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Numéro 14
Mondialité, diversalité, imprévisibilité,
Concepts pour agir dans le chaos-monde
Par Edouard Glissant, Federica BERTELLI |

Chaos-Monde ? Un monde devenu chaos ou un chaos qui devient monde ? Dans cet entretien, Edouard Glissant expose de quelle façon, en lieu et place d’un "nouvel ordre mondial", qui veut s’imposer contre les particularismes et les différences, se produit en fait une "mondialité" beaucoup plus profonde, souterraine, irréductible à la seule dimension économique. Celle-ci touche aux cultures engagées irrésistiblement dans des processus de transformation et de fragmentation à une échelle jamais connue.

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EXTRAIT

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POLITIQUE ET POETIQUE

Yovan Gilles : Nous avons mené des travaux concernant l’instabilité, cela au plan notamment de la recherche et de la production artistiques. Dans ce cadre, se sont produits des rencontres, des stimulations, des échanges qui ont été pour nous d’un apport fondamental et qui nous permettent d’aborder l’instabilité, le "chaotique" à un plan pratique, théorique et aussi métaphorique, susceptible de relier entre eux des domaines fort disparates. Je prendrai, entre autres, pour exemple notre rencontre avec le surf, et avec Gibus de Soultrait, qui est à la fois un surfeur et un philosophe qui avait eu un commerce fructueux avec Gilles Deleuze dans la façon de lui dire sa passion de la glisse. On sait ce que Deleuze par la suite exprima à son tour de la glisse. Il nous semble que ce qui caractérise l’instabilité au plan du savoir, c’est le caractère migratoire de notions qui ne sont plus "territorialisées", pour reprendre l’expression de Guattary. Et ce qui devient intéressant dans le savoir, c’est justement alors ses conditions d’émergence et le mouvement même qui le constitue en flux, en débordement et non plus en quelque chose d’existant qu’il faut s’approprier. Lorsque vous parlez d’imprévisibilité, c’est un peu la même chose à mon sens. Nous héritons malheureusement d’une idée de la culture basée sur un rapport à la connaissance qui serait quelque chose de relativement stable : la connaissance précéderait tout "apprendre". Avec la dimension de l’instabilité nous sommes introduits, au contraire, au cœur d’une dimension nouvelle de l’apprendre qui a à voir avec le risque, l’inconnu, le tout juste dicible, profilant ainsi un théâtre de la connaissance où se multiplient les variables et les incertitudes. La métaphore du surf est à ce point éclairante : le surfeur s’il veut vivre un instant de bonheur, est obligé de se mettre dans une situation d’excessive précarité où il va parfois mettre sa vie en danger. Il écrit une trajectoire sur une onde en mouvement sur laquelle il est en situation de non-équilibre. Et c’est à partir d’une situation de déséquilibre qu’il tire parti de l’élément mouvant de la vague pour composer avec elle. Comment voyez-vous, quant à vous, la fondation d’un espace de pensée, de philosophie où la relation entre savoirs et pratiques hétérogènes devient déterminante ? Là, il s’agissait du surf, de l’artistique et de la philosophie mais nous pouvons tout aussi bien considérer cet entrelacement présent dans votre démarche entre la philosophie, la littérature, l’histoire, la poésie ou encore le politique ?

Edouard Glissant : Je crois qu’on pourrait aborder la question de la même manière que vous en disant : la pensée philosophique aujourd’hui ne peut plus faire l’économie du poétique. Deleuze m’avait écrit une lettre justement à propos de Poétique de la relation où il me disait que la chose la plus importante - il estimait que c’est ce que je faisais dans ce livre - était de rendre conjoints et inaliénables l’un à l’autre le philosophique et le poétique. Le poétique, ce n’est pas simplement la poésie, les poèmes, c’est une manière d’imaginer, de vivre, d’agir, de faire des bilans provisoires qui ne sont pas définitifs et qui ne se présentent pas sous la forme de bilans, une manière de faire entrer l’imaginaire dans la pensée. L’imaginaire, c’est prendre le concept, l’idée et en voir toutes les applications possibles, au niveau du corps, de l’existence, de la durée de l’existence, de la multiplicité des instants, au niveau de ces moments d’équilibres miraculeux dont vous parliez, au niveau des moments de déséquilibre où on chavire dans un maelström, dans un tournoiement. Il me semble que tout ce que nous faisons, c’est d’essayer de risquer tout ce que nous avons acquis comme matériel conceptuel dans ce champ de l’imaginaire. C’est une nouvelle manière non pas de penser le monde, mais de le vivre. C’est pour moi la chose la plus importante. Il me semble que le symbolique est un trait d’union, de passage souterrain, ou de connexion électrique entre soi et le monde, entre le dedans et le dehors et, dans cette mesure, le symbolique était primordial dans les formes d’abord d’expression artistique ensuite de réflexion de l’Occident. Toutes les formes de réflexions de l’occident, passent par le symbolique, n’est-ce pas ? Pour prendre une expression de Breton, par exemple : "la rosée à tête de chat", on rapproche des éléments du réel qui étaient éloignées pour produire autre chose, une étincelle électrique ou bien une ouverture dans le tunnel, dans le passage. C’est pour cela que le symbolique a intéressé les psychanalystes et bien sûr Lacan. Mais il me semble aujourd’hui que la pression des multiplicités est telle qu’à tort ou à raison nous avons tendance à faire l’économie du passage par le symbolique et à aller directement du réel au concept, du concept à l’imaginaire.
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