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Numéro 15
Nietzsche, Lou Salomé et la philosophie dangereuse (1ère partie)
Par Jean-Pierre FAYE, Yovan GILLES |

Cet entretien avec Jean-Pierre Faye [1] est une sorte de voyage à l’écoute du balbutiement des cultures, avec divers points d’ancrage : la philosophie dangereuse de Nietzsche et Lou Salomé et l’histoire condensée d’une Europe non-occidentale sur son versant oriental. Une entreprise de la pensée pour décaler le regard du signifié vers l’insignifiant, de l’important vers le périphérique, de l’essentiel vers l’accident, de l’énoncé vers le non-dit.

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EXTRAIT

(...) LA PUISSANCE N’EST PAS LA DOMINATION

Ce qu’il veut faire comprendre, c’est que l’histoire humaine s’est forgée dans la violence, et que cette violence si elle a été destructrice, a été aussi créatrice, générant des formes provisoires qui s’effondrent sous le coup de retournements spectaculaires. Comme, par exemple, ces prophètes hébraïques affirmant que c’est le serviteur bafoué qui est le plus grand. Celui à qui on a tiré la barbe, celui-là seul sera assis avec Yahvé en haut du ciel, chez Isaïe.

C’est ce qu’il appelle l’insurrection des esclaves dans la morale. Cela veut-il dire qu’il est contre ? Quand on parle de sa morale "aristocratique", il faut savoir que cet adjectif n’est pas du tout de lui. En allemand, "vornehm" désigne ce qui est "chic" ou "élégant". Nietzsche ajoute, sur ce point, que ce sont "les classes mal famées" qui sont porteuses de "l’élégance" : les blasphémateurs, les immoralistes, les jongleurs, les errants, les sans-lieu fixe (Freizeïgiger). Bref, sont libres tous ceux qui marchent librement comme lui le faisait avec sa malle de livres qui partait toujours dans la direction opposée à celle de sa destination. C’est à cette occasion qu’il se lamentait ironiquement : "Si au moins, j’avais un esclave comme Diogène pour pouvoir voyager !"

Ses ambiguïtés et ses contradictions font partie de ce qu’il appelle sa "fureur ironique". Quand il affirme que "Dieu est mort", il s’agit du dieu moral, du dieu des lois, et non de la mort d’un Dieu qui serait "par delà le bien et le mal", c’est-à-dire - et c’est là le plus décisif - libéré de la demande de vengeance et du ressentiment. Car pour Nietzsche, ces notions érigées en absolu sont parfaitement relatives. Quand on consulte les traités de droit à l’époque de Louis XVI, on trouve trente pages sur la torture qui était considérée alors comme un bien commun à l’égal du mariage ou du baptême. Aussi s’insurge-t-il contre ces figures inventées par les formes sociales qui, en leur nom, portent le fer dans tous les recoins du monde. Il parle d’un cauchemar du bien en soi. Avec le bien, on peut dévaster la terre. N’est-ce pas ce qui s’est passé récemment avec le bombardement de la Serbie, un pays qui, du reste, avait contribué à sauver l’Europe des Nazis ? Bombarder le Kosovo à l’uranium appauvri avait pour effet la cruelle décision du dictateur, d’expulser un peuple entier hors de ses frontières.

Les idiots du Troisième Reich n’ont retenu que la littéralité de notions comme "la volonté de puissance" ou le surhomme. A savoir qu’il faut s’emparer de la puissance pour l’exercer sur les autres. Au contraire, l’homme souverain est celui qui est en puissance de sa propre liberté ; est puissant celui qui peut "promettre". Pour le saisir, encore faut-il jouer avec Nietzsche à ce jeu des regards. Avec qui dialogue-t-il ? Avec Dionysos, "le dieu unique" qu’il a rencontré quand il était très jeune. Il n’a jamais d’ailleurs clairement raconté comment s’est passée cette rencontre avec ce dieu très dangereux.

Quand il parle de puissance, Nietzsche ne parle aucunement d’armées en mouvement ou de production de charbon. S’il parle de la puissance, c’est pour évoquer une jeunesse déchiquetée comme de la chair à canon. La puissance est la vie, fragile et précaire, qui ondoie sur la dureté des arêtes des instruments de pouvoir. De même quand il exhorte à s’endurcir, il ne s’agit ni d’être dur envers les autres, ni de devenir insensible, mais, nous dit-il, d’être durs comme le sont les Amérindiens qui supportent la douleur avec dédain. C’est cela être le "Souveraine Mensch". Il utilise le mot français "souveraine", au féminin, comme pour dire que l’homme souverain est un homme au féminin. C’est Lou Salomé qui inspire à Nietzsche le sentiment du détachement, ce détachement avec lequel elle-même répondait à ses rendez-vous. Le détachement est la marque de la souveraineté au sens que Bataille lui donne, dans son opposition à "l’aspect servile". La vengeance peut être belle, concède Nietzsche, mais elle demeure une des formes de la servilité, même si elle relève de la "morale noble".
(...)

[1Philosophe, romancier, dramaturge et historien. Dernier ouvrage paru (éditions Grasset) : Nietzsche et Lou salomé.