L’étudiant, lui, apprend à répéter et perpétuer l’interprétation du professeur et de belle manière, bien sûr : en interprétant à son tour fidèlement.

Les mille subterfuges et facettes de l’interprétation nous conduisent tous immanquablement au même résultat : celui d’un savoir que l’on ne fait qu’immortaliser, savoir fini, absolu, préétabli, immuable. Il faut dire que je suis un peu désorientée face à cette affirmation que je viens de formuler. Quel paradoxe pour le savoir d’être « enseigné » comme quelque chose de fini ! Comment un professeur qui fait, par exemple, un cours sur Foucault peut-il le présenter à travers un savoir qui s’énonce comme fini et absolu, alors que la philosophie de Foucault en est la manifestation contraire ? Ce paradoxe ne me quitte pas. Même si le savoir ne peut être réductible à rien de tel, c’est en dernière instance l’usage que l’on en fait, la manière dont on l’approche qui finalement vont déterminer sa nature. Une nature fausse qui s’affiche comme réalité incontournable : le professeur a besoin, pour assurer son interprétation, de s’accrocher à la stabilité, à la fixité de ses répliques, il suivra alors des repères établis, des marques dessinées, il effectuera des tâches programmées, même si les programmes ne s’accordent plus à l’actualité du monde. Dans ces conditions, il étiquette et estampille a priori ce qu’il se propose d’interpréter, quel que soit le sujet. Au bout du compte, le savoir, alors, ne peut que se donner revêtu de ces intentions et opérations interprétatives. Le savoir modelé par l’interprétation n’ouvre plus ses possibles et ses potentialités, mais gît, paralysé, comme le masque d’un processus qui, croyant honnêtement pourrait-on dire, le servir, ne fait pourtant que l’emprisonner.


LA LIBERTÉ OU LA MORT.
Il dit : je suis libre.
Libre de quoi ?
Libre d’être un interprète, est la seule réponse qu’il peut donner. La seule réponse parce qu’il n’a pas les moyens d’être un acteur. En premier lieu, il n’a pas l’idée de ce qu’est un acteur. Le dictionnaire lui dit que c’est un interprète. Mais il sait bien au fond de lui-même qu’un acteur est bien autre chose, certainement pas un interprète, en tout cas. Dans ces conditions, être libre ne peut se conjuguer qu’ainsi : "plus je suis libre plus je suis interprète, plus je suis interprète moins je suis acteur". Comment s’étonner, alors, lorsqu’il constate finalement : je n’ai pas les moyens d’être un acteur, donc je n’ai pas les moyens d’être libre.


L’analyse interprétative des professeurs propage la résonance hautaine d’un savoir fait de connaissances repliées dans leur forteresse. Le professeur ne cesse de se réfugier derrière la référence à des choses, des faits, des réalités inaltérables. Répétant ce qui a déjà été dit, ce qui a déjà été écrit, il rebâtit (toujours plus mal) ce qui a déjà été construit (si bien), parcourant un chemin déjà parcouru. Et, comme si ce n’était pas suffisant - la plupart du temps, notamment dans les sciences humaines - le professeur cherche à affiner ses interprétations au nom d’un renforcement toujours plus solennel du savoir. Je ne le soulignerai jamais trop : ne va-t-il pas jusqu’à prétendre déchiffrer dans un texte ou dans la pensée de l’auteur le jeu de ses intentions : ce qu’il a voulu dire, ce qu’il a dit sans le vouloir, ce qu’il se cachait à lui-même, ce qu’il pensait « quand il disait ce qu’il disait », ce qu’il essayait en dernière instance de communiquer ? Quelle absurdité ! Sans doute parce que on s’inquiète de plus en plus de communication et de moins en moins de communiquer. L’interprétation universitaire a le triste don de faire ressusciter les auteurs, de remplir les silences, d’extrapoler les non-dits, de discerner l’indiscernable, d’attribuer tout ce qui peut être attribué.

La question, maintenant, je peux la poser : « Qu’est-ce que j’apprends quand je suis en train d’apprendre ? » Pour moi, désormais, donner une réponse à ce que j’apprends signifie s’engager dans une production de ce que j’apprends : je sais ce que je fais ; je sais que ce n’est pas n’importe quoi, parce que non seulement je sais pourquoi je le fais, mais parce que ce que je fais m’apprend à faire et à dépasser ce que je fais, ce que je sais ; par là, j’apprends ce que je veux obtenir ; par là, je peux viser des objectifs. Sans doute, ne se rend-on pas suffisamment compte de l’importance qu’il y a de traduire en production ce que l’on fait. Avec GÉNÉRATION CHAOS 1, je considère m’être constamment « impliquée » à travers une formation/auto-formation, dont j’ai parlé plus haut. Si j’ai pu faire ce que je suis arrivée à faire c’est uniquement parce que ce que j’apprenais ne restait pas extérieur à moi, parce que du moment que j’apprenais quelque chose, je me trouvais en état de lui donner un sens, une réponse, une consistance, une utilité, immédiatement.

