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Numéro 15
Edito
Par Les Périphériques vous parlent |
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Histoires de Devenirs

Le lecteur constatera qu’une partie de ce numéro prolonge, en les élargissant à la Polynésie (Gabriel Tetiarahi et Jacky Bryant), les prospectives des numéros 13 et 14 qui concernaient la situation politique, sociale et culturelle des peuples caraïbéens et antillais. Plus que d’ancrages dans l’histoire des colonisations et de l’esclavage ou, encore, de la connaissance des synthèses par lesquelles l’humanité n’est jamais pure de l’autre mais toujours hantée par lui, comme l’expriment Daniel Maximin, mais aussi Jean-Pierre Faye, ce nouveau volet des Périphériques vous parlent voudrait faire état d’histoires de devenirs. En somme, des histoires de résistances qui deviennent des manières d’existence. Des histoires qui expriment chacune à leur manière que la qualité de citoyen ne peut se borner à faire de lui le titulaire d’un emploi pour se procurer sur le marché des produits dont la consommation suffit à son bonheur. Souscrire à ce naturel qui va de soi, c’est aujourd’hui encourager un nouveau type de colonisation culturelle qui s’incarne à travers une vision unidimensionnelle du développement humain : celle du marché. C’est, au contraire, la multiplicité des devenirs par lesquels les hommes et les femmes en tous lieux sont vraiment eux-mêmes et, à chaque fois, différents d’eux-mêmes, qui fonde la véritable richesse de ceux qui n’ont d’histoire que celle qu’ils se donnent à vivre.

Après la tenue du Forum Social Mondial à Porto Alegre en janvier 2001, auquel la rédaction a participé, il apparaît clairement que, durant ces dernières années, ne cesse de se manifester une opposition planétaire à la privatisation de l’ensemble des espaces de vie et de la vie elle-même, qui est le but avoué de l’actuelle globalisation économique.

Pour notre part, nous pensons que la rationalité économique et technique projette de faire de l’homme une ressource humaine, ce qui constitue, après l’esclavage, un nouveau déni d’humanité, et une violence douce d’une redoutable efficacité. De cette idéologie, qui ressort d’une adhésion grégaire à un principe de compétitivité, peuvent bien dériver ensuite toutes les tentatives actuelles de brevetage du vivant à partir du moment où, dans le cadre du travail et de la production, la personne humaine n’est qu’une ressource parmi d’autres. Contredire à ce dessein, comme le développe Marc’O, oblige à concevoir des cadres de vie qui rompent avec une société salariale assignant l’humain à une condition servile qui ne lui laisse d’autre choix que la soumission ou la déchéance.

D’autre part, tous les mouvements susceptibles d’émerger partout dans le monde, s’ils peuvent exprimer une lutte contre l’identification des objectifs humains aux besoins fixés par les exigences du marché et du profit, doivent en même temps redouter la façon dont les tenants du libéralisme, relayés par le massmédiatique, croient bon d’adopter à leur égard une stratégie rhétorique très précise. Celle-ci consiste à persuader l’opinion publique que toute résistance à la globalisation en court signifierait un retour à de vieilles lunes protectionnistes et nationalistes, qu’elle correspondrait à une régression à des formes antérieures. Bref, en dépit de la compassion bien naturelle que "les décideurs" ont pour toutes les victimes de la guerre économique, ceux qui, n’en doutons pas !, ne tarderont pas à profiter des vertus du libéralisme, il s’agit pour ces mêmes décideurs d’assimiler toute opposition à ce dessein à un conservatisme. Plus précisément, une résistance au changement, changement impliqué par la nécessaire adaptation des comportements à une évolution historique que l’on veut désormais réduire à la chronologie des progrès techno-scientifiques. Or, comme nous le dit René Passet dans ce numéro, c’est l’économie compétitive elle-même qui, produisant plus de nuisances que de progrès, appelle aujourd’hui à une refondation de l’économique par le vivant alors que, partout, le vivant plie sous la contrainte économique.

En conséquence, si c’est la rationalité économique elle-même qui est en cause, il faut prendre garde à ne pas enfermer la question sociale et humaine dans le ghetto d’une perception humanitaire. Cette dernière est tentée de recouvrir tout éclairage concernant les alternatives à une globalisation qui repose avant tout sur la production et la consommation de masse dans le cadre d’une société salariale en voie de planétarisation. Pour beaucoup, malheureusement, il s’agit d’atténuer la brutalité de la globalisation par quelques mesures d’accompagnement et d’harmonisations sociales auxquelles est prêt à consentir un libéralisme tempéré de citoyenneté, qui a tout intérêt à tenir compte des mouvements de la rue. Ainsi, le médiatique a tout pouvoir pour continuellement rabattre la dimension culturelle et politique de la poussée citoyenne à travers le monde sur l’humanitaire. Et l’humanitaire, la compassion business, c’est ce que le massmédiatique est par-dessus tout prêt à promouvoir auprès d’une opinion publique qu’il s’agit de faire rentrer dans un véritable moule consensuel afin de contenir tout dérapage. Tout le reste - c’est-à-dire l’essentiel -, n’est que politique, comme on dit.

La lecture humanitaire de la révolte sociale est bien différente de la réalité des luttes qui est aujourd’hui le fait de la coordination de milliers d’organisations qui convergèrent vers Porto Alegre. Pour nous, il est clair que cette résistance ne consiste certainement pas à revendiquer l’accès pour tous à l’emploi et aux circuits de la consommation. Surtout dans le cadre d’une économie structurant la loi de la jungle. Que l’on aille surtout pas conter qu’elle ferait autre chose que de condamner chacun à être, soit prédateur, soit prédaté dans un enfer préfiguré par la situation actuelle en Colombie, et que décrivent dans ce numéro Fernando Vallejo et Barbet Schroeder.

Certes, dans les pays occidentaux, en tous cas, les fondements culturels de la production et de la consommation de masse, commencent à vaciller sous le coup des scandales multiples qui secouent le secteur de l’agro-alimentaire. C’est comme si nous découvrions aujourd’hui, avec hébétement et horreur, que le productivisme standardisé, si tant est qu’on ait pu être assez naïfs pour croire que sa raison d’être était de répondre aux besoins et à la croissance du niveau de vie, n’avait en réalité pour but que la rentabilité et le profit. En conséquence, le débouché commercial peut bien emprunter toutes les formes de criminalité "épidémiques", ambiantales et sanitaires qu’exige le progrès. Au lieu du plaisir, c’est maintenant la maladie et la mort qui plane sur la nourriture. Certaines autorités scientifiques et religieuses vont même à penser qu’un cannibalisme industriel et planifié - le recyclage des cadavres humains - serait seule à même de répondre dans les prochaines décennies aux pénuries alimentaires qui frapperont les populations des pays affamés, dont la démographie ne cesse de croître [1]. La réalité nous apprend tous les jours que les prédictions les plus folles ne sont pas seulement des farces macabres.

Désormais, rien ne prémunit plus la société salariale d’effondrements et de chavirements soudains, de catastrophes annoncées. Et c’est à cela que doivent se préparer, non pas "les anti mondialisation", mais les minorités agissantes en train de tisser la trame d’une "Mondialité", comme la nomme Edouard Glissant, irréductible à la globalisation économique, et "qui est l’aventure extraordinaire qui nous est donnée à tous de vivre aujourd’hui dans un monde qui, pour la première fois, réellement et de manière immédiate, foudroyante, sans attendre, se conçoit comme un monde à la fois multiple et unique" (voir n° 14 des Périphériques vous parlent).

[1Cannibales, Martin Monestier, éd. le Cherche Midi.