J’apprenais à jouer, je jouais en apprenant, j’apprenais en jouant, je jouais à apprendre. J’apprenais ce que je produisais, je produisais ce qui m’apprenait. Produire signifie : créer ses propres critères, rechercher des nouvelles dynamiques, utiliser ce que l’on apprend, vouloir dépasser ce que l’on a appris une minute auparavant, se doter de la mobilité de ses actes.

Celui qui interprète accède difficilement à un champ de production. La représentation est « implantée » (comme un décor) en dehors de lui. Elle s’érige comme une réalité pré-existante à celui qui se propose de l’incarner au moment où il parle, il bouge. La production de l’interprète, puisque lui aussi produit quelque chose, est l’acte d’interpréter : se prêter à ce qu’on lui demande. L’exécution ne laisse pas la place à l’exploitation et à découverte de sa personnalité et de ses différences.

Au lieu de réprimer sa personnalité, en s’abaissant à assumer n’importe quelle interprétation, ne serait-il pas plus profitable que le professeur donne une production de ce qu’il a appris, qu’il développe une recherche personnelle, une pensée qui lui soit propre ? C’est de la sorte, seulement, qu’il pourra enseigner utilement, s’ouvrant à son devenir d’acteur, offrant le même rôle à l’étudiant qui lui fait face. Le cours sur la pensée ou les textes d’un auteur deviendra alors pour le professeur le moyen d’apprendre à l’étudiant quel usage, lui, le professeur, il en a fait ; qu’est-ce qu’il produit avec « ça » ; comment, lui, il dépasse « ça » ; à quoi « ça » l’amène - « ça » pourrait ou pourra l’amener.

Face à ce type d’enseignement l’étudiant lui-même pourra alors être mis, vraiment, en condition de se positionner, de développer sa pensée et d’envisager à son tour une production à partir de ce qu’il apprend, instruisant, en retour, le professeur à discerner ce qu’il est en train d’apprendre et qu’est-ce qu’il a appris. L’interaction entre le professeur et l’étudiant élargit le champ de production, l’informant devient informé dans le même temps que l’informé informe. L’enseignant apprend et l’apprenti enseigne. Le professeur acteur ne confond pas réalité et représentation ; il ne se réfère pas à des réalités grand R, à des Valeurs Absolues, à des connaissances intouchables, il interagit au contraire avec chaque étudiant. La relation professeur/étudiant ne doit surtout pas oublier de se fonder sur le questionnement des règles concernant les formations possibles, les processus et les procédures à imaginer, à concevoir, à créer. Le travail se fait au présent selon les possibilités et la manière de travailler propre à chacun ; des procédures concrètes supplantent les structures fixes et la stérilité des opérations interprétatives. On agit dans ce qu’on fait, on cherche les lois qui débouchent sur des possibles, on invente des règles d’existence et de co-existence.

Foucault écrit, à propos de l’énoncé : « Décrire une formulation en, tant qu’énoncé ne consiste pas à analyser les rapports entre l’auteur et ce qu’il a dit, mais à déterminer quelle est la position que peut et doit occuper tout individu pour en être le sujet. » (Archéologie du savoir, p. 126, Ed. Gallimard).

C’est là, à mon avis, un des points clés d’un enseignement qui concerne l’acteur.

Au grand discours monocorde des interprétations universitaires, l’activité du professeur acteur opposera, à travers les modalités d’un type de travail « créatif », la force du devenir : l’extension des connaissances, le dépassement des limites.

En finir avec l’attitude d’interprète dans le microcosme de l’université passe par le développement de l’activité d’acteur. Face au miroir universitaire qui nous montre si parfaitement le monde en crise, sans aucun espoir d’en sortir jamais, on pourrait se contenter de répéter avec amertume que le professeur interprète n’a guère les moyens, les opportunités pour agir en acteur. Il ne fait qu’exprimer sur la scène du cours magistral l’attitude d’interprète devenue aujourd’hui presque constitutionnelle chez l’homme. On pourrait se demander, alors, s’il ne faudrait pas plutôt s’employer à changer d’abord l’homme pour parvenir à un enseignement d’un autre type.

Seul le professeur qui saura s’engager et engager les étudiants dans une production et un type de travail propre à l’acteur engendrera un devenir d’acteur. L’activité d’acteur n’est pas le stade ultime, l’aboutissement suprême d’une quête ; ne risquerait-on pas, encore une fois, que tout finisse dans le relâchement de l’action, dans l’avachissement et la lassitude qui se manifestent toujours dès que l’on imagine arriver au but ? L’activité d’acteur c’est au contraire la poursuite d’un objectif jamais atteint, un comportement, une conquête permanente, une évolution continué, un devenir en expansion.

Révolutionner le système éducatif est un objectif qui se nourrit d’une volonté de changer lé monde. En fin de compte, pourquoi vivre dans ce monde, si ce n’est pour le changer ? Inutile de vouloir établir des priorités ou attendre que les temps soient mûrs, le chaos nous l’apprend, un papillon qui bat des ailes en Chine peut provoquer un ouragan aux États-Unis. Il est temps que nous le provoquions, je veux dire, il est temps que chacun y réfléchisse. Ce texte est ma contribution.